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SAMEDI 7 SEPTEMBRE 2019 économie & entreprise| 15
L’Argentine au bord
du défaut de paiement
Loin des engagements de campagne de 2015 de Mauricio Macri,
la pauvreté, l’inflation et l’endettement public ont explosé
sous la présidence du chef de l’Etat argentin, qui semble promis
à la défaite aux élections du 27 octobre
buenos aires correspondance
N
e laissons pas la
résignation l’em
porter sur l’es
poir. » Les traits
tirés, Mauricio
Macri a tenté,
une nouvelle fois, fin août, de ras
surer les Argentins, frappés de
plein fouet par une grave crise
économique et sociale. Effondre
ment du peso, emballement de
l’inflation, hausse de la pauvreté...
A quelque deux mois des élec
tions générales et de la présiden
tielle, le chef d’Etat de centre droit,
qui brigue un second mandat,
semble s’avancer inexorablement
vers une défaite le 27 octobre.
Face à lui, Alberto Fernandez, le
candidat d’une opposition uni
fiée, fait déjà figure de prochain
président. Il a obtenu 49 % des
voix lors des élections primaires
du 11 août, contre 33 % pour Macri.
En campagne aux côtés de l’ex
présidente péroniste Cristina Kir
chner (20072015), qui brigue le
poste de viceprésidente, le chef
de cette coalition de centregau
che promet de redresser la crois
sance de l’Argentine, en chute li
bre depuis deux ans.
Le score du duo FernandezKir
chner a provoqué l’inquiétude
des milieux financiers, plus favo
rables à l’ancien homme d’affai
res Mauricio Macri. Le peso a
perdu près de 30 % de sa valeur
face au dollar en quelques semai
nes, poussant le gouvernement à
imposer un contrôle des changes,
une mesure que Macri avait
pourtant inlassablement criti
quée durant le gouvernement de
Cristina Kirchner.
Au bord du défaut de paiement,
l’Argentine a également demandé
un rééchelonnement de sa dette
au Fonds monétaire internatio
nal (FMI). L’institution financière
a accordé un prêt de 57 milliards
de dollars (51,7 milliards d’euros)
au pays, en échange duquel elle a
exigé des mesures d’austérité qui
ont affecté le quotidien des Ar
gentins et les ont conduits à voter
massivement pour l’opposition.
« TOUT PEUT PARTIR EN FUMÉE »
« Tout a changé à une vitesse verti
gineuse. Entre 2016 et 2017, lors de
son retour sur les marchés finan
ciers, l’Argentine faisait figure de
star et avait émis des titres de dette
d’une valeur de 100 milliards de
dollars, un record historique », rap
pelle Pablo Nemiña, sociologue
au Conseil national de recherches
scientifiques et techniques.
Comme bon nombre de ses con
frères, il estime que M. Macri
n’avait « pas vraiment d’autre op
tion » que d’appeler le FMI à l’aide
après la soudaine dépréciation du
peso en avril 2018.
« L’erreur de départ a été de faire
revenir le pays sur les marchés trop
brusquement. M. Macri pensait
que les investissements étrangers
allaient arriver tout de suite. »
Mais la « pluie d’investissements »
promise par le gouvernement
n’est jamais tombée. Seuls sont
arrivés ceux que l’on surnomme
les « capitaux hirondelles », des
investissements à court terme
vite repartis vers d’autres terres
plus prometteuses. « L’Argentine a
constamment oscillé entre un mo
dèle de développement et un
autre. Au Chili, on investit dans le
secteur minier. Ici, il n’y a pas de
spécialité, et les conditions écono
miques sont tout sauf stables,
alors, pourquoi un investisseur
viendraitil? », s’interroge Emi
liano Libman, économiste au
Centre d’études de l’Etat et de la
société et à l’Université nationale
de San Martin.
M. Macri a en outre commis l’er
reur de sousestimer les efforts à
fournir pour maîtriser ce fléau de
l’économie argentine qu’est l’in
flation. En 2015, à l’époque encore
chef du gouvernement de la ville
de Buenos Aires, Mauricio Macri
paradait : « L’inflation est le plus
simple des problèmes à résoudre. »
Son taux annuel dépassait déjà
les 20 %. Quatre ans plus tard,
2019 devrait se terminer avec près
de 55 % de hausse des prix à la
consommation.
L’effondrement du peso, qui a
suivi la défaite de M. Macri aux
primaires, a en effet poussé les
commerçants à actualiser, une
fois de plus, leurs prix. Des aug
mentations qui se font de ma
nière anarchique : « Dans un cli
mat de haute inflation, il y a beau
coup d’incertitudes. Les entrepri
ses ne savent plus quel prix mettre
à leurs produits », explique Emi
liano Libman. Certains restaura
teurs ne prennent plus la peine
d’imprimer un menu et utilisent
des ardoises pour ajuster rapide
ment leurs prix.
« UN LOURD HÉRITAGE »
Pour les commerçants, qui vivent
les yeux rivés sur le cours du dol
lar, la situation actuelle est un cas
setête. Dans sa quincaillerie du
centre de Buenos Aires, Mauro Zi
noveev attend patiemment
d’éventuels clients. « [Quelque]
75 % de mes produits sont impor
tés. Je suis obligé d’adapter les prix.
Mais je le fais progressivement... Je
préfère perdre de la rentabilité plu
tôt que des clients », explique le
jeune homme, qui a ouvert sa
boutique il y a un an et demi, juste
au début de la crise. Il en rit jaune.
« J’ai l’impression que la situation
est très instable, que tout peut par
tir en fumée. »
Les salaires ne suivent pas la
course débridée de l’inflation. Les
Argentins, dont le pouvoir
d’achat s’est effondré, s’imposent
toujours plus de restrictions. Sur
les réseaux sociaux, ils partagent,
dépités, les nouvelles étiquettes
de leurs produits du quotidien.
« Adios Playadito » : sur Twitter,
une journaliste fait ses adieux à
un paquet de maté, la tradition
nelle infusion argentine, qui
coûte désormais, comme le mon
trent ses photos prises à trois
mois d’intervalle, 35 % plus cher.
Autre promesse non tenue :
celle de la « pauvreté zéro ». Sous
la présidence Macri, elle a au con
traire nettement augmenté.
Aujourd’hui, un Argentin sur
trois vit sous le seuil de pauvreté.
Distributions de soupe populaire,
créations de clubs de troc, multi
plication du nombre de sans
abri... Ces scènes quotidiennes
d’une Argentine en crise rappel
lent celle qu’a traversée le pays
en 20012002. Pour les Argentins,
cette période reste associée au
FMI, qui avait déjà, à l’époque,
prêté de l’argent au pays en
échange d’un plan d’austérité
drastique, avant d’interrompre
son financement, précipitant le
déclenchement d’une crise sans
précédent.
Pour tenter de renverser la si
tuation, le président a annoncé,
miaoût, trois jours après sa débâ
cle aux primaires, une série de
mesures, parmi lesquelles la sup
pression de la TVA sur certains
produits alimentaires et un mo
ratoire sur le paiement de la dette
des PME. Des annonces perçues
comme tardives et insuffisantes
par beaucoup. « Le modèle écono
mique de M. Macri a échoué. Le
gouvernement n’a pas soutenu la
production », estime José Urtu
bey, dirigeant de l’Union indus
trielle argentine. « L’incidence de
la crise a été très dure pour les en
treprises. Aucune ne peut payer
des taux d’intérêt pareils [actuelle
ment de plus de 80 %]. Cela a fait
chuter l’activité », abonde Daniel
Funes de Rioja, président de la
Chambre coordinatrice de l’in
dustrie alimentaire, qui avait sa
lué les mesures de M. Macri au dé
but de son mandat.
S’il accède à la présidence le
10 décembre, Alberto Fernandez
recevra, pour reprendre les mots
de Mauricio Macri à propos des
mandats de sa prédécesseure,
« un lourd héritage », avec notam
ment un niveau d’endettement
public record, frôlant les 90 % du
produit intérieur brut. Sans
grande marge de manœuvre
pour relancer une économie au
point mort. – (Intérim.)
« Le modèle
économique
de M. Macri
a échoué. Le
gouvernement
n’a pas soutenu
la production »
JOSÉ URTUBEY
dirigeant de l’Union
industrielle argentine
PLEIN CADRE
Des
manifestants
protestent
contre
la politique
économique du
gouvernement
argentin,
à Buenos Aires,
le 30 août.
RONALDO SCHEMIDT/AFP
« vous sentez cette odeur de chocolat? »
Sheila Alarcon passe sa main sur la seule
machine de l’usine en fonctionnement.
« On est obligés de la laisser tourner, sinon le
chocolat va durcir et on pourrait tout per
dre », explique cette employée de Suschen,
usine de fabrication de confiseries située à
Rafael Castillo, dans la grande banlieue de
Buenos Aires. Célèbre pour ses bonbons
parfumés au miel, les Mielcita, Suschen a
dû en interrompre la production en juin.
Les propriétaires, accablés de dettes, ont
disparu sans rien verser à la centaine de sa
lariés de l’entreprise.
Il s’agit, pour l’immense majorité, de
femmes qui travaillaient là depuis des an
nées. A l’image de Sheila Alarcon, déléguée
du personnel : « Je suis arrivée il y a vingt et
un ans. Je suis passée par un peu tous les
postes. » Aujourd’hui, les grandes machi
nes qu’elle désigne du bout du doigt sont
étrangement silencieuses.
Les ouvrières occupent l’usine depuis dé
but juillet et s’y relaient par petits groupes
pour empêcher la saisie du matériel. « Nous
espérons trouver un repreneur ou former
une coopérative », explique Maria José
Muñoz. Pour compenser leur perte de sa
laire, elles préparent, tous les jours, des em
panadas, petits chaussons à la viande
qu’elles vendent aux voisins du quartier.
Pas assez pour faire redémarrer les machi
nes, à peine de quoi payer les factures
d’électricité et de gaz. « Chaque matin, je me
lève en pensant : “Tu dois tenir un jour de
plus, juste un jour de plus” », soupire Sheila.
Une bonne nouvelle, le tourisme
Une situation tristement fréquente dans la
province de Buenos Aires, la plus peuplée
d’Argentine (17 millions d’habitants), où les
conséquences de la crise se font cruelle
ment sentir. Selon un rapport du cabinet
de conseil Radar, près de 20 000 entrepri
ses ont fermé en Argentine depuis 2015. Et,
pour sa directrice, l’économiste Paula Es
pañol, ce chiffre ne représente que la partie
visible de l’iceberg : « Il ne prend pas en
compte les entreprises en procédure de
faillite ni celles qui ont renvoyé la moitié de
leurs employés. Dans le secteur industriel,
200 000 postes ont disparu en quatre ans. »
Le chômage a fortement augmenté : son
taux dépasse les 10 %, pour la première fois
depuis 2006. Là encore, il s’agit d’une sous
estimation, car plus d’un tiers des emplois
ne sont pas déclarés en Argentine.
Les PME sont les plus touchées par cette
vague de fermetures, en particulier dans
l’industrie et le commerce. D’ailleurs,
dans les rues de Buenos Aires, les locaux
commerciaux se couvrent de pancartes « à
vendre ».
Certains secteurs maintiennent malgré
tout la tête hors de l’eau. C’est le cas du tou
risme, l’effondrement du peso permettant
aux étrangers de disposer d’un meilleur
pouvoir d’achat lorsqu’ils visitent l’Argen
tine. Au premier semestre, l’afflux touristi
que a augmenté de presque 10 % par rap
port à la même période de 2018.
Les Argentins, eux, voyagent de moins en
moins. L’inflation qui ravage le pays (55 %
en un an) limite la consommation. Mais
quelques petits plaisirs subsistent : « Les
gens ne peuvent plus partir en vacances, ni
acheter de voiture, ni aller au restaurant en
famille, souligne Gabriel Fama, président
de l’Association des fabricants de glaces ar
tisanales. Mais ils peuvent encore s’acheter
un cornet de glace. » – (Intérim.)
Les PME font faillite et le chômage s’accroît