Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1
Illustration Kalen Hollomon pourMLemagazine du Monde —7septembre 2019

manger avec des baguettes des mets italiens (pizza,
spaghettis et cannolis) et, surtout, des captures d’écran d’une conversation
entre une internaute et le cofondateur Stefano Gabbana, au cours de laquelle
ce dernier assimile la Chineàune«mafia»dont les habitants«mangent du
chien».Bref,«unpays de»suivi de cinq émoticônes en forme d’excrément.
En un post, deux jeunes New-Yorkais ébranlent une entreprise très solide.
Gabbana répond que son compteaété hacké, mais la police locale annule
le défilé. Le sujet devient viral sur le réseau social chinoisWeibo comme sur
Instagram,Twitter et Facebook. Les appels au boycott se multiplient et les
produits de la marque disparaissent de nombreux e-shops de l’empire du
Milieu, dont les géants Tmall et JD.com. Deux jours plus tard, dans une
vidéo postée sur les réseaux sociaux, qui connaîtra également un grand
retentissement, les deux fondateurs de l’entreprise s’adressent aux citoyens
chinois. Assis côteàcôte, les mains posées sur une table, ils demandent
«pardon»,etdéclament leur«amour»et«respect»pour la culture chinoise.

L


es maisons s’adaptent peuàpeu.ChaCune
CherCheàmaîtriserau maximum ses réseaux
soCiauxet souligneses valeurs progressistes:
tolérance, respect, ouverture aux diffé-
rences... Les mêmes Dolce&Gabbana ont
ainsi fait savoir,enjuin, qu’ils étendaient
leur gammeàtoutes les morphologies,
jusqu’à la taille 50, pour que les femmes
rondes ne se sentent plus exclues. Prada a
annoncé la création d’un conseil diversité et
inclusion qui«réunira les voix d’éminents
experts universitaires et culturels»et«collaborera avec des universités pour
favoriser stages et apprentissages»en faveur des personnes issues de mino-
rités(lire, page 164,«Lamatière grise de la mode »).Autre option:créer
un poste de directeur chargé de la diversité.«L’appropriation culturelle
devient un problème important que nous avons contribuéàdéfinir en tant
qu’observateurs»,veut croire Julie Zerbo, de The Fashion Law.Unconcept
qui s’installe petitàpetit dans les mentalités. Au cours de l’été, le gouver-
nement du progressiste président mexicain Andrés Manuel López Obrador
adéploré publiquement que des codes esthétiques indigènes typiques de
son pays se retrouvent sur des robes Carolina Herrera ou des sièges Louis
Vuitton... Une première pour une personnalité officielle de cette envergure.
Prendre pour inspiration des références lointaines, tels les clichés orientaux
d’un des premiers grands couturiers, Paul Poiret, dans les années 1910, ou
le folklore russe d’unYves Saint Laurent dans les années 1970 ferait
aujourd’hui s’étrangler cette nouvelle génération. En 1997, le premier défilé
de John Galliano pour Dior pouvait prendre les allures d’une parade haute
couture flamboyante qui s’emparait de références traditionnelles chinoises
et masai, sans justifier un tel emprunt autrement que pour la beauté du
geste. Une telle audace passait pour du cosmopolitisme et de l’extravagance.
En mai, la même maison, dont la direction artistique féminine est aujourd’hui
assurée par Maria Grazia Chiuri,avoulu marquer le changement d’époque.
Son défilé croisière présentéàMarrakech s’accompagnait d’une note d’ex-
plication pour justifier le choix du Maroc et l’hommage«à l’Afrique du
Nord»et mentionnait précautionneusement chacun des partenaires locaux
ayant collaboré, du styliste burkinabé Pathé’Oàl’usine ivoirienne Uniwax,
en passant par l’association marocaine Sumano et l’artiste afro-américaine
Mickalene Thomas.
«Ces comptes ont pour vertu de souligner qu’un vêtement et une image ne
vantent pas seulement un produit, mais véhiculent des idées,estime la philo-
sophe Alessandra Fanari, qui enseigne la sémiologie et la sociologie de la
modeàl’Istuto Marangoni, école de mode parisienne.Ils ont permis de

sortir d’une logique superficielle “j’aime/j’aime pas” pour
rappeler que la mode et le beau codifient souvent les valeurs
dominantes d’une société.»Brune Buonomano, codirectrice
générale de l’agence de communication BETC Étoile
Rouge, quiapour clients LouisVuitton, Lacoste ouVanCleef
&Arpels,yvoit également des bienfaits :«Ces profils vont
de pair avec la montée d’un esprit plus conscient, sérieux et
adepte de la transparence dans la mode et la beauté. Cet envi-
ronnement favorise des narrations plus responsabilisées, des
messages plus radicaux, ce qui n’est nullement antinomique
avec la qualité.»
Tout irait donc très bien dans la meilleure des modes... Sauf
que, depuis quelques mois, des voix contraires se font
entendre.L’ indépendance de certains profils est question-
née, aucun justicier duWebnepouvant vivre de son activité.
Diet Prada et Estée Laundry tentent de se faire un peu d’ar-
gent en vendant tee-shirts ou objetsàleur gloire.Aussi, com-
ment Diet Prada pourrait-il rester impartial quand ses créa-
teurs acceptent de s’occuper pour quelques heures du
compte Instagram de la maison Gucci, contre rémunération,
ou signent un partenariat sous forme de placements de pro-
duits avec l’e-shop MatchesFashion?Des critiques établis
voient également, derrière la désignation de lanceurs d’alerte
de ces justiciers, l’émergenced’une morale puritaine:le
risque ne serait-il pas de brider la créationàforce de politi-
quement correct?«Les censeurs tentent de faire de la mode
quelque chose de terriblement intelligent et de forcément poli-
tique, lui déniant sa frivolité»,pestait, en mars dans l’édition
italienneVogue,lejournaliste Angelo Flaccavento, une
plume réputée. Son collègue américain Eugene Rabkin, le
fondateur du magazineStyleZeitgeist,enrage:«Aujourd’hui,
tout le monde cherche le prochain Alexander McQueen mais,
pour le trouver,bon courage!Avec ces nouveaux moralistes,
toute provocation est perçue comme un affront.»
Les watchdogs sont eux-mêmes divisés. Sur le fond et sur la
méthode. Ceux au ton analytique et«sérieux»–The Fashion
Law,PamBoy,Haute Le Mode–grimacent devant les plus
virulents, comme Diet Prada ou Estée Laundry,qui peuvent
publier en guise de preuves des documents privés (conver-
sations sur des applications de rencontres ou photos intimes
floutées), adoptent des accents véhéments et ont leurs cibles
préférées«Ilyaparfois chez eux une forme d’acharnement,
de sadisme,désapprouve Pierre A. M’Pelé, alias PamBoy.
Tout ça alimente la “cancel culture”, une logique selon
laquelle,àlamoindre erreur,ondoit être mis au ban de l’in-
dustrie. C’est inhumain. Et regrettable, car cette agressivité
déteint sur leurs abonnés»,les «dieters»oules «laundrites».
«Dans les commentaires, les débats sont d’une infinie violence
et d’un politiquement correct consternant,maugrée un desi-
gner américain qui tientàson anonymat.La fois où j’avais
rédigé quelques mots pour critiquer le travail d’un créateur
noir,denombreux abonnés m’ont insulté sur le mode “en tant
que Noir toi-même, tu manques de solidarité, tu devrais avoir
honte !” »Mi-juillet, Estée Laundryasubi un retour de
bâton. Découvrant la mise en vente de tee-shirts portant le
logo du collectif (18€l’unité), des laundrites ont été froissés
de constater le manque de diversité de tailles pour des pro-
duits présentés sur des mannequins majoritairement blancs
et ont poussé le compteàprésenter des excuses etàrectifier
le tir... Les plus sévères des procureurs commettent parfois
quelques erreurs.

(Suitedelapage 77)•••

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