Le Monde - 08.09.2019

(Ron) #1

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DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 SEPTEMBRE 2019 international| 3


« La France ne peut, sans risquer la banalisa­
tion de sa politique extérieure, rester vis­à­vis
de la Russie l’otage de la diplomatie améri­
caine ou de celle des pays voisins qui en ont
une sainte horreur », renchérit Jean­Pierre
Chevènement, qui, lors d’une rencontre avec
M. Poutine à Moscou, en mai, lui a porté un
message du président français, dont la propo­
sition de reprendre les rencontres « 2 + 2 ». « Je
ne suis pas l’Etat profond, je suis quelqu’un de
beaucoup plus sûr », ironise l’ancien ministre
socialiste nommé en 2012 représentant spé­
cial pour la Russie par François Hollande. Il fit
le voyage de Moscou en 2016 avec M. Macron,
alors ministre de l’économie. Le futur prési­
dent faisait déjà entendre sa différence par ses
critiques sur les sanctions imposées à Mos­
cou pour sa politique d’agression en Ukraine.

« APPUYER SUR L’ACCÉLÉRATEUR »
Le tournant macronien sur la Russie est sur­
tout dans la forme. Depuis son élection,
comme en témoigne l’invitation de Vladimir
Poutine à Versailles pour l’exposition consa­
crée à Pierre le Grand en mai 2017, il a misé sur
la dimension européenne de la Russie. « C’est
un mûrissement plus qu’un retournement »,
relève un proche, rappelant « qu’Emmanuel
Macron aime les défis et [qu’]il est convaincu
d’être le seul à même de réussir là où ses trois
prédécesseurs ont échoué ». De façon diffé­
rente, aussi bien Jacques Chirac que Nicolas
Sarkozy et François Hollande avaient affiché
leur volonté « de parler avec la Russie ».
En réalité, Paris n’a jamais cessé de parler
avec le Kremlin, mais sans succès face à un
président russe toujours plus intransigeant.
Pour tenter de l’amadouer, l’actuel locataire
de l’Elysée bat volontiers sa coulpe, évo­
quant les erreurs des Occidentaux et les ma­
lentendus qui ont envenimé la relation. Il
n’en est pas moins lucide. « Avec Vladimir
Poutine, il ne faut montrer aucune faiblesse,
notamment sur les droits de l’homme »,
confiait­il fin août à la presse présidentielle,
appelant « à repenser profondément la gram­
maire des relations avec la Russie ».
« Jusqu’ici, nous avons eu toujours le pied sur
le frein ; maintenant, il est temps d’appuyer sur
l’accélérateur et de prendre l’initiative avec de
vrais gestes comme à la fin de la guerre
froide », note Pierre Vimont, chercheur à la
Fondation Carnegie et ex­diplomate de re­
nom dont les points de vue restent très écou­
tés, y compris à l’Elysée. Le tournant russe de
M. Macron risque néanmoins d’entrer en
contradiction avec ses projets européens.
« Bon nombre de nos partenaires et pas seule­
ment ceux qui à l’est sont voisins de la Russie
se montrent très réticents sur les propositions
du président français, ainsi que sur son idée
d’une majeure autonomie stratégique de l’Eu­
rope », note l’ancien diplomate.
Mais, avec ce pari russe, Emmanuel Macron
veut conforter son image internationale, se
coulant dans l’héritage de De Gaulle et de
Mitterrand, avec une diplomatie alliée mais
pas alignée, qui fait clairement entendre sa
différence. La Russie est aussi une clé pour
pouvoir peser sur d’autres dossiers cruciaux
comme celui du nucléaire iranien.
marc semo

Emmanuel
Macron
et Vladimir
Poutine,
le 19 août,
au fort de
Brégançon
(Var). ALEXEI
DRUZHININ/SPUTNIK/AP

Parly : « La maîtrise des armements


concerne tous les Européens »


La ministre des armées française s’explique sur le dialogue avec Moscou


ENTRETIEN


L


e « 2 + 2 », réunion des mi­
nistres des affaires étrangè­
res et de la défense de la
France et de la Russie, reprend
lundi 9 septembre à Moscou. Elle
était suspendue en raison de
l’annexion illégale de la Crimée
par la Russie en 2014. La ministre
française des armées, Florence
Parly, s’explique sur cette relance
du dialogue bilatéral souhaitée
par Emmanuel Macron.

La Crimée passe­t­elle par per­
tes et profit, au nom du néces­
saire dialogue avec Moscou?
Si j’engageais le dialogue avec
mon homologue par ce canal­là,
la réunion serait courte. C’est la
raison pour laquelle le président
Macron souhaite reprendre du
champ, replacer la relation avec
la Russie dans un contexte plus
global. Les échanges avec la Rus­
sie sont peu nombreux alors
même qu’elle joue un rôle dans
des crises qui ont des répercus­
sions directes sur nous, Euro­
péens. En outre, nous ne pou­
vons rester ni les spectateurs ni
les otages du fait que les traités
qui régissaient le contrôle des ar­
mements en Europe sont en train
d’être vidés de leur substance.
Je n’entre pas dans une spécula­
tion historique sur le fait de savoir
si la Crimée relève ou pas du
champ naturel d’influence de l’Est
ou de l’Ouest. On peut considérer
que, tant que les crises aiguës sur­
venues en Ukraine et en Crimée
n’ont pas été résolues, on bloque
tout le reste. La stabilité du monde
et la sécurité en Europe n’en se­
ront pas améliorées. On peut
aussi se dire qu’il n’est pas interdit
d’essayer de relancer ce qui est un
préalable dans les relations inter­
nationales : le fait de dialoguer.
Notre point d’entrée, légitime,
c’est la sécurité des Français, la
stabilité en Europe. Le président
nous invite, le ministre de l’Eu­
rope et des affaires étrangères et
moi­même, à poursuivre le dialo­
gue qu’il a engagé avec le prési­
dent Poutine, sans aucune naï­
veté. Il s’agit de rétablir un cadre
normal de discussion, pas de se
rapprocher sans conditions.

Après le retrait américain
en août du traité sur les forces
nucléaires intermédiaires
en Europe (FNI), comment en­
visagez­vous la discussion sur
le contrôle des armements?
Historiquement, les traités de
maîtrise des armements ont été
pour l’essentiel conclus entre les
Etats­Unis et l’URSS puis la Rus­
sie. Nous ne pouvons pas, nous
Européens, rester au balcon et su­
bir leur effondrement. Il n’est pas
confortable d’être à portée de
missiles. Il faut recréer des règles
de confiance conduisant à la maî­
trise des armements en Europe,
qu’ils soient conventionnels ou
nucléaires. La France cherche à
créer les conditions d’une sécu­
rité renforcée en Europe. On peut
le faire en créant une culture stra­
tégique commune, en multi­
pliant les programmes de coopé­
ration entre Européens. Mais il
faut aussi une architecture.

Que fait­on avec les missiles
russes que l’OTAN a jugé
contraires aux traités?
Reconstruire les traités dénon­
cés ou arrivant à caducité com­
mence par rétablir un peu de
confiance, et une meilleure com­
préhension de ce que sont les ar­
senaux de part et d’autre. Il y a un
grand doute sur les capacités et

les déploiements réels de ces ar­
mements. Comment est­on plus
transparent? Comment vérifie­
t­on ce qui pourrait exister de­
main? Nous commençons à en
parler avec la Russie, mais cela
concerne tous les Européens.
Nous aurons un dialogue nourri
en parallèle avec nos partenaires
pour expliquer dans quel état
d’esprit nous travaillons. J’aurai
bientôt un contact avec le secré­
taire général de l’OTAN.

Comment votre conversation
téléphonique avec votre homo­
logue Sergueï Choïgou cette
semaine s’est­elle passée?
J’avais déjà eu des contacts avec
mon homologue russe dans des
contextes de tension. C’est le pre­
mier au cours duquel nous étions
l’un et l’autre dans un esprit de
dialogue et d’écoute. Nous avons
eu un long échange, profession­
nel, pour de premières pistes de
travail. Ne nous méprenons pas,
nous n’allons pas dès lundi chan­
ger la face du monde. Le président
de la République et M. Poutine ont
agréé un processus qui doit per­
mettre progressivement de faire
tomber le niveau de la défiance.
Ce sera un long chemin, qui ne
sera probablement pas linéaire.

Un communiqué des deux
chefs d’état­major a annoncé
jeudi le « développement
de la coopération bilatérale ».
Envisagez­vous une reprise
de la coopération militaire?
On va y aller petit à petit. Il y a
des préalables que j’ai évoqués
avec M. Choïgou. L’un d’eux est
d’établir des canaux d’échanges
qui permettent d’éviter les mau­
vaises surprises, de faire en sorte
que l’on ne découvre pas des
exercices de façon inopinée par
exemple. Ce n’est pas fait, mais
c’est envisageable.

Mais ces mécanismes de trans­
parence sont prévus dans
le cadre de l’OSCE et ne sont
pas respectés par Moscou...
Il faut que les mécanismes
multilatéraux soient bien actifs,

mais il faut aussi en mettre en
place de façon bilatérale. Une
réactivation du dialogue à l’éche­
lon militaire est nécessaire et, si
nous y parvenons, nous aurons
déjà franchi une première étape.
Soyons lucides. Il ne s’agit pas à ce
stade de faire des exercices
ensemble ou d’envoyer demain
matin une frégate française
mouiller dans un port russe.
Nous resterons vigilants face aux
vols des bombardiers stratégi­
ques dans le ciel européen ou aux
mouvements des navires russes
en Méditerranée.

En Syrie, les mesures de
déconfliction avec la Russie
(une information minimale
qui permet aux armées d’évi­
ter les accidents) sont gérées
par les Etats­Unis. Faut­il aller
plus loin? Allez­vous deman­
der aux Russes de la mesure
dans la reprise d’Idlib?
Au Levant nous continuons de
faire partie d’une coalition inter­
nationale qui a ses propres proces­
sus, ils ont fait leur preuve. Il ne
faut pas détricoter ce qui fonc­
tionne. Mais nous devons pousser
les feux sur la solution politique
en Syrie. Avec les Russes, nous
avons beaucoup à nous dire sur les
risques qui pèsent en cas d’offen­
sive sur la poche d’Idlib : risques
humanitaires majeurs, dissémi­
nation des combattants terroris­
tes et risque de recours à l’arme
chimique. Nous allons demander
que ces risques soient évités et que
la solution politique soit activée.
Et nous réaffirmerons notre ligne
rouge absolue sur le chimique.

Pourquoi la Russie vous
écouterait­elle plus
aujourd’hui qu’hier?
Je pense que la Russie cherche à
progresser sur l’architecture de
sécurité européenne. Notre dialo­
gue sera plus délicat s’il n’y a pas
de progrès sur la gestion des crises.

Les chefs d’état­major ont
parlé de l’Afrique. Comment
avancer sachant que Moscou
mène une stratégie déstabilisa­
trice, de surcroît en employant
des sociétés militaires?
Nous voulons avancer sur le
dossier de la République centrafri­
caine. La Russie, la France, l’Eu­
rope et les Nations unies sont pré­
sentes en RCA. L’instabilité de ce
pays peut être entretenue par une
stratégie de présence menée par la
Russie à travers des intermédiai­
res. Il faut pouvoir s’en parler et se
fixer des objectifs de progrès. La
Russie a maintenant un ambassa­
deur. Moscou livre des armes,

nous voudrions qu’elles puissent
bénéficier à des soldats que la mis­
sion européenne EUTM forme.

Que dites­vous aux Européens
qui s’inquiètent de cette relance
vis­à­vis de Moscou? Allez­vous
participer davantage aux mesu­
res de l’OTAN à l’est?
Je ne peux pas anticiper des déci­
sions qui ne sont pas prises, mais
nous pourrons évidemment y ré­
fléchir. Nous participons aux dis­
positifs de l’OTAN dans les pays
baltes depuis plusieurs années, ils
relèvent d’une solidarité entre al­
liés. En juin, nous avions été re­
çues avec mon homologue alle­
mande, Ursula Von der Leyen, par
le groupe de Visegrad [Hongrie,
Pologne, République tchèque, Slo­
vaquie], nous n’avons pas attendu
pour relancer le dialogue franco­
allemand avec ces pays. Nous par­
lerons à nos partenaires, pour leur
dire ce que l’on fait, partager les ré­
sultats de ce que l’on obtient ou
pas. Nous ne nous engageons pas
dans un dialogue singulier avec la
Russie pour faire cavalier seul,
mais parce que nous sommes
convaincus qu’il pourrait aboutir
in fine à plus de stabilité au béné­
fice des Européens dans leur en­
semble. Cela ne change rien à l’in­
tensité que nous mettons dans la
construction de l’Europe de la dé­
fense. A Helsinki fin août, nous
avons acté une densification très
nette des projets de notre coopéra­
tion structurée permanente.

Avec votre nouvel homologue
américain, Mark Esper, qui
devait être à Paris ce samedi,
quelles sont les priorités?
L’Europe de la défense est tou­
jours un sujet de préoccupation
pour notre partenaire et chaque
visite est une opportunité pour le­
ver les préventions, comme pour
aborder les sujets industriels de
défense. Au Sahel, où le soutien
américain à nos opérations est
robuste et utile, il est important de
partager notre appréciation de la
situation. Au Levant, nous parta­
geons les mêmes objectifs et nous
travaillons côte à côte. Cet été, le
principe d’une zone sûre à la
frontière nord­est de la Syrie avec
la Turquie a été arrêté, des ques­
tions sont encore ouvertes sur le
tracé précis de cette zone, la mise
en place d’un centre de coordi­
nation américano­turc, les pa­
trouilles conjointes. C’est toujours
un plaisir de recevoir mon homo­
logue américain à Paris, notre
relation de défense est exception­
nellement dense.
propos recueillis par
nathalie guibert

« EN SYRIE, NOUS ALLONS 


DEMANDER QUE LA 


SOLUTION POLITIQUE 


SOIT ACTIVÉE. ET NOUS 


RÉAFFIRMERONS NOTRE 


LIGNE ROUGE ABSOLUE 


SUR LE CHIMIQUE »


Florence Parly, le 6 septembre, à Paris. FRÉDÉRIC STUCIN POUR « LE MONDE »

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