Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1

18 |disparitions SAMEDI 7 SEPTEMBRE 2019


0123


21 FÉVRIER 1924
Naissance à Kutama,
en Rhodésie du Sud
1963 Création de l’Union
nationale africaine du
Zimbabwe (ZANU)
1964-1975 Emprisonné
pour propos subversifs
1980 Devient premier
ministre de la Rhodésie
indépendante,
devenue Zimbabwe
1987 Président de l’Etat
du Zimbabwe
2002 Sanctions
après une présidentielle
frauduleuse
2009 Gouvernement
d’union nationale
21 NOVEMBRE 2017
Mugabe démissionne
de la présidence
6 SEPTEMBRE 2019 Mort
à Singapour, à l’âge
de 95 ans

Robert


Mugabe


Ancien président


du Zimbabwe


johannesburg ­
correspondant régional

L


a fin aura été intermina­
ble, amère, solitaire. Sa
conclusion devait le na­
vrer. Il a fallu que Robert
Mugabe vienne s’éteindre, ven­
dredi 6 septembre, à Singapour,
loin du Zimbabwe qu’il a dirigé
trente­sept ans, loin de ce pays
qu’il a façonné, élevé et abîmé, au
point du reste qu’il ne s’y trouvait
plus un hôpital où il aurait pu voir
soignés les maux de son grand
âge. Il avait 95 ans, pensait encore
récemment fêter son centenaire à
la tête de ce pays. C’était avant
d’être renversé, en novem­
bre 2017, par d’anciens proches.
Robert Mugabe s’est éteint dans
une chambre d’hôpital singapou­
rienne qu’il n’avait plus quittée
depuis le mois de mai, inconsola­
ble d’avoir été chassé du pouvoir.
Son dernier geste, en août, avait
été de faire savoir qu’il se refusait
à ce qu’on l’inhume à Heroes Acre,
la grande nécropole des héros de
la lutte de libération à la sortie de
Harare, la capitale zimba­
bwéenne. Une tombe l’y attendait
pourtant, tout comme un peuple
qu’il a profondément marqué.
En le chassant du pouvoir, on
lui avait retiré tous ses pouvoirs,
et c’était déjà l’enterrer. Toute sa
vie, il avait refusé de quitter la
selle d’un destrier vengeur. Inca­
pable d’enlever les éperons, de
mettre l’épée au fourreau. En
quête de victoires ou de com­
bats? On ne savait plus. Et quelle
était au juste la nature de
l’étrange énergie qui semblait
brûler en lui, qui irradiait dans
ses éclats de rire saisissants et à
laquelle on pouvait se chauffer,
juste avant de se brûler.
De tous les géants de sa généra­
tion, Robert Mugabe aura été le
dernier à quitter cette terre d’Afri­
que à laquelle ils avaient, tous,
tant donné. Enterré dans la
ferveur, Nelson Mandela, idole de
la planète ; mis au tombeau dans
une émotion délirante, l’ancien
président tanzanien Julius
Nyerere, petit père des peuples
anti­impérialistes. Et tant
d’autres encore. Adulés, admirés.
Erreurs pardonnées. Aimés, en
somme. Incarnant encore mieux,
par­delà la mort, leur œuvre pour
la liberté de l’Afrique. Aucun de
ces pères des nations n’avait été
tué par leurs enfants.

Traité d’histoire vivant
Sur la fin, le vieillard sarcastique
ne pouvait ignorer qu’il n’aurait
droit qu’à une place ambiguë au
panthéon de la lutte de libération
de l’Afrique. Qu’avait­il gâché de
si précieux, de si fragile? Les
courtisans qui l’avaient sans
cesse entouré, et chantaient ses
louanges en tendant la main
pour une prébende ou une liasse
de dollars, avaient disparu. Il pou­
vait regarder la vérité en face : le
vieux démon qui le retrouvait
était celui d’une solitude écra­
sante. Celle de l’enfance, de la jeu­
nesse, celle d’avant la lutte.
Snobé par les grands, encensé
par les médiocres ou les petits
malins, il y avait de quoi enrager.
Robert Mugabe, le mal admiré.
Dans les dernières années, le che­
veu disparaissait, les yeux par­
taient dans le vague. Il essayait de
garder le verbe haut, mais ses
thèmes de prédilection se raré­
fiaient. Il n’en restait plus qu’un :
la traîtrise. Il voyait bien qu’on ne
l’écoutait plus avec effroi. Ses

saillies peinaient à créer de va­
gues scandales sur Internet,
avant d’être aussitôt oubliées. Lui
qui voulait changer le monde, à la
pointe du fusil et du verbe, en
était réduit à se caricaturer. Il
avait cru maîtriser l’histoire d’un
pays, la tenir d’une main de fer, et
il n’avait créé qu’un tube lance­
torpilles qui l’avait éjecté dans le
néant du gâtisme.
La dernière phase de son long
règne (1980­2017) avait été som­
bre. L’économie sombrait. A ses
côtés, on se déchirait. Les barons
du régime, les fidèles de la pre­
mière ou de la dernière heure.
Grace, sa femme, quarante et un
ans de différence, lui apparaissait
comme son arme fatale. Cette an­
cienne dactylo de la présidence
séduite puis épousée parce qu’il
fallait bien faire des enfants
aurait pu lui succéder. Créer une
dynastie, c’était bien le meilleur
moyen d’échapper à la poussière
de l’oubli. Mais une faction rivale
du pouvoir les avait battus, à la
satisfaction générale, et renvoyés
se tourner les pouces chez eux,
dans leur manoir chinois dont le
toit bleu fuyait. Ce n’était pas la
révolution, tout juste un coup
d’Etat de palais, mais cela valait
régicide. Comme elle est aigre,
cette solitude des hommes de
pouvoir ayant échoué à plaire.
Il regardait avec stupéfaction le
monde entier s’enticher folle­
ment d’un Nelson Mandela, et le
vénérer même après sa mort.
Certes, ce dernier avait été
emprisonné vingt­sept ans. Et
Mugabe, alors? Dix ans en déten­
tion dans les geôles du sinistre
régime de Rhodésie du Sud.
En 1966, il n’avait pas même pu
sortir le temps d’aller enterrer
son fils, alors son seul enfant. Il
en avait pleuré. Puis s’était repris.
En prison, il avait passé des
diplômes par correspondance,
travaillant sept jours sur sept.
Discipline de fer. Appétit
d’oiseau. Fringale de pouvoir de
plus en plus dévorante.
On avait tenté de le libérer pour
transiger une paix bâclée qui
n’aurait pas conduit à la liberté?
Il avait refusé. Pas encore le
moment. Les chefs d’Etat de la
région le poussaient à céder. Il les
envoyait paître. Déjà, il agaçait.
Pourtant, il avait raison. Libéré
finalement en 1974, il filera
presque aussitôt au Mozambi­

que voisin poursuivre la guerre
de libération. Il y prend le
contrôle de la ZANU­PF (Union
nationale africaine du Zimba­
bwe). Pendant ces années, il
apprend à détester la presse
étrangère, surtout britannique,
qui adopte le point de vue des
Blancs rhodésiens et le qualifie
d’« Hitler noir ». L’expression res­
tera, ce qui le conduira, en 2003,
lors d’un discours, à retourner le
vieil argument à sa manière : « Si
le fait de me battre pour mon peu­
ple fait de moi un Hitler, alors
laissez­moi être dix fois Hitler. »
Les Blancs poussent des cris. Il
adore. On le prend pour une
brute, parce qu’il use de la bruta­
lité. Or Robert Mugabe est un
traité d’histoire vivant. Seule­
ment, de cela, jamais personne
ne semblait vouloir en tenir
compte, et cela le tuait bien avant
d’agoniser à Singapour.

« Diplômé en violence »
Au cours des dernières années de
règne, il semblait prêt à toutes les
folies. On organisait pour lui des
banquets d’anniversaire déli­
rants, où étaient sacrifiés toute
une arche de Noé, un éléphant,
des fauves. Le scandale devait lui
tirer un sourire. On lui fabriquait
des gâteaux d’un quintal, tandis
que le peuple voyait ses enfants
s’évanouir d’inanition. Il n’en
avait cure, accaparé par ses lubies,
ses batailles. Toujours sur son
grand cheval, avec des combats à
remporter comme on gagne à la
guerre civile, sans merci.
Un temps, il avait laissé enten­
dre à Morgan Tsvangirai, l’oppo­
sant qui s’était imaginé le vaincre
par les urnes, qu’il quitterait le
pouvoir, un jour, bientôt peut­
être. Petit mensonge pernicieux.
Il était ravi de semer le trouble
dans l’esprit de cet ex­syndicaliste
qu’au fond il méprisait. Il avait
alors près de 90 ans. Depuis,
Tsvangirai est mort, quelques
mois seulement après le coup
d’Etat de novembre 2017. Cela lui a
comme enlevé une livre de chair.
Ce n’est pas à cet âge qu’un
homme se reprogramme. Or, le
programme n’était pas seulement
de diriger le Zimbabwe, mais de le
sauver. Chez Robert Mugabe, la
politique semblait toujours être la
poursuite de la guerre par
d’autres moyens. La guerre par
temps de paix, cela porte un nom :

En mars 1980.
KEYSTONE-
FRANCE/GAMMA-RAPHO

la violence. Il en a usé, abusé. Mar­
tyrisé une région entière pour
écraser son rival, Joshua Nkomo,
en lâchant des troupes de sa cin­
quième division, qui ne répondait
qu’à lui, sur le Matabeleland. Peut­
être 20 000 morts. Un seul maître
à bord du Zimbabwe : camarade
Bob, l’incompris.
L’erreur, toutefois, consisterait à
croire que cette violence résume
Robert Mugabe. En amont, il y a
l’empreinte terrible d’une épo­
que. Il est né le 21 février 1924 dans
la mission catholique de Kutama,
en Rhodésie du Sud, colonie bri­
tannique. Les hommes et les fem­
mes de ces générations ont été les
témoins et les victimes d’une bru­
talité raciale inouïe. Ils ont aussi
grandi avec les récits encore vi­
brants de la première insurrec­
tion des années 1890 contre les
envahisseurs coloniaux, la Chi­
murenga, avec leurs prophètes
galvanisant les guerriers pour dé­
fendre la terre, jusqu’à la défaite.
La prochaine Chimurenga serait
menée par une poignée d’hom­
mes, dont Robert Mugabe, qui
dira être visité par le souffle des
grands ancêtres. En attendant, à
Kutuma, grandit un jeune garçon
malheureux. Son père a disparu.
On ne connaît pas avec précision
les mots qui ont blessé le petit
Robert, garçon solitaire toujours
fourré dans les livres, et un peu
trop dans les jupes de sa mère, qui
rêvait d’en faire un prêtre. La
famille vit dans la mission. C’est
une chance, dans tout ce mal­
heur. Un prêtre irlandais, qui a
repéré l’esprit acéré du garçon
malingre, joue le rôle de mentor,
de père de substitution. Il lui ra­
conte la façon dont les Irlandais
ont arraché leur propre indépen­
dance, par les armes, quelques an­
nées plus tôt, contre les Britanni­
ques. Leçon retenue.
Robert Mugabe étudie, déjà, fé­
brilement. Il rejoint l’université
de Fort Hare (Afrique du Sud),
ouverte aux Noirs, où se trouve
justement la génération des
géants, dont l’agaçant et sédui­
sant Nelson Mandela. Il y obtient
ses premiers diplômes, s’ouvre au
marxisme. Il sera enseignant.
Part exercer au Ghana, où triom­
phe, en 1957, la première indépen­
dance africaine de l’ère des déco­
lonisations. De retour en Rhodé­
sie, le voici militant, agitateur,
puis meneur, dans les groupes

fuir précipitamment [à l’indépen­
dance]. » Il tente d’obéir. Offre
avec prodigalité la liberté à
l’homme qui, quelques semaines
plus tôt, l’appelait encore « apôtre
de Satan » : Ian Smith, président
de la Rhodésie du Sud, qui avait
promis, en 1965, que la « mino­
rité » (les Blancs) ne céderait pas le
pouvoir « avant mille ans ». Même
le chef des services de renseigne­
ment rhodésiens, qui aurait
donné un de ses bras pour qu’on
lui apporte la tête de Robert
Mugabe sur un plateau, quelques
mois plus tôt, est maintenu à son
poste. On l’invite à prendre le thé.
A la présidence, on a même gardé
les sets de table de Ian Smith, avec
décor de pub anglais.
Très vite, il faut s’éveiller de ce
rêve. On tente d’assassiner Robert
Mugabe et, parmi les suspects de
la machination, figurent les
membres des services de sécurité
sud­africains, avec des complici­
tés parmi les Blancs du Zimba­
bwe, lesquels ne ratent pas une
occasion de parler du pays en
continuant de l’appeler Rhodesia.
En traînant sur la deuxième syl­
labe, comme une insulte, un doigt
impoli dans la sémantique de
l’Etat neuf. Lequel est pris dans le
nœud des troubles de l’Afrique
australe. Il faudra encore dix ans
pour que la région s’apaise.
Robert Mugabe, lui, semble in­
capable d’un tel exploit. Il y a tant
de combats encore à mener. La
terre, pour commencer. Le temps
où 6 000 fermiers blancs exploi­
tent plus d’un tiers des terres ara­
bles du pays, alors que 7 millions
de paysans noirs se partageaient
un autre tiers, est révolu. Les Bri­
tanniques devaient payer. Dans
les années 2000, on lui signifie
sèchement qu’il n’a qu’à se dé­
brouiller. Ce sera, donc, la vio­
lence. L’escalade de la détesta­
tion, la reine lui reprend même sa
médaille. La réforme agraire est
un échec, le pays coule. Même les
Chinois, appelés à la rescousse, se
lassent de l’irascibilité du pou­
voir zimbabwéen, qui par ailleurs
ne rembourse pas ses dettes. Peu
importe : il a repris la terre des an­
cêtres. Et la terre, pour Robert
Mugabe, cela ne se résume pas à
de la superficie cultivable, c’est
aussi, pratiquement, une mysti­
que. Et la mystique, cela sert aussi
à faire la guerre.
jean­philippe rémy

qui exigent la fin de l’injustice
coloniale. En 1964, il est arrêté. En
détention, il passe par correspon­
dance des diplômes d’économie,
de droit, à l’université de Londres.
Il en aura sept, qui témoignent à
la fois de sa curiosité et de sa rage
d’apprendre, et lui permettront
d’ironiser sur cette manie en
ajoutant qu’il est aussi « diplômé
en violence ».

Escalade de la détestation
A peine libéré, il passe au Mozam­
bique. Il a 50 ans. Il va tremper de
près dans la lutte armée pour la
première fois. La guerre « du
bush » est dure. Au total, elle fera
30 000 morts. Robert Mugabe,
dans l’intervalle, a développé une
étrange amitié avec Margaret
Thatcher, qu’il cultive lors de ses
passages à Londres. Encore quel­
ques années et il sera anobli par la
reine. L’indépendance du Zimba­
bwe, en 1980, est étourdissante.
Comme le reggae de Bob Marley,
qui vient jouer à Harare, qu’on ap­
pelle encore Salisbury.
Même si cela lui porte autant
sur les nerfs que cette musique
qu’il déteste, Robert Mugabe
écoute les conseils de ses pairs
africains. Samora Machel, le prési­
dent du Mozambique, le met en
garde : « Vous vous exposez à la
ruine si vous obligez les Blancs à
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