Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1
Illustration Kalen Hollomon pourMLemagazine du Monde —7septembre 2019

même esprit, Diet Pradaavitupéré contre Gucci pour avoir
fait porter des turbans sikhsàdes modèles blancs ouadésa-
voué le travail de Raf Simons chez Calvin Klein en s’en pre-
nantàcertaines jupes déchirées qui,àleur sens, suggèrent un
viol et«mettent les femmes dans une position de victimes ».
D’autres s’en prennentàChanel, qui veut«dégenrer»le
maquillage mais dégaine une gamme spécifiquement market-
tée pour les hommes;àVersace, dont l’impressionnant
nombre de vues surYo uTube semble trop gros pour être hon-
nête.Del’autre côté de l’écran, designers, PDG,attachés de
presse, chargés de marketing, journalistes, acheteurs, finan-
ciers et, bien sûr,clients guettent les piques.
«Àune époqueoùles consommateurs réclament de la trans-
parence, ce nouveau type d’acteurs fait passer aux marques
un test d’authenticité,commente Larissa Jensen, analyste
beauté au sein du cabinet américain NPD Group.Et c’est
lorsqu’ils constatent que les actes d’une marque ne sont pas en
accord avec les valeurs qu’elle prétend porter qu’ils les
condamnent. »Certains se vivent comme des«gorges pro-
fondes ». En juillet, Retail Slam Book, compte Instagram
administré par un cadre du secteur de la distribution,apubli-
quement accuséYuki Katsuta, un des dirigeants du puissant
géant japonais Uniqlo, de favoriser«une culture abusive et
misogyne »au sein de l’entreprise par des«humiliations
publiques »et du«harcèlement ».Une assertionàlaquelle le
groupe n’a pas répondu.L’ épanouissement des réseaux
sociauxafait évoluer la notion même d’influenceurs.
«Quand j’ai commencé Haute Le Mode, en 2016,YouTube
était envahi de comptes qui testaient et promouvaient des pro-
duits,raconte Luke Meagher.Jesavaisque je ne serai jamais
l’influenceur blond, avec des abdos en béton, ultrabronzé,
allongésur un yacht et superdésirable. Donc j’ai misé sur
l’intelligence et l’histoire. »Cet étudiant au Fashion Institute
ofTechnology,àNewYo rk, produit des vidéos piquantes et
documentées dans lesquelles il donne son avisàses quelque
215000 abonnésYouTube sur les défilés (où il n’est pas
convié) et apostrophe les stylistes par leurs prénoms, notam-
ment«Alessandro »(Michele), de Gucci.
Ces watchdogs autoproclamés profitent de la crise de la
presse spécialisée.«Ces titres souffrent d’un manque de
renouvellement, de fraîcheur.Ils ne prennent plus suffisam-
ment de risques éditoriaux, ne se remettent pas assez en ques-
tion »,juge le Français Pierre A. M’Pelé, alias PamBoy,qui
dissémine ses observations critiques sur Instagram et
Twitter.L’avocate américaine Julie Zerbo, 32 ans,àlatête
de The Fashion Law,unsite qui met en avant avec rigueur
les problèmes juridiques et les procès qui agitent le milieu,
abonde :«Parce que la mode est un secteur où de nombreuses
marques achètent des pages de publicité, certains titres ont
accepté de faire des concessions et les narrations qui nous
parviennent sont quelquefois dictées par la communica-
tion. »Ainsi, par«éthique »,elle n’accepte aucun partena-
riat, ne se rend pas aux défilés, refuse systématiquement les
voyages de presse ou les cadeaux.«Celamecompromet-
trait »,estime-t-elle.«Ausein de cette génération des
20-30 ans qui entame une carrière dans la mode, ce qui me
frappe est que ses membres n’ont pas seulement une ambi-
tion, mais aussi une exigence radicale de probité et d’honnê-
teté,observe Jean-Jacques Picart, ancien attaché de presse
et consultant.Ils sont choqués par ce qui, hier,semblait aller
de soi:lebaratin, les tricheries, les éventuels conflits

C


ejourdejanvier 2019,le
regard de Zec elie Meiré s’ar-
rête sur son sMartphone.
Sur Instagram, cet
Allemand de 20 ans, qui a
créé tout seul chez lui une
petite marque de vête-
ments, COLRS,remarque
un ensemble pour homme
jaune vif couvert de mes-
sages noirs et de dessins
colorés, façon graffitis. La
tenue en question est
signée Off-White, la
marque deVirgil Abloh, le très en vogue designer américain égalementàlatête
des collections masculines de LouisVuitton.«J’ai mis deux secondesàcom-
prendre que c’était exactement le même ensemble que j’avais créé six mois plus
tôt !J’étais hors de moi.Voir ce type piquer des idéesàundébutant et capita-
liser dessus pour le vendreàlamasse... J’ai appelé ma mère et mes amis. »
Tous lui donnent le même conseil :«Tudevrais contacter Diet Prada. »Soit
un compte Instagram qui dénonce les plagiaires de la mode, pointe les simili-
tudes troublantes d’une marqueàl’autre etafait d’Abloh l’une de ses cibles
privilégiées.«Aufinal, c’estmamèrequi leuraécrit,explique Zec Elie
Meiré.Quelques jours plus tard, un vendredi, alors que je quittais mon stage
chez Marni, Diet Pradaapublié le post, mon Instagramaexplosé. Mon
smartphone n’arrêtait plus de vibreràcause des notifications. C’était un
tremblement de terre dans ma poche!»
Lancé en 2015,Diet Pradaest suivi aujourd’huipar 1,5 million de followers.
Et le compte, créé par deux jeunes New-Yorkais,Tony Liu et Lindsey
Schuyler,n’est pas le seulàsevivre en Robin des Bois ou en lanceur d’alerte.
Nombreux sont ceux apparus ces dernières années qui jouent les justiciers de
la mode, ce que les Américains préfèrent désigner abruptement comme
«watchdogs»–«les chiens de garde»:The Fashion Law,Estée Laundry,
PamBoy,Haute Le Mode, Retail Slam Book, Here For TheTea... Les profils
sont hétérogènes. Les uns appartiennent au milieu (cadre, employé, consul-
tant) quand les autres se contentent de le chroniquer de loin. Certains officient
en demeurant anonymes quand d’autres assument leur identité au grand jour.
Àeux tous, ils rassemblent une audience de quelque deux millions de curieux.
Tous commentent les soubresauts et polémiques de l’industrie de la mode.
«Une façon de raconter les choses comme un divertissement de pop culture
mais avec rigueur »,souligne le youtubeur Luke Meagher,22ans, alias Haute
Le Mode.Car la mode, milieu longtemps éloigné du grand public et qui culti-
vait secret et entre-soi, attire les regards, au même titre que n’importe quelle
industrie culturelle, comme la musique ou le cinéma. Les rappeurs les plus
célèbres citent les créateurs dans leurs tubes, la mort de Karl Lagerfeldaété
autant commentéeque celle d’une star hollywoodienne et AnnaWintour est
au moinsaussi célèbre que les actrices qu’elle met en couverture de l’édition
américaine deVogue.Dans ce contexte, les watchdogs profitent des fonction-
nalités offertes par les réseaux sociaux, et en premier lieu Instagram, pour
publier leurs commentaires de chez eux, loin des défilés.
Ces vigies d’un nouveau genre ont toutes commencé en dénonçant les
grandes marques lorsqu’elles semblent copier,les créateurs quand ils se ren-
dent coupables, souvent sans même en être conscients, de sexisme, d’homo-
phobie, de racisme ou d’appropriation culturelle–terme usité notamment
dans le monde anglo-saxon pour décrire le«vol »d’éléments d’une culture
par une autre, dominante. Byredo, Chantecaille ou NARS baptisent certains
de leurs cosmétiques en usant du mot«gypsy»?Ce terme«minimise l’op-
pression que vivent actuellement les Roms »,met en cause Estée Laundry,
compte Instagram consacréàlabeauté.«Notre objectif est de mettre en avant
des problématiques telles que le développement durable, la diversité et l’inclu-
sion »,résument par e-mail les membres anonymes de ce collectif. Dans le

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