Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1
0123
SAMEDI 7 SEPTEMBRE 2019 sports| 17

Homophobie dans les stades : le dialogue ou l’impasse


Instances dirigeantes, associations de lutte contre l’homophobie et supporteurs tentent de sortir de la crise


« Dans notre
société, on est
responsable
de ce qu’on dit,
mais aussi de
ce que les autres
comprennent »
ROXANA MARACINEANU
ministre des sports

A Marseille, des ultras


« juste ligophobes »


Les associations de supporteurs rejettent
les accusations de conduite homophobe

marseille ­ correspondant

T


u vas voir, à la vingt­cin­
quième minute, le match
sera arrêté. » La prophétie
de ce retraité du journalisme
sportif marseillais, bien installé
en tribune de presse, ne s’est pas
réalisée dimanche 1er septembre.
La rencontre OM­Saint­Etienne,
disputée au stade Vélodrome
pour le compte de 4e journée de
Ligue 1, n’a pas été interrompue
en raison de banderoles ou de
chants jugés homophobes. Pour­
tant, les supporteurs marseillais
n’ont rien changé à leurs habitu­
des. Les « Verts » – les Stéphanois –
ont, comme toujours, été longue­
ment traités de « pédés » par la
foule. Le président Jacques­Henri
Eyraud, dont la gestion du club
provoque l’irritation à Marseille,
a également eu droit à sa bordée
d’insultes sexuées. Et le tradition­
nel « Ho­hisse... Enculé! », gim­
mick local repris par plusieurs
milliers de spectateurs a résonné
à chaque remise en jeu du gardien
adverse. Benoît Millot, arbitre de
la rencontre, et le délégué de la Li­
gue de football professionnel
(LFP) n’ont pas trouvé matière à
intervenir, s’alignant sur la vo­
lonté des instances de ne plus en­
venimer un débat déjà tendu.
Deux des six groupes de suppor­
teurs de l’OM – se présentant
comme antiracistes et antifascis­
tes – ont répondu à la polémique
avec des messages crus. « La LFP se
sert de l’homophobie pour sodomi­
ser nos libertés », ont accusé les
South Winners. « Nous sommes
seulement ligophobes », répon­
daient, quelques minutes plus
tard, les Fanatics. « Cela résume le
sentiment des ultras dans toute la
France. Les instances ont toujours
notre mouvement dans le viseur,
l’accusation d’homophobie permet
de justifier encore la répression
contre les supporteurs en les pré­
sentant comme des réacs », analyse
Pierre, un ancien du virage sud.
Si le président Eyraud s’est
félicité de l’absence de déborde­
ments, l’OM n’avait pas pris de pré­
cautions spéciales. « Le sujet a été

évoqué parmi d’autres questions de
sécurité avec les groupes dans la
réunion qui se tient avant chaque
match », dit­on au club. « On en a
un peu parlé après la rencontre à
Nice où l’arbitre avait arrêté la par­
tie, mais c’est tout », confirme
Khokha Amsis, présidente de Mar­
seille trop Puissant (MTP).
Rare femme à piloter un collectif
ultra, elle assure n’avoir jamais été
choquée par les insultes qui fusent
lors des matchs. « Au stade, depuis
toujours, ça parle mal, ça dit des
gros mots... On n’y changera rien »,
relativise­t­elle. Son groupe de
supporteurs, comme d’autres à
Marseille, est actif sur le plan so­
cial. Il a soutenu les délogés de la
rue d’Aubagne après la catastro­
phe du 5 novembre 2018 et, dans
ses premières années, a porté les
messages d’associations de lutte
contre le sida, liées à la commu­
nauté gay de Marseille.

« Banalisation »
Khokha Amsis raconte avoir été
troublée par un appel téléphoni­
que il y a quelques jours. « Un
homme se présentant comme un
agent de joueur m’a expliqué qu’il
s’occupait d’un footballeur qui vou­
lait révéler son homosexualité... Il
s’inquiétait de notre réaction en cas
de coming out, explique­t­elle. Il
n’a pas voulu me dire si c’était un
joueur de l’OM, mais je lui ai ré­
pondu qu’on ne s’intéressait pas à
la sexualité des gens et qu’accuser
d’homophobie l’ensemble des sup­
porteurs était ridicule ».
De l’autre côté du stade, dans le
virage sud, Pierre tient un autre
discours. « Je trouve hallucinant
qu’on ne s’interroge pas sur le ca­
ractère discriminatoire de nos
chants et slogans. Bien sûr qu’à
Marseille, certains utilisent des
mots comme “pédé” ou “enculé” à
tout bout de champ. Mais cela reste
un vocabulaire dégradant, des in­
sultes qui entretiennent forcément
l’homophobie et véhiculent sa
banalisation. Il faut tous travailler
là­dessus. Mais jouer uniquement
sur la répression n’aboutira qu’à
faire monter la mayonnaise. »
gilles rof

« Etre homo, c’est plus difficile dans le foot »


Pour les fans et les joueurs homosexuels, l’urgence est au débat, mais aussi à la pédagogie


I


ls saluent la fermeté des auto­
rités, moins la méthode em­
ployée. Alors que les bandero­
les homophobes se multiplient
dans les tribunes de Ligue 1 et Li­
gue 2 en France depuis mi­août,
les supporteurs de football ho­
mosexuels se félicitent des mesu­
res disciplinaires qui ont été pri­
ses – interruptions de match, fer­
meture pour un match d’une tri­
bune à Nancy.
« La Ligue de football profession­
nel [LFP] a raison d’arrêter les
matchs, l’homophobie n’a pas sa
place dans les stades en France,
nulle part d’ailleurs, juge Arnaud
Gagnoud, 28 ans. En revanche,
j’entends la réaction de certains
supporteurs qui ne comprennent
pas pourquoi on leur tombe des­
sus du jour au lendemain. Il y a
toujours eu des banderoles, des
chants homophobes, des “enculés”
proférés dans les stades. » Selon ce
supporteur de l’Olympique lyon­
nais, la LFP a manqué de pédago­
gie en amont avant d’appliquer
ses sanctions.
« Vouloir résoudre en deux semai­
nes une problématique qui existe
depuis des décennies, c’est illu­

soire », abonde Octave Héquet,
pour qui la réaction de la ministre
des sports, Roxana Maracineanu,
est apparue « disproportionnée et
arrogante » aux yeux des suppor­
teurs. Cet inconditionnel suppor­
teur du RC Lens confie ne s’être ja­
mais senti blessé par des propos
homophobes en tribunes. Ni au
sein de son club. Plus jeune, Oc­
tave a entendu son coach parler de
« pédés » ou de « frappe de mau­
viette », mais ça ne l’a jamais cho­
qué, « ça faisait partie du langage ».

Les jeunes, la priorité
Même sentiment pour Camille
Charbonneau. « Des chants homo­
phobes, moi aussi j’en ai chanté,
mais je ne les considérais pas
comme tels à l’époque, souligne
cet ancien habitué du Vélodrome
et fan de Manchester City.
Aujourd’hui, je ne les chanterais
plus car je sais que ça pourrait en
blesser certains, et je suis pour leur
interdiction. »
Pour d’autres, le quotidien est
plus dur à vivre. Gabriel (le pré­
nom a été modifié) a décidé d’ar­
rêter de jouer au football. « Je ne
me sentais plus à ma place », té­

moigne le jeune homme, suppor­
teur des Sang et Or, qui vit son ho­
mosexualité dans le secret.
Alexandre Adet a également ar­
rêté de jouer au foot, il y a une
vingtaine d’années. « J’avais le
sentiment que ce n’était pas com­
patible avec ma vie personnelle »,
se rappelle le quadragénaire.
Dans les vestiaires, il entendait
ses coéquipiers s’encourager à
renforts de « On n’est pas des pé­
dés ». « Ça ne m’a pas vraiment in­
cité, moi, à faire mon coming out,
ironise cet inconditionnel de l’AS
Monaco. Etre homo et s’assumer
en tant que tel dans le foot, c’est
plus difficile que dans d’autres
sports. » Aujourd’hui, Alexandre
est gardien de but et trésorier au
PanamBoyz & Girlz United, club
parisien militant contre tout type
de discrimination.
Pour tous, il est urgent de réta­
blir le dialogue entre associations
de supporteurs, LFP et ministre
des sports avant de dresser une
liste de termes à bannir et une
échelle de sanctions cohérente.
« Il faut expliquer aux supporteurs
ce qui relève de l’homophobie.
Pour eux, “pédé”, “enculé” sont en­

trés dans le bien commun, ils n’ont
pas le sentiment que ces propos
sont homophobes, explique
Alexandre Adet. Entendre ça dans
un stade, ça n’aide pas les jeunes
homos à faire leur coming out. »
Tous s’accordent également
pour faire de la pédagogie auprès
des jeunes une priorité. Dans les
clubs de village ou les centres de
formation, « il faut travailler à la
base, changer les choses au niveau
des éducateurs de jeunes », insiste
Octave Héquet.
« Si un entraîneur est capable
d’enseigner un placement tacti­
que, une passe, une frappe à ses
joueurs, il doit être capable aussi
de leur apprendre ce qui ne peut
pas être dit dans un stade. »
Car supporteurs et joueurs ho­
mosexuels tiennent à rappeler
qu’entre la lutte contre le racisme
et l’homophobie « il faut se débar­
rasser de toutes les discrimina­
tions dans les stades ». « On n’est
pas obligés d’insulter son adver­
saire quand on va voir un match »,
résume Alexandre Adet. Aux sup­
porteurs de faire preuve d’une
plus grande créativité.
nicolas lepeltier

FOOTBALL


A


près trois semaines
d’anathèmes, de ban­
deroles taquines ou in­
sultantes et de débats
sémantiques sur le degré d’ho­
mophobie que recouvre l’insulte
« enculé », vont­ils se parler? Li­
gue de football professionnel
(LFP), gouvernement et représen­
tants de supporteurs dits « ul­
tras » cherchent la porte de sortie
de la crise née des insultes homo­
phobes en tribunes, qui a pollué le
début de saison de Ligue 1.
Ils pourraient se retrouver, mer­
credi 11 septembre, lors d’une réu­
nion avec des associations de
lutte contre l’homophobie. A une
condition : que l’Association na­
tionale des supporters (ANS) ne
décide pas, samedi 7 septembre,
de se retirer de l’Instance natio­
nale du supportérisme (INS).
Créée par l’ex­ministre des sports
Thierry Braillard en 2016, l’INS a –
lentement – créé les conditions
d’un dialogue entre deux mondes
qui se regardaient en chiens de
faïence depuis des décennies.
Le maintien de l’ANS au sein de
cet espace de dialogue sera à l’or­
dre du jour de son assemblée gé­
nérale, a appris Le Monde. L’ANS,
qui ne souhaitait pas s’exprimer
jusqu’à son assemblée générale,
est traversée par des courants
contraires. D’un côté, ses adhé­
rents, convaincus que le dialogue
ouvert finira par améliorer leur
condition ; de l’autre, ceux pour
qui le procès en homophobie gé­
néralisée est la goutte de trop,
alors que les arrêtés préfectoraux
interdisant d’aller soutenir leur
équipe dans d’autres villes sont
toujours aussi nombreux. « Les
ultras ont la haine, ça ne va pas
être simple de les remettre autour
de la table », craint un connais­
seur du mouvement et de l’Asso­
ciation nationale des supporters.
La disparition du seul interlo­
cuteur crédible auprès des ultras,
un monde autrefois sans visage
et par nature défiant des instan­
ces, constituerait une mauvaise
nouvelle. « Tout le monde serait
perdant : on voit ce que donne le
cercle vicieux des provocations,
estime Nicolas Hourcade, socio­
logue spécialiste du supporté­
risme à l’Ecole centrale de Lyon.
Les arrêts de match ont pris les ul­
tras à rebrousse­poil. Ils ne sont
pas dans de bonnes conditions

pour faire leur autocritique, ont le
sentiment d’être stigmatisés de
manière injuste. On les accuse
d’être discriminants, alors qu’eux
se sentent discriminés. »
Le raidissement des tribunes
s’est caractérisé ces dernières se­
maines par un florilège d’insultes
et de banderoles aux tonalités
grasses ou ironiques dans les sta­
des. On y reproche aux ministres
Roxana Maracineanu et Marlène
Schiappa de faire preuve de « dé­
magogie » et à la Ligue de trouver
un nouveau prétexte pour expur­
ger les stades des « ultras », public
contestataire et peu consomma­
teur. Les supporteurs dénoncent
également un double discours, re­
levant la bienveillance du gouver­
nement à l’égard de la Coupe du
monde 2022 au Qatar, où l’homo­
sexualité est passible de la peine
de mort. En 2011 et 2017, la LFP
avait par ailleurs organisé son
Trophée des champions au Ma­
roc, où l’homosexualité est un dé­
lit passible de prison.
Pour Yoann Lemaire, président
de l’association Foot Ensemble et
auteur d’un documentaire sur le
tabou de l’homosexualité dans le
football, « la cause comme les sup­
porteurs sont aujourd’hui per­
dants, alors que tous les feux sont
au vert pour que cela avance ».

Inflexion de la politique arbitrale
La quatrième journée de Ligue 1, le
week­end dernier, a marqué une
inflexion de la politique arbitrale
à l’égard des chants et banderoles.
Si le match Metz­Paris Saint­Ger­
main, vendredi 30 août, a été in­
terrompu pour un pastiche d’une
chanson d’Angèle (« PSG, LFP, lais­
se­moi te chanter, d’aller te faire
en...., je passerai pas à la TV, parce
que mes mots sont pas très gais »),
aucun autre n’a été arrêté : les mê­
mes causes n’ont pas produit les
mêmes effets. « La philosophie,
c’est d’abord la pédagogie et la pré­
vention », insiste­t­on à la Ligue.
Si elle ne cède rien sur les princi­
pes – « L’homophobie dans les sta­
des n’est pas acceptable comme elle
n’est pas acceptable dans la rue » –,
la ministre des sports relève
qu’elle n’a « jamais dit que les sup­
porteurs étaient homophobes ».
« “Le chant est homophobe” c’est ce
que j’ai dit. Et, dans notre société,
on est responsable de ce qu’on dit,
mais aussi de ce que les autres com­
prennent », déclare Roxana Mara­
cineanu, qui, tout en demandant à

la LFP « de veiller à l’intégrité et
l’éthique du football », a remis sur
la table, cette semaine, le dossier
des interdictions de déplacement,
sur lequel le ministère de l’inté­
rieur se veut inflexible. Une façon
de tendre la main aux ultras.
« Ils tentent de réconcilier tout le
monde, parce qu’ils ont cons­
cience d’avoir foutu le bazar et
ouvert la boîte de Pandore,
s’amuse un membre de l’INS. La
ministre nous a court­circuités,
alors qu’elle n’a jamais octroyé à
l’INS des moyens de fonctionner.

Sur la lutte contre l’homophobie,
c’est la Ligue qui faisait le travail.
La présidente, Nathalie Boy de la
Tour, voulait s’en saisir depuis son
élection et l’INS aussi. Mais sur le
temps long, en consultant tout le
monde, en élaborant des proposi­
tions sérieusement. »
« J’ai toujours été reçu et écouté
par Mme Boy de la Tour, qui m’a
donné des moyens de travailler,
corrobore Yoann Lemaire. Elle a
eu beaucoup de courage et de vo­
lonté. Je ne peux pas en dire autant
de Roxana Maracineanu et de
Marlène Schiappa. »
C’est pourtant l’actuelle minis­
tre qui, après avoir assisté au choc
PSG­Marseille, en mars, a inscrit
le sujet à l’agenda médiatique.
Quelques jours avant de donner
mission à l’INS de s’en saisir dès
cette année. Six mois plus tard, le
débat a ouvert une crise au sein
du football français, et un conflit
plus feutré avec la LFP. Peut­être le
signe que le thème embarrasse le
ballon rond plus qu’il ne veut
bien l’admettre.
clément guillou

Des banderoles pastichant une chanson d’Angèle, lors du match Metz­PSG, le 30 août. JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN/AFP
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