Le Monde - 08.09.2019

(Ron) #1

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INTERNATIONAL


DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 SEPTEMBRE 2019

0123


Macron assume


son virage russe


Les ministres des affaires étrangères et de la défense


français et russes se réunissent, lundi 9 septembre, à


Moscou, une première depuis l’annexion de la Crimée


E


mmanuel Macron veut concré­
tiser le réchauffement des rela­
tions avec Vladimir Poutine et
assume son tournant russe. Le
ministre des affaires étrangères,
Jean­Yves Le Drian, et sa
consœur de la défense, Florence Parly, se ren­
dent à Moscou, lundi 9 septembre, pour ren­
contrer leurs homologues Sergueï Lavrov et
Sergueï Choïgou lors d’une réunion du
comité consultatif de coopération et de sécu­
rité. Il n’y en avait pas eu depuis cinq ans.
Cette structure « 2 + 2 » avait été mise sur
pied dans les années 1990 pour renforcer les
liens, y compris sur le terrain militaire, avec
une Russie que l’on pensait alors réellement
engagée dans la voie de la démocratie. Elle
avait été gelée au printemps 2014 après l’an­
nexion de la Crimée, la première par la force
d’un territoire en Europe depuis la fin de la
seconde guerre mondiale. Le Kremlin a en­
suite pris le contrôle d’une partie de la ré­
gion du Donbass dans l’est de l’Ukraine par
l’intermédiaire d’une rébellion armée.
Vladimir Poutine semble disposé à effec­
tuer quelques gestes vis­à­vis de Kiev et a
procédé à un échange de prisonniers, dont
probablement certaines figures symboli­
ques comme le cinéaste Oleg Sentsov, Ukrai­
nien de Crimée condamné à vingt ans de
camp pour terrorisme. Il pourrait accepter
aussi la relance des accords de paix de Minsk

de février 2015 qui avaient mis fin à la phase
aiguë des combats mais sont restés pour l’es­
sentiel lettre morte. Un prochain sommet au
format Normandie (France, Allemagne,
Ukraine, Russie) devrait se tenir fin septem­
bre dans la capitale française. La Crimée, en
revanche, passe par pertes et profits. « La
question est mise de côté car on sait que la
Russie ne cédera pas. Il en sera de la Crimée
comme des pays baltes, dont l’annexion après
1945 n’a jamais été reconnue sans que pour
autant cela empêche les relations avec Mos­
cou », résume Tatiana Kastoueva­Jean, res­
ponsable du programme Russie de l’Institut
français des relations internationales (IFRI).

CONCEPT FLOU
Paris veut aller de l’avant malgré les doutes
suscités par ces ouvertures au maître du
Kremlin. « La défiance ne sert finalement à
personne, même si les raisons qui l’ont alimen­
tée – l’Ukraine, la Syrie, les assassinats à l’arme
chimique, les cyberattaques – sont toujours là,
et le dialogue se doit donc d’être exigeant »,
expliquait le 3 septembre le ministre des af­
faires étrangères, Jean­Yves Le Drian, devant
l’Association de la presse diplomatique. De­
puis son arrivée à la tête du Quai d’Orsay, il a
rencontré plusieurs fois son homologue
russe, mais les relations étaient interrom­
pues depuis cinq ans entre les ministres de la
défense. Elles sont pourtant nécessaires sur

la Syrie comme sur la République centrafri­
caine – dossiers sur lesquels Sergueï Choïgou
a la haute main –, ainsi que pour ouvrir des
négociations sur le contrôle des armements.
C’est un véritable « reset » de la relation avec
Moscou que veut Emmanuel Macron. Depuis
la rencontre de Brégançon (Var), le 19 août, ce
choix stratégique est affirmé toujours plus
clairement. « Je crois qu’il nous faut construire
une nouvelle architecture de confiance et de
sécurité en Europe, parce que le continent
européen ne sera jamais stable, ne sera jamais
en sécurité, si nous ne pacifions pas et ne clari­
fions pas nos relations avec la Russie », a expli­
qué le président français dans son long dis­
cours d’ouverture le 27 août de la conférence
annuelle des ambassadeurs et des ambassa­
drices, où traditionnellement le chef de l’Etat
fixe les grandes orientations de sa politique
étrangère. Et il ne dissimulait pas les résistan­
ces que pourrait susciter ce tournant au sein
du ministère des affaires étrangères et plus
généralement dans l’administration : il n’a
pas hésité à pourfendre un « Etat profond »,
reprenant ce mot aux relents conspiration­
nistes qu’affectionne Donald Trump.
L’idée d’une architecture de sécurité com­
mune avait déjà été évoquée il y a trente ans
au cœur des grands débats géopolitiques au
moment de la chute du Mur, quand Mikhaïl
Gorbatchev en appelait à une « maison com­
mune européenne ». L’extension vers l’est de

l’OTAN, voulue avant tout par les pays de l’ex­
glacis qui y voyaient leur seule véritable ga­
rantie de sécurité, et le revanchisme de Mos­
cou lui donnèrent le coup de grâce. Remis au
goût du jour, ce concept d’architecture com­
mune de sécurité reste flou. L’un des enjeux
prioritaires est le contrôle des armements,
alors que les traités passés à la fin de la guerre
froide sont menacés – comme le Start III sur
les armements nucléaires stratégiques – ou
ont déjà été dénoncés – comme le FNI sur les
forces nucléaires intermédiaires –, ouvrant
la voie à la réinstallation de missiles améri­
cains et russes sur le territoire européen.
« Il s’agit de reconstruire une relation plus
réaliste avec la Russie, parce que c’est un pays
voisin et pour éviter de la pousser vers la
Chine ; c’est un calcul froid au nom du prag­
matisme et ce n’est pas de l’idéologie », expli­
que l’ancien ministre des affaires étrangères
Hubert Védrine, soulignant que le chef de
l’Etat « a raison d’agir sans attendre » pour re­
nouer le dialogue avec Moscou dans le but
de lancer une architecture de sécurité euro­
péenne. « Notre intérêt est de porter le projet
le plus loin possible, afin que le prochain prési­
dent américain, Donald Trump s’il est réélu
ou un démocrate, ne puisse pas ne pas tenir
compte de la position des Européens », pré­
cise l’ancien patron du Quai d’Orsay, qui
passe pour avoir été un des inspirateurs de
ce pari russe d’Emmanuel Macron.

« LA FRANCE NE PEUT 


RESTER VIS­À­VIS 


DE LA RUSSIE L’OTAGE 


DE LA DIPLOMATIE 


AMÉRICAINE OU 


DE CELLE DES PAYS 


VOISINS QUI EN ONT 


UNE SAINTE HORREUR »
JEAN-PIERRE CHEVÈNEMENT
ancien ministre de la défense

L’initiative française suscite interrogations et doutes en Europe


L’Allemagne et la Pologne jugent sévèrement l’ouverture de Macron envers Poutine, alors que l’Italie, la Grèce ou la Finlande sont plus réceptives


I


mpossible, évidemment,
d’ignorer Vlamidir Poutine,
mais faut­il en faire un allié
stratégique de l’Union euro­
péenne? A Bruxelles, comme
dans les capitales européennes,
l’empressement d’Emmanuel Ma­
cron à « repenser » les liens entre
l’Europe et la Russie suscite autant
d’interrogations que de craintes.
L’offensive diplomatique du
président français se range certes
dans « la vieille tradition gaullo­
mitterrandienne » de la France,
mais n’est guère inscrite dans la
ligne officielle de la politique des
Vingt­Huit. Si les relations avec
Moscou n’ont jamais été rom­
pues, elles se sont fortement dis­
tendues depuis le conflit ukrai­
nien et l’annexion de la Crimée
par la Russie ou les révélations
sur les tentatives de déstabilisa­
tion des processus électoraux.
« Il y a beaucoup d’arguments
qui plaident pour un dialogue
avec la Russie de Vladimir Poutine,
mais on ne peut le faire qu’avec fer­
meté, prudence et sans illusions,
observe Marc Pierini, ancien am­
bassadeur de l’Union européenne

et chercheur invité du think tank
Carnegie Europe. On connaît la
volonté de Poutine d’être reconnu
comme un Européen, mais la Rus­
sie, puissance énergétique et puis­
sance militaire renaissante, n’a,
dans ces deux domaines par exem­
ple, rien accompli de favorable par
rapport à l’Europe. »
A Berlin, cette main tendue du
chef d’Etat français au dirigeant
russe passe mal. « Pour repenser
nos relations avec la Russie, il fau­
drait que la Russie change de poli­
tique, notamment sur l’Ukraine.
Or, ce n’est pas le cas », estime
Norbert Röttgen, président de la
commission des affaires étran­
gères du Bundestag et membre

de l’Union chrétienne­démocrate
(CDU) d’Angela Merkel. A ses
yeux, l’initiative de M. Macron
tend à renforcer le président
russe : « Pour être pris au sérieux
par la Russie, nous devons absolu­
ment être unis, notamment Fran­
çais et Allemands. Là, nous ne
parlons pas d’une seule voix. C’est
exactement ce que souhaite Pou­
tine, qui cherche à nous diviser. »
« Macron a pris l’Allemagne de
court et cela crée des tensions »,
insiste Milan Nic, spécialiste de
l’Europe orientale et de la Russie à
la DGAP, un think tank berlinois
spécialisé dans l’étude des rela­
tions internationales.
C’est dans l’est de l’Europe, en­
core meurtrie par l’époque sovié­
tique, que l’initiative macro­
nienne provoque le plus d’in­
quiétudes. « On va oublier la Cri­
mée, le harcèlement de Poutine à
l’égard de l’Union comme de
l’OTAN, le retournement de la Tur­
quie auquel a œuvré Poutine? »,
s’interroge le représentant d’un
pays de l’Europe de l’Est. Dans la
zone, toute évocation par les uns
et les autres d’un « reset » des

relations avec la Russie, pour le­
quel plaident la France mais aussi
l’Italie ou la Grèce, met régulière­
ment mal à l’aise...
« Nous privilégions d’abord les
rapports avec les pays de l’Union
européenne, puis avec les démo­
craties occidentales, et en dernier
lieu avec des pays autoritaires. La
France voit les choses autrement,
il s’agit d’en être conscient », a
aussi lâché, le 19 août, le ministre
des affaires étrangères polonais,
Jacek Czaputowicz, dans un en­
tretien au quotidien conser­
vateur Rzeczpospolita.

«Agir ensemble »
L’atlantisme historique de la
Pologne sur les questions straté­
giques et sécuritaires semble, de
fait, peu compatible avec la nou­
velle architecture de sécurité
européenne voulue par Emma­
nuel Macron, censée inclure la
Russie. Lors des célébrations du
80 e anniversaire du début de la
seconde guerre mondiale, le
1 er septembre, à Varsovie, le prési­
dent Andrzej Duda a longuement
insisté sur la menace du « retour

des tendances impérialistes » et de
« tentatives de changement des
frontières en Europe par la force »,
multipliant les parallèles entre les
agressions russes en Ukraine ou
en Géorgie, l’annexion de la Cri­
mée et les annexions par les ar­
mées d’Hitler de la Tchécoslova­
quie et de l’Autriche. « Cette leçon
devrait nous apprendre une
chose : il n’y aurait peut­être pas eu
de seconde guerre mondiale si les
Etats occidentaux s’étaient oppo­
sés avec force [à ces annexions]. »
Certains pays se montrent tou­
tefois plus réceptifs. Ainsi de la
Finlande, qui, en dépit de ses
1 340 kilomètres de frontière avec
la Russie et de deux guerres tra­
versées avec le voisin depuis son
indépendance en 1917, défend le
principe de maintenir les canaux
de communication ouverts. Dans
une interview au Financial Times
le 4 septembre, le ministre des af­
faires étrangères, Pekka Haavisto,
a souligné qu’il était « très difficile
d’imaginer une solution sans la
Russie – ou une solution où la Rus­
sie ne serait pas, à un certain degré,
un partenaire actif ». La prise de

distance du président américain,
Donald Trump, à l’égard des affai­
res européennes, « crée un espace
où les pays européens doivent ré­
fléchir à ce qu’ils peuvent faire
pour garantir la sécurité et agir
ensemble », pense Pekka Haavisto.
Si la diplomatie européenne
est contrainte, contre vents et
marées, de réaffirmer l’impor­
tance du lien transatlantique, les
services de la haute représen­
tante Federica Mogherini déco­
dent aussi l’initiative française
comme une volonté de ne pas
isoler l’Europe. En clair, l’acti­
visme macronien envers le loca­
taire du Kremlin agace, mais ne
peut être jugé négativement.
Entre un président américain qui
prône régulièrement, pour des
raisons jugées toujours mysté­
rieuses, le rapprochement avec
la Russie, et un Vladimir Poutine
désireux de l’affaiblir, « l’Europe
doit s’affirmer et, heureusement
ou malheureusement, un seul di­
rigeant semble en mesure de le
faire : c’est Macron », note un di­
plomate de haut rang.
service international

R E L A T I O N S F R A N C O ­ R U S S E S


EN EUROPE DE L’EST, 


TOUTE ÉVOCATION 


D’UN « RESET » 


DES RELATIONS 


AVEC LA RUSSIE 


MET MAL À L’AISE

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