Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1

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SAMEDI 7 SEPTEMBRE 2019 planète| 23


Enfin, la luminosité et la quantité de nutri­
ments disponibles pour les algues jouent
aussi un rôle. « L’augmentation de la turbidité
des eaux réduirait la luminosité et diminuerait
la photosynthèse nécessaire à la croissance
des algues. La carence éventuelle en azote et
en nutriments protéinés, qui empêcherait la
synthèse de la chlorophylle, peut entraîner la
chlorose et la décoloration des algues », dé­
taille encore Park Eun­jeong.

LA PRODUCTION A DOUBLÉ EN VINGT ANS
Pour anticiper ces menaces, le Centre de re­
cherche sur les algues a mis au point de nou­
velles semences comme l’haepung, plus ré­
sistantes aux maladies, pouvant croître plus
rapidement, dans des eaux à des températu­
res supérieures, et d’un meilleur rendement.
Dix brevets ont été déposés, pour assurer
l’avenir de cette production essentielle pour
la Corée du Sud. Dans son rapport 2018 sur la
plante marine, la FAO mentionne que le pays
a exporté, en 2016, 34 500 tonnes d’algues de
culture, pour une valeur de 222 millions de
dollars. Les exportations sous forme de
snacks sont en pleine explosion puisque,
avec 300 millions de dollars, en 2015, leur va­
leur a triplé en cinq ans. Les pays les plus
gourmands de ces produits grillés sont les
Etats­Unis, le Japon, la Thaïlande et la Chine.
A l’échelle mondiale, la FAO estime que si
221 espèces d’algues présentent une valeur
commerciale, seules dix sont intensivement
cultivées, brunes, rouges ou vertes. Elle estime
à plus de 6 milliards de dollars le marché an­
nuel de l’algue. Selon l’organisation interna­
tionale, la production mondiale de plantes
cultivées a doublé en vingt ans, pour atteindre
un peu plus de 30 millions de tonnes en 2016.
Les pays producteurs les plus importants sont
la Chine (48 %), l’Indonésie (39 %) – essentiel­
lement pour des additifs, des gélifiants, pas
pour l’alimentation –, puis les Philippines, la
Corée du Sud et le Japon.
En Asie de l’Est et du Sud­Est, les algues cul­
tivées sont presque exclusivement destinées
à la consommation humaine directe. Celles
qui sont mangées directement comme « lé­
gumes de mer » représentent les trois quarts
de la production mondiale, celles pour la pro­
duction d’engrais, pour la santé ou pour la
cosmétique 12,5 %, et celles pour l’agroali­
mentaire (notamment pour la fabrication de
gélifiant ou d’épaississant, et de nourriture
pour l’aquaculture), pour la chimie et pour la

microbiologie, les 12,5 % restants. Dans tous
les restaurants coréens, de la plus petite
échoppe aux tables gastronomiques de re­
nommée internationale, l’algue trône à la
carte. Incontournable de la vie familiale, la
soupe servie pour les anniversaires, le
miyeok guk, se prépare avec le miyeok séché
que l’on réhydrate en le trempant dans l’eau,
qu’on essore ensuite, auquel on ajoute de la
viande de bœuf, coupée en fines tranches, re­
venue dans un peu d’huile de sésame. Le
dashima sert aussi quotidiennement à la
préparation des soupes.
Dans son restaurant étoilé de Séoul, Stay, au
81 e étage de la monumentale Lotte World
Tower, cinquième plus haute tour du monde
avec ses 555 mètres de hauteur, sous la ban­
nière du célèbre cuisinier français Yannick Al­
léno, la chef Choi Hae­young travaille avec
soin le dashima et le miyeok en poudre pour
réaliser son foie gras. « Je fais attention à ce que
les deux goûts forts, les algues et le canard, ne se
neutralisent pas. Pour nous, l’algue n’est pas un
produit de luxe, j’ai grandi en en mangeant
quotidiennement, mais il faut faire attention
avec une clientèle qui vient ici pour goûter la
gastronomie française », affirme Choi Hae­
young, tout en veillant sur sa brigade de
quinze cuisiniers.
La France, et plus généralement l’Europe,
est dans le viseur de la Corée du Sud. Preuve
de cette attention, la visite de journalistes du
Monde a attiré deux équipes de la télévision,
venus de Séoul pour réaliser un sujet passé
au journal télévisé national. « Les Américains
s’intéressent de plus en plus aux algues, parce
qu’ils recherchent des produits sains. Mais
nous voulons être plus présents sur le marché
européen. Nous envisageons d’installer un
centre de promotion des algues coréennes en
France. Peut­être en face du Louvre? », confie
Kim Seong­hi, le chef de la division « promo­
tion de la transformation et des exporta­
tions » au ministère des océans et des pêches.
A défaut de pouvoir trouver aisément ses
algues alimentaires dans les supermarchés
français, le voyageur sud­coréen, avant de
quitter son pays, fait ses provisions en ache­
tant d’impressionnants packs de gim et de
dashima, à l’aéroport international de Séoul.
Pour emporter avec lui les saveurs iodées de
la cuisine nationale.
rémi barroux

FIN

LES  CHIFFRES


5,5  MILLIARDS
d’euros
C’est la valeur estimée du
marché mondial de l’algue par
l’Organisation des Nations unies
pour l’agriculture et l’alimenta-
tion en 2016, pour un tonnage
estimé à plus de 30 millions.
Les trois quarts de cette produc-
tion sont destinés à la consom-
mation humaine, le reste à
l’agroalimentaire, aux engrais,
à la cosmétique, à la chimie...

93  % 
des algues exportées
par la Corée du Sud en 2016
sont alimentaires
La quasi-totalité de
la production nationale
se fait en algoculture.

Shin Yeon­ju, 33 ans, récolte des dashima près de Wando, le 22 juillet. PHOTOS : JULIEN GOLDSTEIN POUR « LE MONDE »

Dans le Centre de recherche sur les algues, dans le district d’Haenam, le 19 juillet.

La France se convertit


lentement aux algues


La production annuelle hexagonale avoisine
les 80 000 tonnes, assurée à 90 % par la Bretagne

roscoff (finistère) ­ envoyé spécial

V


endredi 9 août, les algues font
la couverture du supplément
hebdomadaire de Corse­Ma­
tin : « Beauté, bien­être, tout sur leurs
super­pouvoirs. » A l’intérieur, on lit les
bienfaits de ces « végétaux d’exception »
pour « la cosméto », apaisant, raffermis­
sant, purifiant, lissant... On apprend
aussi, comme pour les champignons,
les charmes de la cueillette – on les
prend quand elles sont encore fixées
aux rochers, on ne les ramasse pas sur
la plage, on les mange, on les boit. On
peut les consommer, même si, pru­
demment, le journal ne mentionne pas
l’alimentation dans son titre.
Pourtant, les algues sont comestibles.
Elles sont « incroyable[s] d’un point de
vue nutritif, explique Régine Quéva,
dans son ouvrage Les Super­pouvoirs
des algues. Santé, cuisine, beauté... les al­
gues vont vous surprendre! (Larousse,
144 p., 12,90 euros). Il n’y a aucune algue
toxique sur les milliers qui vivent dans
les océans ». En France, pourtant, elles
ne séduisent pas.
Changement de région. Le 5 août, les
algues font aussi la « une » d’Ouest­
France. « Les algues vertes, éternel fléau
breton », titre le quotidien. Il n’est qua­
siment pas de jour sans que la presse lo­
cale n’évoque les méfaits des algues. Un
mois plus tôt, la presse relatait de « nou­
velles tensions autour des algues vertes »
dans les Côtes­d’Armor. A Lantic, une
usine chargée de récupérer les algues
ramassées sur les plages a dû fermer à
cause des « odeurs épouvantables » in­
commodant les riverains.
Pas facile donc d’expliquer que l’on
peut manger des algues, qu’elles sont
bonnes pour la santé, voire qu’elles
sont « une solution pour la planète »,
ainsi que le vante Régine Quéva : « Elles
captent et stockent à long terme le CO 2 et
aident ainsi à lutter contre le réchauffe­
ment climatique. »

« Il faut ruser »
« Aujourd’hui, l’algue est perçue comme
nocive. Avant que l’algue ne prolifère en
marée verte toxique, avec les émana­
tions mortelles d’hydrogène sulfuré, elle
avait bonne réputation », regrette Inès
Léraud, journaliste, documentariste et
auteure avec Pierre Van Hove d’une
bande dessinée, très complète, Algues
vertes, l’histoire interdite (Delcourt, 160
p., 18,95 euros). Les lois de modernisa­
tion agricole des années 1960 ont laissé
le champ libre à l’agro­industrie surdi­
mensionnée, aux élevages intensifs. Les
engrais azotés qui finissent en mer favo­
risent le développement des algues avi­
des de ces nutriments.
Sur les sentiers de bord de mer ou sur
le port de Roscoff, charmant bourg finis­
térien et spot incontournable de la pro­
duction française d’algues, il est difficile
de les ignorer, roulées par les vagues ou
entassées sur certaines plages. Et plus
difficile encore de commander un plat
d’algues au restaurant voisin.
« Il faut ruser pour faire manger des al­
gues. Avant on avait inscrit un “foie gras
aux algues” à la carte et personne n’en
prenait. Aujourd’hui, il s’appelle “foie gras
à la laitue de mer” et les gens adorent »,
confie Monique Poulet, copropriétaire
du restaurant Chez Jany, sur le port de
Roscoff. Le chef, Julien Gasté, témoigne
de la difficulté, mais n’hésite pas à servir
du wakamé (Undaria pinnatifida, une al­
gue brune, presque noire, originaire
d’Asie et introduite en Bretagne à la fin
du XXe siècle) en garniture avec du riz, ou
encore de la dulse (Palmaria palmata,
une algue rouge que l’on appelle aussi
goémon à vache) avec un pavé de lieu.
Egalement fondatrice de la société Al­
goplus, en 1993, Monique Poulet com­
mercialise de nombreux produits con­
fectionnés à base d’algues : haricots
verts marins ou spaghettis de mer (Hi­
manthalia elongata), à cause de son as­
pect filiforme et de sa taille qui peut at­

teindre 3 mètres, des tartares d’algues,
des beurres ou fromages aux algues, etc.
« On a créé la conserverie en 2008, mais
ce qui nous a permis de vivre longtemps,
ce sont les algues pour la décoration,
dans la grande distribution notamment.
Il y a quinze ans, on ne parlait quasiment
pas d’algues pour l’alimentation. Mais,
depuis quelques années, les gens sont in­
téressés. Il faut juste les convaincre de la
simplicité des recettes et de l’accessibilité
du produit », indique Monique Poulet.

Conservation dans le sel
A quelques centaines de mètres de la
conserverie et de la boutique d’Algoplus
se trouvent les locaux de Bretalg. Cette
société récolte les algues et les vend
« fraîches, salées » – elles sont lavées à
l’eau de mer, triées et salées avant d’être
conditionnées. Ce procédé de conserva­
tion dans le sel, qui permet d’éviter la
déshydratation qui élimine une partie
des apports nutritionnels, a été inventé
par Michel Coz, fondateur de cette entre­
prise pionnière en 1991. Six variétés sont
disponibles, brunes comme le spaghetti
de mer, le kombu royal ou le wakamé,
rouges comme la nori ou la dulse, et ver­
tes telle la laitue de mer. Dans l’atelier où
sont réceptionnées les récoltes quoti­
diennes, une salariée coupe la laitue de
mer, la glisse dans des barquettes, direc­
tion Rungis et la chaîne Biocoop.
« Vu la tendance vers une cuisine de plus
en plus végétale, il faut trouver des ap­
ports protéinés remplaçant la viande, et
l’algue est idéale », avance Elsa Pointud.
Avec son compagnon, Alexandre Co­
leno, 32 ans chacun, ils ont repris Bretalg
en 2015. Avec onze salariés, la société est
en pleine expansion. « Il y a dix ans, nous
produisions 20 tonnes. Aujourd’hui, nous
en sommes à 200 tonnes d’algues ali­
mentaires et de 100 à 150 tonnes d’algues
de décoration, et nous sommes en bio »,
explique la jeune femme.
La production annuelle d’algues fran­
çaises avoisinerait les 80 000 tonnes – la
Bretagne représentant plus de 90 % de la
récolte et de la transformation –, dont les
trois quarts sont destinés à l’industrie
agroalimentaire (aliment pour bétail
notamment), la chimie et la microbiolo­
gie. Un quart est voué à la santé, au bien­
être – la cosmétique représenterait 10 %
du volume mais 50 % de la valeur engen­
drée – et au traitement des eaux. Reste
1 % pour l’alimentation humaine.
C’est infinitésimal, et le chemin jus­
qu’à nos assiettes de l’algue est encore
long. Dans le dernier baromètre semes­
triel (juillet 2019) consacré à l’image des
produits aquatiques de FranceAgriMer
(du 17 au 23 mai auprès de 1 000 person­
nes), les algues, si elles bénéficient
d’une bonne notoriété (89 %, à la 37e
place sur 71 espèces proposées), gardent
une image peu attirante, se situant
alors à la 64e position.
« Il existe un certain conservatisme dans
ce que mangent les Français. Il y a trente
ans, les crevettes et le saumon n’étaient
pas des produits courants de consomma­
tion, note Jérôme Lafon, délégué pêche
et filière aquaculture de FranceAgriMer.
L’introduction d’un nouvel aliment n’est
pas évidente : il faut travailler sur l’offre et
affiner les propositions. L’algue a un po­
tentiel avec les tendances au naturel, au
bien­être. Mais ce ne sera pas la révolu­
tion à court terme. » 
r. bx.

« IL FAUT JUSTE 


CONVAINCRE LES GENS


DE LA SIMPLICITÉ


DES RECETTES


ET DE L’ACCESSIBILITÉ


DU PRODUIT »
MONIQUE POULET
fondatrice de la société Algoplus
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