Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1
font pas dévier l’éditeur.Encette rentrée, Jean-François
Colosimo redonne sa chanceàAlexandre Devecchio, ami et
collègue d’Eugénie Bastié au FigaroVox, qui vient de sortir
Recomposition,un essai sur le populisme au niveau mondial.
«Unouvrage magistral pour comprendre l’avènement d’une
époque radicalement nouvelle»,assure la quatrième de couver-
ture. Rien que ça. Ilyatrois ans, le premier livre du journaliste,
Les Nouveaux Enfants du siècle,s’était écouléàseulement
1442 exemplaires. On ne peut pas devenir Éric Zemmour du
premier coup.«Colosimo est l’éditeur d’une génération,s’en-
flamme Eugénie Bastiédans un éclat de rire.Si, à30 ans ,tu
n’as pas été édité au Cerf, tu as loupé ta vie!»
Un ami de Marion Maréchalaparfois joué les entremetteurs.
Entre 2015 et 2016, Jacques de Guillebon dispose d’un bureau
et d’un contrat d’éditeur dans la vénérable maison. Le
conseiller de l’ancienne députée Front national, qui dirige
aujourd’huiL’ Incorrect,mensuel chantre de l’union des droites,
présente Eugénie Bastié et le jeune journaliste chrétien
décroissant Paul PiccarretaàJean-François Colosimo. De cette
rencontre naîtra la revueLimite.Un ovni éditorial, tendance
écolo-catho-conservateur,dont les trois premiers numéros ont
été édités par le Cerf. Pari éditorial ou bataille idéologique?
Les deux, mon capitaine.«Jean-Françoisavu qu’il yavait
un marché, mais aussi un combat métapolitiqueàmener.Les
deux se sont conjugués»,affirme Jacques de Guillebon.
«Jemesuis toujours intéressé aux jeunes»,balaie Jean-
François Colosimo d’un geste de la main. Au sujet de cette
accumulation, il invoque tantôt le hasard(«J’aurais aimé
trouver le pendantàgauche »),tantôt la loi des séries
(«Quand on tire sur une pelote, c’est comme un fil, ces jeunes
se sont passé le mot»).Il rappelle que la maisonaaussi publié
les députés insoumis Clémentine Autain et Alexis Corbière,
le politologue de gauche Gaël Brustier ou encore Régis
Debray.Cela ne l’empêche pas, néanmoins, de rejoindre ses
amis conservateursdans le rejet d’un supposé conformisme.
«Lecentr ene m’intéressepas,assène-t-il entre deux volutes
de fumée.Les progressistes peuvent gérer la Banque de
France, mais pas écrireCrime et Châtiment.»L’ image du
parrain est un peu facile, certes, mais la comparaison tellement
tentante entre le personnage incarné par Marlon Brando dans
le film de Coppola et le descendant d’Italiens fumeur de
Camel.«C’est un faiseur d’hommes»,assureàson sujet la
polémiste Élisabeth Lévy,directrice du magazine réac
Causeur,qui avait signé avec lui, en 2002, son premier contrat
d’édition chez Lattès :«Ilatoujours été patriarche. Sa tribu,
c’est une grande part de lui.»
En vitrine, donc, tout va pour le mieux dans le meilleur des
mondes médiatiques. Mais, en coulisses, ses choix éditoriaux
passent mal. Le Cerf est une maison paisible, fondée en 1929
àlademande du pape Pie XI pour contrecarrer l’influence de
l’Action française et de Charles Maurras. Jusqu’en 2014, elle
publiait surtout des livres de théologie–dont la vénérable
Bible de Jérusalem –, parfois de philosophie. Les dominicains,
des hommes d’Église plutôt marquésàgauche, ont dû avaler
une première coupe amère:l’arrivéeàleur tête de ce laïc,
même plus catholique, pour sauver la maison de la faillite. Ils
ignoraient que le remède de cheval qui leur était imposé
(vente du siège historique du boulevard de LaTo ur-Maubourg
pour éponger les dettes, éviction des anciennes équipes, plan
de départ où l’entreprise passe de 49à15salariés) s’accompa-
gnerait d’un changement de ligne.
Dans les couloirs, des religieux font remonter leurs craintes à
la direction de l’ordre dominicain, toujours unique propriétaire
de la maison. Le frère Henri Burin des Roziers, connu au

J

ean-FrançoisColosimoasatête des
mauvais jours.Il n’est pas franchement
ravi d’apprendre que nous préparons
son portrait. Le patron des éditions du
Cerf, 58 ans, n’est pas encore assis qu’il
ronchonne déjà, une clope glissée entre
ses lèvres serrées.«Jevais vous dire
comment ça va se passer,mademoiselle.»
Nous sommes en terrasse du Select, célèbre brasserie du bou-
levard du Montparnasse,àParis. Le quartier des éditeurs. Pull
noir,pantalon noir–sacouleur fétiche –, Jean-François
Colosimoales yeux rivés sur notre cahier de notes. Il ponctue
ses phrases d’un autoritaire«Vous comprenez?Vous saisissez?»
Quand il ne tripote pas les deux briquets posés sur la table, il
pointe ses doigts vers nous d’un air menaçant.
Si l’éditeuraleregard noir d’inquiétude derrière ses lunettes
rondes, c’est parce qu’ilyaurait, selon lui,«beaucoup de fan-
tasmes sur[s]apersonne».Sur ce point, ilaraison.Avec le
temps, le fils de Calabraisadonnéàson personnage un vernis
romanesque et une teinte de mystère. Président du puissant
Centre national du livre (CNL) sous Nicolas Sarkozy,éditeur
chevronné,catholique convertiàl’orthodoxie... Il est connu
aujourd’hui comme l’éditeur d’une génération, celle des nou-
veaux conservateurs. Eugénie Bastié, Mathieu Bock-Côté,
Alexandre Devecchio, Laetitia Strauch-Bonart...To us lui doi-
vent d’occuper les devantures des librairies avec leurs livres,
de vrais sésames pour plateaux de télévision. Il est aussi le
premier laïcàdiriger cette maison d’édition religieuse qu’est
le Cerf, propriété des frères dominicains.Àdroite comme à
gauche, Jean-François Colosimo accumule contempteurs et
admirateurs:ceux qui voient en lui«unparfait opportuniste
d’extrême droite»,telle Aurélie Filippetti, et ceux qui encen-
sent«l’esprit le plus fort et le plus structuré»qu’ils connais-
sent, comme Régis Debray.
Eugénie Bastié appartientàlaseconde catégorie.À27ans, la
chroniqueuse star duFigaroest le nouveau visage de la droite
réac:yeux bleus perçants, cheveux de jais et mâchoire carrée,
présente sur toutes les chaînes d’info en continu. Son succès,
elle le doit presque entièrementàcet homme assez fou ou
confiant pour faire signer un contrat d’éditionàcelle qui était,
en 2014,une simple stagiaire du FigaroVox, le très droitier site
de débat du quotidien conservateur.Elle veut alors écrire un
pamphlet et dénoncer«lamisère du néoféminisme contempo-
rain»,les«ayatolettes»de l’égalité et la fin de la galanterie.
Luisouhaite développer une branche«débats»auCerf. Des
ouvrages coup de poing, qui braqueraient les projecteurs sur
la vénérable maison. Ce seraAdieu mademoiselle,en 2016,
puisLe Porc émissaire,en 2018;deux projets ponctués
d’heures de relecture dans le bureau de Jean-François
Colosimo, dictionnaire des citations posé sur les genoux et
clope au bec. Deux livres dont l’aura médiatique est inverse-
ment proportionnelle aux ventes:respectivement3757 et
1395 exemplaires, d’après les chiffres d’Edistat en juillet.
Qu’importe, une nouvelle Élisabeth Lévy est née.
D’autres jeunes suivent dans son sillage. Ils sont classés par
commodité dans la catégorie«conservateurs », parfois«néo »,
quandcen’est pas«anarchos cathos »,«réactionnaires »,«illi-
béraux ». Laetitia Strauch-BonartasortiVous avez dit conser-
vateur?(2016),1033 exemplaires vendus. Kévin Boucaud-
VictoireLaGuerr edes gauches(2017), 361 exemplaires. Plus
récemment, le Canadien Mathieu Bock-Côté, qui vocifère sur
les ondes que l’on ne peut plus rien dire,apubliéL’ Empire du
politiquement correct(2019),6919 exemplaires. Des ventes
modestes, parfois des flops, mais des succès médiatiques qui ne •••

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