Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1

10 |france SAMEDI 7 SEPTEMBRE 2019


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Les sapeurs­pompiers haussent le ton


Ils demandent notamment la mise en place rapide d’un numéro d’urgence unique, le 112


C


e sont habituellement
les éléments les moins
turbulents au sein de
cette Cocotte­Minute
sociale qu’est le ministère de l’in­
térieur. Les sapeurs­pompiers ont
cependant décidé, en cette ren­
trée, d’exprimer avec davantage
de force leurs revendications et
entendent, à l’instar de leurs col­
lègues policiers ou gendarmes,
obtenir rapidement des répon­
ses, positives de préférence.
La Fédération nationale des sa­
peurs­pompiers de France
(FNSPF) tient son congrès à Van­
nes du 18 au 21 septembre. Elle
tente de faire monter la pression
sur le gouvernement avant cette
grand­messe conclue par un dis­
cours de Christophe Castaner, le
ministre de l’intérieur. Forte de
ses quelque 280 000 adhérents,
l’institution est la seule à pouvoir
incarner une parole collective au
sein d’une profession fragmentée
entre les pompiers volontaires
(190 000 personnes), profession­
nels (40 000 personnes), les jeu­
nes (25 000 personnes), les mem­
bres de la brigade des sapeurs­
pompiers de Paris et ceux du ba­
taillon de marins­pompiers de
Marseille, deux unités qui bénéfi­
cient d’un statut militaire à part.
Les doléances des « rouges »
sont connues et font l’objet de
discussions interministérielles
depuis plusieurs années. Au pre­
mier rang desquelles se trouve
celle sur la mise en place d’un nu­
méro unique pour les appels d’ur­
gence, commun au SAMU, aux
pompiers et à la police. Un sujet
d’achoppement entre le minis­
tère de la santé, dont dépendent
les SAMU départementaux, et
l’intérieur, qui gère la sécurité ci­
vile et les forces de l’ordre. Les
pompiers réclament la mise en
place du 112 au niveau national,
qui remplacerait (comme c’est le
cas dans beaucoup de pays voi­
sins) les actuels 15 (SAMU), 17 (po­
lice) et 18 (pompiers).
L’enjeu est de mieux répartir les
interventions d’urgence et d’évi­
ter la « sursollicitation », quand
les sapeurs­pompiers se dépla­
cent pour des missions qui ne re­

lèvent souvent pas de leurs com­
pétences. « De soldats du feu, on
s’est transformés en techniciens de
secours, déplore le colonel Gré­
gory Allione, président de la
FNSPF et patron des pompiers
des Bouches­du­Rhône. On ré­
pond à la demande de santé des
territoires, ce qui n’est pas notre
rôle. Ça a un impact sur le moral
des troupes, qui se démobilisent. »
Si les chiffres ne montrent pour
l’instant pas de désaffection mas­
sive dans les rangs, les profes­
sionnels du secteur craignent que
les vocations se tarissent, notam­
ment dans les jeunes générations
qui pourraient être tentées par le
volontariat.

« Phénomène de stress »
Les nombreuses agressions dont
les pompiers font l’objet sont éga­
lement un des facteurs explicatifs
du malaise ambiant dans les ca­
sernes. D’après les chiffres du mi­
nistère de l’intérieur, 1 274 agres­
sions physiques ou verbales ont
été recensées depuis le début de
l’année et 312 pompiers ont été
blessés. Il y a un an, le caporal
Geoffroy Henry a été mortelle­
ment poignardé par un schizoph­
rène lors d’une intervention à Vil­
leneuve­Saint­Georges (Val­de­
Marne). « Un phénomène de stress
s’est installé, regrette James Her­
kat, le responsable du centre de
secours de Villiers­le­Bel
(Val­d’Oise). On a passé le cap des
injures. De plus en plus souvent,
on doit faire face à des agressions
physiques. » Et ce, que ce soit en
région parisienne, dans des zo­

nes rurales ou à l’autre bout du
fil, dans les centres d’appel des
pompiers.
Pour répondre à cette situation,
le ministre de l’intérieur, Christo­
phe Castaner, a annoncé, jeudi
5 septembre, plusieurs mesures,
à commencer par le dépôt de
plainte systématique par l’admi­
nistration en cas d’agression et
un encouragement des sapeurs­
pompiers à lancer des démarches
judiciaires de leur côté. La forma­
tion aux situations complexes ou
violentes, face à des « personnes
agitées », doit également être
renforcée.
Jusqu’en 2022, des caméras­pié­
tons vont par ailleurs être expéri­
mentées dans dix services dépar­
tementaux d’incendie et de se­
cours et au sein de la brigade des

sapeurs­pompiers de Paris. Avec
deux objectifs principaux : désa­
morcer en amont les situations
de tension en dissuadant un
éventuel agresseur et documen­
ter à des fins judiciaires les vio­
lences commises durant les in­
terventions. Enfin, une campa­
gne nationale de sensibilisation
doit être lancée dans les semai­
nes à venir.
Ces annonces sont dans l’en­
semble bien accueillies par la pro­
fession mais s’inscrivent dans un
contexte très tendu pour les sa­
peurs­pompiers. « On se prend
toute la société en pleine face : le
contexte social, les gilets jaunes,
les attentats, mais aussi les feux de
forêt, le réchauffement climatique
et l’assistance plus importante aux
personnes âgées avec la canicule,

énumère M. Herkat. On ne peut
pas tout gérer. »
Christophe Castaner sera jugé
sur sa capacité à faire enfin bou­
ger les lignes. Les sapeurs­pom­
piers se souviennent qu’Emma­
nuel Macron avait promis la mise
en place du numéro unique dès
2017, un engagement du chef de
l’Etat repris avec force par Gérard
Collomb le 29 septembre 2018...
quatre jours avant son départ de
la Place Beauvau.
Cette valse ministérielle a relé­
gué les revendications des pom­
piers au second rang. La grève dé­
butée le 26 juin, à l’appel de sept
syndicats sur neuf, et reconduite
début septembre, n’a pour l’ins­
tant abouti à aucun résultat tan­
gible, quand la simple menace
d’un droit de retrait au sein de la

police nationale avait conduit en
décembre 2018 à la signature
d’un accord octroyant une aug­
mentation historique aux gar­
diens de la paix.
Ce déséquilibre entre attention
accordée aux pompiers et aux po­
liciers se traduit sur le plan légis­
latif : alors que les lois sur la sécu­
rité intérieure se sont multipliées
ces dernières années (une nou­
velle mouture est attendue
en 2020), la dernière en matière
de sécurité civile remonte à 2004.
Une éternité, pour les sapeurs­
pompiers. Et un défi pour Chris­
tophe Castaner, qui ne peut pas se
permettre de voir s’ouvrir de ma­
nière durable un autre front, au
sein même de son ministère.
juliette bénézit
et nicolas chapuis

« Moi, je ne donnerais pas ma vie pour la brigade »


Le prestige des pompiers de Paris génère des désillusions. Les missions déçoivent et la vie militaire ne convient pas à tout le monde


C


e n’est pas pour ça qu’ils
s’étaient engagés, alors ils
sont partis. Raphaël et Ju­
lien (les prénoms ont été changés),
26 ans, ont intégré la brigade des
sapeurs­pompiers de Paris (BSPP)
fin 2017. Le premier l’a quittée au
mois d’août. Le second l’aura
imité avant la fin du mois de sep­
tembre. Tous deux évoquent une
« libération », moins de deux ans
après avoir fêté leur entrée dans ce
que la profession considère
comme son unité d’élite, mais qui
n’échappe pas au malaise général.
Certes, celui­ci se voit moins
qu’en province : particularité de la
« brigade », qui défend Paris et les
trois départements de la petite
couronne (Hauts­de­Seine, Seine­

Saint­Denis, Val­de­Marne), ses
8 500 pompiers ont le statut de
militaire, et n’ont donc pas le droit
de grève, contrairement à leurs
40 500 collègues professionnels
dans le pays, appelés à en faire
(symboliquement) usage depuis
le 26 juin. Mais certains chiffres
trahissent un trouble profond au
sein de l’institution, qui a connu
son heure de gloire lors de l’incen­
die de Notre­Dame mi­avril : la
BSPP ne parvient pas à conserver
ses troupes et connaît un turno­
ver énorme.
Selon des chiffres diffusés
en 2017, 30 % des recrues quittent
la brigade au bout de la période
probatoire de six mois, qui pré­
cède la signature d’un contrat de
cinq ans. Et parmi les 70 % qui si­
gnent ce contrat, seuls 53 % le re­
nouvellent. D’où la nécessité de re­
cruter chaque année 1 200 jeunes
pompiers à la BSPP.
Raphaël et Julien sont restés au­
delà des six premiers mois, mais
ne sont pas allés au bout des cinq
ans. Ils ont pris la troisième porte
de sortie : réformés en cours de
contrat, après passage devant le
psychiatre, seule façon de démis­
sionner sans être considéré
comme déserteur. De quoi faire
des envieux : « Je ne connais pas
une caserne où il n’y a pas quel­
qu’un qui a envie de partir », assure
le premier, qui était basé au sud de

Paris. Le second, dont la caserne se
trouvait à l’est de la capitale, fait le
même constat : « Si tu donnes la
possibilité aux pompiers de Paris
de démissionner, t’as la moitié de
chaque caserne qui s’en va. » Solli­
citée par Le Monde, la BSPP n’a pas
souhaité faire de commentaire.

Appels abusifs
Des discours de ces ex­ « briga­
dous » émanent deux sources
majeures au mal­être : une mis­
sion qui ne correspond pas à leurs
attentes, et l’ambiance. Le pre­
mier phénomène est connu :
aujourd’hui, un pompier n’est
plus quelqu’un qui éteint des
feux, lesquels représentent
moins de 3 % des interventions de
la BSPP. Raphaël n’a eu qu’un seul
véritable incendie à traiter – plu­
sieurs voitures en feu devant une
prison. Julien a eu « plus de
chance » : « Quelques­uns. »
La plupart des incessantes sor­
ties concernent des feux de pou­
belles, des « odeurs suspectes »
parce qu’un voisin a trop fait
griller son steak, ou plus insigni­
fiant encore. Au printemps, la
BSPP a rendu publics des extraits
réels d’appels abusifs pour alerter
sur le sujet : on y entendait des ci­
toyens solliciter les pompiers
pour une araignée sur le sol de la
cuisine, une fuite de la machine à
laver, un ascenseur bloqué, etc.

« Une fois, j’ai été appelé pour re­
dresser une dame dans un fauteuil,
sa fille avait peur qu’elle tombe
parce qu’elle était en train de glis­
ser, se souvient Raphaël. J’ai pris
une ceinture, je l’ai accrochée à son
fauteuil. Une autre fois, un homme
a appelé parce qu’il avait du mal à
marcher depuis trois jours. On l’a
amené à l’hôpital qui était à
50 mètres, alors que sa famille
était dans la pièce. Dans Paris, c’est
ça tout le temps. »
En 2018, les pompiers de Paris
ont effectué 522 000 interven­
tions, dont 100 000 n’ont néces­
sité aucun geste de secourisme.
« Faire le “taxi rouge”, c’est pesant,
admet un cadre de la BSPP, qui
souhaite rester anonyme. Les jeu­
nes viennent chez nous pour se sen­
tir utiles, mais quand on se déplace
si souvent pour des interventions
pas urgentes, c’est difficile de trou­
ver un sens à ce qu’on fait. Si vous
ajoutez à cela les agressions, les in­
sultes, les crachats... » Les caméras­
piétons sur lesquelles parie le mi­
nistère de l’intérieur limiteront
éventuellement les agressions. La
« sursollicitation » restera un pro­
blème à traiter. L’atmosphère pe­
sante de la caserne aussi. C’est une
spécificité parisienne : le fonction­
nement militaire de la brigade ne
convient pas à tous.
« De bons éléments repérés du­
rant leur formation sont, par la

suite, déstabilisés par la rigueur de
la vie en caserne et l’ambiance qui y
règne ; ils quittent la brigade »,
avait constaté le député des Deux­
Sèvres Jean­Marie Fiévet, en no­
vembre 2018, lors d’une audition à
l’Assemblée nationale du général
Jean­Claude Gallet, commandant
des pompiers de Paris. « Certains
schémas sont éculés et ne sau­
raient être perpétués, avait ré­
pondu ce dernier. Nous devons
mener des actions très fortes afin
de prévenir ces comportements.
Même s’ils sont très marginaux, ils
perdurent. »
« Je suis très mal tombé, c’était
l’horreur, se remémore Raphaël,
qui a vite déchanté à son arrivée à
la caserne, malmené par ses com­
pagnons. Des humiliations, à la li­
mite du harcèlement. Tu retrouves
ton lit à la verticale, on balance
des pétards jour et nuit dans ta
chambre, on te pique tes affaires.
Ça n’était plus vivable. Pourquoi
j’irais faire un travail avec la boule

au ventre? » Le jeune homme n’a
pas oublié non plus les vexations
infligées par les gradés, pour
avoir mal fait cuire les pâtes ou
oublié d’arroser les plantes – par
souci d’économies, les recrues
sont chargées de toutes sortes de
tâches ménagères. Sans parler de
l’éloignement de la famille – 70 %
des « brigadous » viennent de
province – et du faible salaire : Ju­
lien touchait 1 800 euros net
pour 380 heures mensuelles. « La
BSPP mise tout sur son image, ré­
sume ce dernier. La boutique est
jolie de l’extérieur, c’est presti­
gieux, mais en interne c’est un nid
de guêpes. »
Pour Raphaël, le prestige et la
qualité de la formation ne com­
pensent pas tout. « Quand on a vu
récemment des collègues y passer,
dit­il, évoquant les deux pom­
piers morts rue de Trévise, à Paris,
en janvier, et les deux autres
morts à Villeneuve­Saint­Georges
en septembre 2018 et Choisy­le­
Roi en janvier 2018, je me suis dit :
moi, je ne donnerai pas ma vie
pour la brigade. Pour les gens, oui,
parce qu’on va les sauver. Mais je
ne mets pas un pied dans le feu
pour la brigade. Je ne vais pas sacri­
fier ma vie pour eux, ils m’ont dé­
goûté du métier. » Raphaël s’est re­
converti dans l’automobile. Ju­
lien, dans l’immobilier.
henri seckel

30 % des recrues
quittent
les sapeurs-
pompiers de
Paris au bout
de six mois

Caserne de pompiers en grève à Nancy, le 2 septembre. ALEXANDRE MARCHI/PHOTOPQR/L’EST RÉPUBLICAIN/MAXPPP

« On a passé le
cap des injures.
De plus en plus
souvent, on doit
faire face à des
agressions
physiques »
JAMES HERKAT
chef du centre de secours
de Villiers-le-Bel (Val-d’Oise)

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