Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1
7septembre 2019—MLemagazine du Monde

que Bacon était«remarquablement généreux, mais aussi
remarquablementméchant, après le verre de trop».
Il est insensible aux états d’âme de George Dyer,son amant.
Le peintre l’a rencontré en 1963, dans un pub de Soho.
Mauvais garçon du EastEnd au fortaccentcockney,lebeau
gosseroule des mécaniques et vit de menus larcins.L’ artiste
est séduit. Il croit tenir une petite frappe qui le rouerait de
coups comme Peter Lacy,lequel, dans un accès de colère,
l’avait un jour jeté d’une fenêtre. Blesséàl’œil, Bacon n’en
aura été que plus amoureux. La volupté est forcément brutale,
pense-t-il.«L’acte sexuel était pour lui une lutte sans merci»,
rapporte Eddy Batache dans le catalogue de l’exposition
«Bacon, Monaco et la culture française », en 2016, au Grimaldi
Forum.«Ildéploraitsanscesse de n’avoir jamais rencontré
quelqu’un de plus fort que lui. Le mot qui lui venaitàla
bouche, quand on attirait son attention sur un bel homme,
était souvent un verdict sans appel:c’est un faible.»George
Dyer l’était indéniablement. Faible, tendre et paumé. Malgré
ses costumes bien coupés et sa belle gueule, il ne trouvait pas
sa place dans l’entourage sophistiqué du peintre.
ÀParis, Bacon répèteàqui veut l’entendre que leur tumul-
tueuse relation toucheàsafin. Si Dyer l’accompagne, c’est
qu’il apparaît sur tant de tableaux, se justifie-t-il auprès de
MichaelPeppiatt.Àpeine la Manche franchie, l’amant qui
sort d’une cure de désintoxication, se remetàboire. Les que-
relles reprennent de plus belle. Lors d’un déjeuner au Grand
Véfour,àquelques jours du vernissage, Peppiatt mesure l’im-
mense détresse de Dyer tombé en désamour.«Onsentait le
vide après une passion»,raconte-t-il. Bacon le laisse souvent
seul.Le24octobre, vers2heures du matin, il frappeàlaporte
deTerry Danziger Miles, alors employéàlaMarlborough
Gallery,qui loge lui aussiàl’Hôtel des Saints-Pères.«Francis
m’ ademandés’il pouvait dormir dans ma chambre parce que
George avait ramené un Arabe qui puait des pieds»,raconte-
t-il dans un documentaire de 2017,ABrush withViolence.
Au petitmatin les deux hommes, accompagnés deValerie
Beston, forcent la porte de la chambre et découvrent Dyer
mort sur la cuvette des toilettes.

L

esoir même,Bacon se rend, stoïque, au fas-
tueux dîner organisé par le marchand pari-
sien Claude Bernard dans un hôtel parti-
culier du quartier de l’Étoile, rue de
Presbourg. Ilyretrouve le couple Leiris,
Louis Clayeux, l’œil d’Aimé Maeght,
ainsi qu’André Masson.«Nous faisions
tous des efforts désespérés pour faire “bella figura”. Lui était
impassible»,raconte Claude Bernard, qui lui offre ce soir-là
unerobe de chambre rougeàpompons de chez Charvet. Le
lendemain, lors de l’interview qu’il accordeàJean Clair,alors
jeune rédacteur en chef de la revueChroniques de l’art
vivant,Bacon répond avec précision aux questions, tout en
vidant en une heure une bouteille de chablis posée sous sa
chaise.«Ilparle alors beaucoup de la mort, sans sentimen-
talisme»,rapporte Clair.Lelendemain, lorsque son amie
Nadine Haïm, la sœur de Claude Bernard, l’escorte jusqu’au
Grand Palais, elle sait«qu’il ne faut pas évoquer le sujet».La
nouvelle de la mort se propage plus tard dans la soirée, sous
les lambris Belle Époque du restaurant LeTr ain Bleu, où se
tient le grand dîner de vernissage. Étourdi par la fatigue et les
lampées de Rully Clos Saint-Jacques du domaine de la Folie
et de côte-de-brouilly,Bacon aurait confié ce soir-là :«Je
savais depuis le début que cela tournerait mal. Si j’étais resté
avec lui, au lieu d’aller m’occuper de l’exposition, il serait
encore là maintenant. Mais je suis parti et il est mort.»

Le public qui se presse, jusqu’au 10 janvier 1972, au Grand
Palais, ne saura rien de ces tristes coulisses. Iladéjà fortàfaire
devant cette«peinture criante de présence»,comme l’avait
écrit Leiris.«Onremarquait, chez les visiteurs, un mélange
defascination et d’effroi,rapporte Michael Peppiatt.On les
voyait sortir de l’exposition sur la pointe des pieds, effarés.»
Eddy Batache, quiyverra pour la première fois des œuvres de
Bacon, se souvient avoir été atteint«jusque dans des profon-
deurs insoupçonnées,comme envoûté, sans trop pouvoir ana-
lyser ce qui[lui]arrivait».L’exposition aura un tel impact sur
le cinéaste Bernardo Bertolucci qu’ilyenverra l’équipe du
DernierTangoàParis,en tournagenon loindelà, dansle
quartier de Passy,afin que ses acteurs Marlon Brando et Maria
Schneider s’imprègnent des toiles. Les couleurs et les compo-
sitions iront jusqu’à être«copiées»pour certains plans du film.
Il n’yaqu’un vieux trublion comme Salvador Dalí pour être
imperméable.«C’est trrrrès, trrrès raisonnable»,répète-t-il
sans se faire entendre.
Cesquelques jours parisiens marquerontàjamais Bacon. Un
mois après le drame, il peint un premier triptyque représentant
Dyeren boxeur tordu de douleur parterre. Un second, réalisé
en 1973, est encore plus éloquent. Sur le panneau de gauche,
Dyer est prostré sur la lunette desW.-C. Sur celui de droite,
il vomit au-dessus du lavabo.«Cette mort fut plus libératrice que
culpabilisante»,estime Didier Ottinger,observant qu’après la
rétrospective parisienne«l’art de Bacon change, le geste gagne

en intensité et en simplification».Des roses pétants et des bleus
tendres gagnent sa paletteàmesure que le souvenir de l’amant
suicidé s’estompe. S’il n’abandonnera jamais l’alcoolàtrès
haute dose, Bacon s’éloignera de beaucoup de ses proches avec
qui il faisait la bringue. Sa prochaine relation amoureuse sera
moins tumultueuse. Au milieu des années 1970, il rencontre
John Edwards, de quarante ans son cadet. Il en fera son seul
héritier.Etc’est Edwards qui, après la mort de Bacon, pendant
des vacancesàMadrid, en 1992, s’occupera de la gestion d’une
œuvre qui n’en finira pas de battre des records en salles de
vente. Une œuvre qui connaîtraànouveau la gloireàParis, lors
de l’exposition organisée par Claude Bernard dans sa galerie, en
janvier 1977. Plus de 20 00 personnes se pressent au vernissage.
La petite rue des Beaux-Arts doit être ferméeàlacirculation.
Tout se conclut par une luxueuse soirée arroséeàlaBourse du
commerce. Sans qu’aucun drame ne vienne gâcher la fête.
«Bacon en toutes lettres », au Centre Pompidou, Paris 4e.
Du 11 septembre 2019 au 20 janvier 2020. http://www.centrepompidou.fr

“Chezles visiteurs,


on sentaitunmélange


de fascinationetd’effroi.


On lesvoyaitsortirde


l’expositionsur la pointe


despieds,effarés.”


Michael Peppiatt, biographe de Bacon

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éMorain ×4

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