Le Monde - 18.09.2019

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LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019

Troubles alimentaires : la piste de l’addiction


MÉDECINE - Anorexie et boulimie sont souvent considérées sous l’angle psychiatrique, mais des mécanismes addictifs pourraient entrer en jeu


E


n ouverture du Colloque européen
(ECED) sur les troubles du comporte­
ment alimentaire (TCA), organisé par la
Fédération française anorexie bouli­
mie (FFAB), qui s’est tenu du jeudi 12 au
samedi 14 septembre à Paris, une question a été
posée aux participants : « Les TCA sont­ils associés
à une dimension addictologique? » Deux tiers ont
répondu non. Et pourtant. « On peut parler d’une
composante addictive dans l’anorexie », décrit le
psychiatre Sébastien Guillaume (CHU de Mont­
pellier, vice­président de la FFAB). Une piste qui a
émergé il y a une quinzaine d’années.
Rappelons qu’entre 600 000 et 850 000 person­
nes âgées de 12 ans à 35 ans sont touchées par les
TCA en France, dont 1 % à 2 % de jeunes femmes
(et une proportion moindre mais mal chiffrée de
jeunes hommes) souffrant d’anorexie mentale.
Une maladie qui peut avoir des complications
somatiques liées à la dénutrition (retard de crois­
sance, de puberté, ostéoporose, problèmes de fer­
tilité) ou aux vomissements, et un lourd retentis­
sement sur la santé psychique. Des pathologies
psychiatriques peuvent s’ajouter, avec un risque
de suicide bien plus élevé que dans la population
générale. « Les TCA sont des pathologies sévères,
chroniques, complexes, dont la durée est non prévi­
sible et qui concernent tous les âges. Connus depuis
l’Antiquité, ces troubles sont devenus des patholo­
gies médicales », explique Corinne Blanchet­Collet
(Maison de Solenn, Cochin, AP­HP).

Un diagnostic reposant sur trois critères
De nouvelles hypothèses, notamment addictives,
viennent compléter la compréhension de ce trou­
ble complexe. Le diagnostic de l’anorexie repose
sur trois critères : la présence d’une restriction ali­
mentaire – alors même que le poids est trop fai­
ble –, une perception déformée du poids et du
corps, une peur intense de grossir. Ce dernier cri­
tère est quelque peu remis en question par des
chercheurs. Une étude (Inserm, Paris­Descartes,
Sainte­Anne) publiée en juin 2016 dans Transla­
tional Psychiatry a montré que, chez des jeunes
filles à qui on montrait des images de maigreur, le
striatum ventral, une région cérébrale profonde
essentielle au circuit de la récompense, est activé.
Cela a été montré par un test de « conductance
cutanée » (qui mesure le taux de sudation).
« L’émotion provoquée par ces images de maigreur
entraîne en effet une augmentation de la transpi­
ration, alors qu’il n’y a aucune réaction pour des
images de femmes en surpoids », indique Philip
Gorwood, chef de service de la Clinique des mala­
dies mentales et de l’encéphale, qui a conduit
cette étude. Pour lui, « les patientes ressentaient le
plaisir de maigrir plutôt que la peur de grossir ».
« Les patientes ont honte de dire “La maigreur
me plaît, perdre du poids me rassure”, c’est plus
facile de parler de peur », décrit Philip Gorwood.
Anne­Katharina Fladung (université de Ham­
bourg) avait déjà mis en avant cette hypothèse
en 2013, par imagerie médicale. La romancière
Delphine de Vigan ne parlait­elle pas dans Jours
sans faim (Grasset, 2001) de « ce sentiment de
puissance qui repoussait toujours plus loin les
limites du jeûne et de la souffrance »?

C’est un changement de paradigme. « Cette
piste de l’addiction explique bien ce que l’on voit en
clinique : bien souvent, les jeunes filles ne veulent
pas se soigner, il faut le prendre en compte », expli­
que Sébastien Guillaume. « Dans un programme
de psychoéducation qu’on est en train de valider,
comprenant huit séances, celle portant sur le phé­
nomène de récompense a le plus parlé aux patien­
tes », rapporte le spécialiste.

La piste génétique
L’étude de l’Inserm a également exploré la piste
génétique, sachant que l’anorexie a une forte
héritabilité (d’environ 50 % à 60 %). Un des gè­
nes le plus souvent associés à l’anorexie men­
tale est le gène BDNF, un facteur impliqué dans
la survie des neurones et dans la neuroplasti­
cité. Des similitudes entre l’anorexie et les mala­
dies psychiatriques, surtout les TOC, la dépres­
sion ou la schizophrénie, mais aussi des gènes
liés aux maladies métaboliques (obésité, dia­
bète de type 2...), ont été montrées dans une
étude parue en juillet dans Nature Genetics. Les
chercheurs ont comparé le génome de quelque
17 000 patients à celui de 55 000 personnes en
bonne santé. Mais ces variations génétiques ne
concerneraient que 5 % des patients.

La piste du microbiote et de l’inflammation
représente également une autre voie de recher­
che prometteuse.
Ces changements de concept conduisent les
chercheurs à parler de trouble métabolo­psy­
chiatrique et ouvrent la voie à de nouvelles pistes
thérapeutiques. Telle la remédiation cognitive,
qui permet de lutter contre les pensées automa­
tiques. « On peut travailler en psychothérapie sur
les distorsions cognitives, les croyances erronées »,
poursuit Sébastien Guillaume. Par exemple, lors­
que l’on propose un morceau de sucre au patient
en lui demandant s’il pense prendre du poids,
apparaît une distorsion majeure entre réalité et
croyance : « Cela va me faire prendre du poids,
jusqu’à 1,5 kg », répond ainsi une patiente. Autre
effet en clinique, des travaux sur la stimulation
cérébrale profonde mettent en évidence l’intérêt
de cibler la zone de la récompense. Des recher­
ches sont en cours sur ce sujet.
Pour Bruno Rocher, psychiatre au CHU de Nan­
tes : « L’addiction est un bon modèle pour appré­
hender les TCA pour de multiples raisons : l’addic­
tion étant un moyen de s’appuyer sur un produit ou
un comportement pour passer une étape difficile,
on retrouve les mêmes circuits cérébraux impli­
qués. Les patientes répondent en général très bien

aux groupes de parole, et la prise en charge doit
être multiple, comme pour l’addiction. L’alliance
entre le patient et le soignant est cruciale. » « Ces
travaux légitiment ce qu’on fait en clinique en
France, une approche transdisciplinaire », abonde
Sébastien Guillaume. « Nous souhaitons la mise
en place d’une offre de soins permettant un repé­
rage précoce », a plaidé Nathalie Godart, prési­
dente de la FFAB lors d’une conférence de presse
de la FFAB et de la Fédération nationale des asso­
ciations TCA, « d’autant plus qu’environ une per­
sonne sur deux n’est pas prise en charge ». Le but
est d’éviter l’errance des patients et des familles.
Mais cette piste associant l’anorexie à l’addic­
tion ne convainc pas tout le monde, notamment
sur les régions cérébrales impliquées, pour les­
quelles des recherches sont encore nécessaires.
Par ailleurs, de nouvelles recommandations ont
été publiées jeudi 12 septembre par la Haute Auto­
rité de santé et la FFAB pour la prise en charge de
la boulimie, mais également de l’hyperphagie
boulimique, « deux troubles des conduites alimen­
taires difficiles à repérer ». Le but est de diminuer
les nombreuses complications. Là aussi, il est né­
cessaire d’avoir une prise en charge coordonnée,
afin d’intervenir le plus tôt possible.
pascale santi

Christel, 32 ans, anorexique depuis deux ans, se trouve dans un état de maigreur extrême (son IMC est de 16,7).
AMÉLIE-BENOIST/BSIP

L


es créateurs de la start­up
américaine Recombinetics,
à Saint Paul (Minnesota),
affirmaient que leurs taureaux
sans cornes nés en 2014, obtenus
par génie génétique, n’avaient
rien de transgénique : l’outil uti­
lisé pour priver ces bovins de
leurs appendices avait simple­
ment substitué 212 bases d’ADN à
une dizaine d’autres situées sur
leur chromosome 1. Ils vantaient
la méthode, qui évitait une bar­
bare et coûteuse opération de
décornage, et bataillaient pour
que leurs bêtes ne soient pas con­
sidérées comme des OGM.
Las, des chercheurs de la Food
and Drug Administration (FDA)
américaine viennent de montrer
qu’un fragment d’ADN d’origine
bactérienne – un plasmide – a été
inséré par inadvertance dans le
génome des bovins. La présence
de cet ADN clandestin est d’autant
plus inopportune qu’elle confère

aux bactéries dont il provient une
résistance aux antibiotiques.
La presse américaine s’est fait
l’écho de la trouvaille de la FDA


  • publiée sur le site bioRxiv, le
    28 juillet. La nouvelle est d’autant
    plus fâcheuse pour Recombinetics
    que la firme a toujours assuré que
    ses interventions ne font qu’accé­
    lérer des processus de sélection
    classique – en l’occurrence, doter
    ses holsteins d’une séquence res­
    ponsable de l’absence de cornes
    chez la hereford ou l’angus.
    Deux veaux ont ainsi été pro­
    duits en 2014 grâce à la technique
    dite Talen. Le premier a été abattu
    pour analyse. Le second a mené
    une vie plus enviable de reproduc­
    teur. Sa lignée est désormais en
    sursis, et une collaboration pour
    créer un troupeau laitier au Brésil
    est au point mort, indique Wired.
    Ce second taureau était en pension
    à l’université de Californie à Davis,
    sous la garde d’Alison Van Eenen­


naam. Il y a quelques mois, la géné­
ticienne estimait dans un journal
scientifique que la réglementa­
tion, plus stricte aux Etats­Unis
pour les animaux génétiquement
modifiés que pour les végétaux,
devrait s’aligner sur cette dernière
pour l’ensemble des OGM.

Décision « folle »
La FDA, dans les derniers jours de
l’administration Obama, avait au
contraire estimé que tous les ani­
maux ayant subi une modifica­
tion génétique intentionnelle, y
compris avec les techniques les
plus récentes comme Talen ou
Crispr­Cas9, devraient être exa­
minés comme le sont les médica­
ments, à la fois pour leur sûreté et
leur efficacité. Qualifiée de « folle »
par Alison Van Eenennaam, cette
décision est assez proche de la po­
sition européenne, pour laquelle
les nouvelles techniques d’édition
du génome n’exemptent pas les

organismes ainsi altérés de la ré­
glementation sur les OGM.
La FDA voit donc renforcées ses
demandes d’examens poussés.
Pour les spécialistes des nouvelles
techniques d’édition du génome,
l’existence de séquences indésira­
bles n’est pas une surprise. Gaétan
Burgio (Australian National Uni­
versity, Canberra), spécialiste de
Crispr­Cas9, cet outil révolution­
naire, souligne que ce phénomène
« est en fait assez commun avec
l’édition du gène, et que Crispr n’est
pas non plus totalement immunisé
contre ce type de problème ». Yves
Bertheau (Muséum national d’his­
toire naturelle), expert des nouvel­
les techniques de sélection et des
diverses traces qu’elles laissent
dans les génomes, abonde dans
son sens. Pour lui, n’avoir pas re­
péré la séquence d’origine bacté­
rienne chez ces bovins est « impar­
donnable » : « Soit ils ne l’ont pas
cherchée, soit ils sont nuls. »

« Tout simplement, nous n’avons
pas recherché ces insertions de
plasmide », admet Kris Huson, la
responsable de la communica­
tion de Recombinetics. Ses ani­
maux n’étant pas destinés à un
usage commercial alimentaire, la
start­up n’a pas demandé d’éva­
luation auprès de la FDA, estimant
que « le périmètre n’est pas encore
clairement défini ». « Avec le recul,
nous aurions dû rechercher ces
plasmides en 2014, mais, depuis,
nos protocoles de contrôle qualité
se sont améliorés », ajoute Kris
Huson, qui souligne que des plas­
mides sont présents dans la nour­
riture « et ont été mangés en toute
sécurité depuis des siècles ».
Faut­il s’inquiéter de la présence
de gènes d’antibiorésistance chez
les vaches sans cornes, ou de leur
éventuel transfert vers des bacté­
ries de leur flore intestinale?
L’usage d’antibiotiques dans l’ali­
mentation bovine suffit déjà à

exacerber les phénomènes de sé­
lection d’antiobiorésitance chez
les bactéries, rappellent Gaétan
Burgio et Yves Bertheau. Mais ce
dernier n’exclut pas que d’autres
altérations génétiques indétec­
tées se révèlent au fil des généra­
tions. « Cette course aux annonces
et aux retours sur investissement à
très court terme sans vérifications
correctes, en déniant l’importance
du principe de précaution, est in­
quiétante », juge­t­il.
Ce débat n’est pas cantonné aux
végétaux et aux animaux : si l’an­
nonce, en novembre 2018, par un
chercheur chinois de la naissance
de deux jumelles génétiquement
modifiées pour résister au VIH a
engendré un tel tollé, c’est que, en
plus des considérations éthiques,
les spécialistes sont bien cons­
cients que les modifications gé­
nétiques sont encore loin d’être
parfaitement maîtrisées.
hervé morin

Des taureaux décornés trop génétiquement modifiés


GÉNÉTIQUE - Une start-up américaine a introduit par inadvertance des gènes de résistance à des antibiotiques dans le génome de ces bovins

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