Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1
cont exte te ndu,les marquessontde
plusenplusnombreusesàsolliciterdes
intellectuelsinfluents, et surtoutà
communiquersur leursnoms. Dans
le cadredeson défilécroisière organisé
en maiàMarrakech,Diorafaitappel
auxservice sdel’anthropologue française
AnneGrosfilley,auteure de l’ouvrage
Wax&co.Anthologiedes tissus imprimés
d’Afrique(LaMartinière,2017).
Surplace,lac hercheuse répond aux
journalistessur lesquestions d’appropria-
tion culturellequi animentactue llement
l’industriedelamode.
Il s’agit d’éviter lescontroverses :
lessilhouettes en waxdelacolle ction
printemps-été2018deStellaMcCartney
avaient,par exemple,suscitéunflot
de critiquessur leWeb. La stylisteétait
accuséedes’êtreinspi réedevêtements
traditionnel sportéspar lesfemmes
africaines, commelekabacamerounais,
sansyfaire ré férence. Plus récemment,
en juin,Kim Kardashi an aété contrainte
de changer le nom de samarque
de sous-vêt ements,baptiséeKimono.
Accuséededéshonorercet habit
traditionnel ,las tardelatélé-réalité
amêmereçu unelettredumaire de
Kyotolui demandant de«reconsidérer
[sa]décision d’utiliser le nom Kimono
pour[sa]marque »,faisantréféren ce
àunélémentinhéren tàlaculture
japonaise.«Encommuniquant sur leur
collaborationavec desexperts,
les marques cherchent une caution
intellectuelle,uncapital symbolique qui
leur permet de légitimer leurs pratiques.
C’estaussi unefaçondemontrer qu’elles
font bien les choses »,soul igne Agnès
Rocamora, sociologue et professeure
au London College of Fashio n.
Dansle cadredeson défiléautomne-
hiver2019-2020,Dioramis en avant
la poétesseetécrivaineaméricaine
RobinMorganetl’artiste italienneTomaso
Binga,deuxfiguresrenomméesdu
fémini sme, pourcommuniquersur ce
sujetsensible.Ainsi,let itredelacélèbre
anthologieéditéepar RobinMorgan,
Sisterhood isPowerful,ouvragequi a
inspiréMaria Grazia Chiuri,s’imprime
surdes tee-shir ts.Quant àTomasoBinga,
elle asigné le décordudéfilé :unabécé-
dairegéant–174 lettresreprésentées
par un corpsféminin nu –qui tapisse
lesmurs de la salle.«Les marques de

mode se sentent aujourd’hui très fragilisées.
Elles craignent, etc’esttotalement nou-
veau, de ne pas saisir les transformations
culturelles encours, de ne pas capter
leur époque »,consta te Stéphane Hugon,
sociologue et cocréateur du cabinet
stratégique Eranos, quicolla bore avec
desmarquesde luxe.
Lesnouvelles représ entationsdelaféminité
et de la masculinité, lesquestions de genre,
l’écologie,l’inclusion,led ialogue des
culturessontautantdeproblématiques
quipréoccupentactue llementlas ociété
et donclesmarques.Faire appelàun
chercheurs’inscritaussi dans unequête
de sens.Ainsi,laF ondation d’entreprise
Hermès s’est adjointles services du
sociologue HuguesJacquet, auteur de
L’Intelligencedelamain(L’Harmattan,
2012), et luiaconfié la publicationd’une
séried’ouvragesde la collection «Savoir
et faire»,coéditéeavecActes Sud;chacun
traita nt d’un matériaubrutfaçonné
par la main de l’homme, commelebois,
la terre, le métal–une manière d’enrichir
le discours de la marque àl’heure
du numérique.«Les sciences humaines
n’avaient pas leur placedans lesstratégies
de développement des marques de luxe
jusqu’alors.Lesdécideurscommencent à
comprendreleur utilitécar lacomplexité
des enjeuxrequiert une pluralitéde
compétences. En intervenant en amont,
au moment de la prise de décision,
la sociologie et l’anthropologie agissent
comme desréducteurs de risques »,
ajoute Stéphane Hugon.C’est aussil’avis
du sémioticien et analyste culturel
Luca Marchetti, professeuràl’école
supérieuredemode de l’ESGUQAM.
«Sans la bonne lecturedelaculture
d’un paysou d’unecommunautéciblée,
le marketingcensé amplifier un message
ne sertàrien aujourd’hui,explique
ce spécialiste,qui peut intervenir jusque
dans le sbriefscréatifs(recommander
descouleurs,des formes,des matières
selonlaproblématique soul evée ou
unecertainemanière de représ enter
le corpsselonlescultures).Une marque
de luxen’estplus seulement unréférent
commercial. C’estaussi unréférent culturel
de plus en plus important dans l’imaginaire
collectif.Elle incarneuneforme de savoir,
cequi induit davantagederesponsabilités
sociétales. »Quiadit que la mode était
superficielle?

E

ncore une maison de
modequiacommis
une erreur scanda-
leuse.Aucune justi-
fication,aucune
excuse ne pourront
effacercegenre
d’insultes »,
déploraitDapperDan,célèbre tailleur
de Harlem,enfévrier,sur Instagram.
L’objetdesacolère?Lamiseenvente sur
le site de Gucci d’un pull passe-montagne
noir pourvud’une ouvertureauniveau
de la bouche, ourlée de rouge. Avec ces
lèvres surdimensionnées, évoquantpour
plusieurs internautesun«blackface»–pra-
tique quiconsistait, auxixesiècle,àsegri-
mer le visageennoir pourcaricaturer
lespersonnesdecouleur –, Gucci fait face
àdes accusations de racisme(lire aussi
page 76). Plusie urs personnalités afro-
américainesappellent au boycott, notam-
mentler appeur 50 Cent,qui publie une
vidéodanslaquelle il brûle untee-shirt
de la marque.
La maison italiennes’empresse de
prés enterses excusessur Twitteretretire
de la venteleproduit litigieux.Quelques
semaines plustard, elle la ncepubliquement
un programme baptisé «Gucci
Changemakers», quimet notamment
en placeuncomitéd’experts chargés
de la guider enmatièrede«diversité»,
d’«inclusion »et de«culture».Parmi eux,
desfiguresintellectue lles américaines
dontl’écrivain Michaela AngelaDavis,
la poétesseCleoWade,lemilitant DeRay
Mckesson et Eric Avila, professeurd’his-
toireàUCLA, spécialiste entreautres,
de l’ histoiredu«blackface».
Prada, sousle coup d’un scandalesimi-
laire en décembre2018, aelleaussi créé
uneassembléeconsultativeconsacrée
àlapromotion de la di versité, coprés idée
par l’artisteaméricainengagéTheaster
Gates, enseignant àl’universitéde
Chicago.«Ces scandalesreflètent
un manque flagrant deconnaissances
historiques et de sensibilitéculturelle.
Ils signalent l’obligation de promouvoir la
diversitéaussi bien auprès des équipes
créatives que des équipes managériales,
soul igne Eric Avila.Je pense que les intel-
lectuels ont unrôle importantàjouer pour
aider les designersàsortir de leur bulle
etàcomprendreleurrôle dans un monde
globalisé et interconnecté. »Dansce

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