Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1

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CULTURE


SAMEDI 7 SEPTEMBRE 2019

0123


Le riche dialogue de l’art et de l’industrie


A Dunkerque, « Gigantisme » présente 200 œuvres témoignant des relations entre artistes et ingénierie


EXPOSITION
dunkerque

G


igantisme » est, son
nom l’indique, une ex­
position démesurée,
ainsi qu’il convient à
son cadre, le port de Dunkerque,
et à son sujet, les relations entre
art et industrie dans la deuxième
moitié du XXe siècle et, de façon
plus allusive, dans l’art d’aujour­
d’hui. Pour une question si ac­
tuelle, il fallait au moins trois
lieux, dont deux de proportions
monumentales. Le premier est
la Halle AP2, nef colossale élevée
en 1945, où se préparait jadis la
construction des bateaux. Le se­
cond est son frère siamois, le
FRAC (Fonds régional d’art con­
temporain) Grand Large­Hauts­
de­France, de mêmes dimensions
et presque de même apparence,
mais divisé en plateaux.
Par comparaison, le troisième, le
Lieu d’art et d’action contempo­
rain (LAAC), paraît presque petit.
Musée construit en 1982 à l’ini­
tiative d’un ingénieur, Gilbert
Delaine, devenu le promoteur de
l’art contemporain dans sa ville,
avec l’aide d’entreprises mécènes,
il apparaît désormais comme
un excellent exemple de l’archi­
tecture muséale d’alors, spectacu­
laire et quasi sculpturale, de même
que le FRAC, élevé en 2013 par les
architectes Lacaton et Vassal, sera
bientôt vu comme un parfait
exemple d’un autre moment de
l’architecture : celui où la contem­
plation mélancolique de cathédra­
les de l’industrie devenues obsolè­
tes l’emporte sur la confiance en la
modernité, ses logiques révolu­
tionnaires, ses nouvelles formes et
ses nouveaux matériaux.
La confrontation entre ces bâti­
ments, que ne séparent que trois
décennies et quelques dizaines de
mètres à franchir sur une passe­
relle tendue au­dessus d’un canal,
peut faire office d’introduction à
l’exposition, car elle illustre l’his­
toire que « Gigantisme. Art & In­
dustrie » raconte : de l’exaltation
de ce que l’on considère alors
comme les productions enthou­
siasmantes du progrès scientifi­
que et technique, au temps du
doute, du regret et de la dérision. A
une extrémité, celle de la moder­
nité fière de sa rationalité et de sa
perfection, une construction de
volumes parallélépipédiques en
aluminium peint, exécution im­
peccable d’un schéma strict des­
siné en 1985 par Donald Judd
(1928­1994), théoricien et praticien
du minimalisme américain. A
l’autre, une installation du Britan­
nique Liam Gillick, né en 1964,
en même temps que le minima­
lisme : des plaques d’acier décou­
pées en lignes brisées, laquées et
disposées au sol de manière à for­
mer, vues à distance, un paysage
de montagne aux charmantes

couleurs vives. Il serait simple­
ment décoratif sans son titre : La
vue construite par l’usine depuis
qu’elle a cessé de produire des voi­
tures (2005). Il est ainsi à sa place
dans la Halle AP2, où l’on a cessé de
produire des coques de navires.

Juxtapositions inattendues
Entre ces deux pôles se répartis­
sent en cinq chapitres plus de
200 œuvres d’une centaine de si­
gnatures différentes. Cette quan­
tité suffit à établir l’importance
du sujet, qui a occupé ou occupe
encore tant d’artistes, tous modes
de création associés, de l’encre sur
papier de Pierrette Bloch à la cons­
truction électro­magnétique de
Takis, du contreplaqué en lignes
sinueuses de Pierre Paulin aux
câbles enroulés sur des bobines de
Tatiana Trouvé, des assemblages
de canalisations et bûches de Ber­
nard Pagès aux mises en scène
photographiées pseudo­publici­
taires de Philippe Cazal. Les maté­
riaux et les formats les plus étran­
gers les uns aux autres alternent,
l’accrochage osant des juxtaposi­
tions inattendues, irrespectueu­
ses des classements habituels par
mouvements ou esthétiques – ce
qui est déjà une grande qualité.

Les surprises sont d’autant plus
nombreuses qu’en puisant dans
des collections privées et publi­
ques, l’exposition abonde en piè­
ces peu connues d’artistes soit cé­
lèbres pour d’autres travaux, soit
eux­mêmes méconnus. De la pre­
mière catégorie relèvent une stu­
péfiante scène de naufrage entre
romantisme et dérision, fabriquée
par Claudio Parmiggiani, beau­
coup plus sobre et elliptique d’or­
dinaire, ou une peinture spectrale
obtenue par ordinateur en 1971,
création assistée de Tetsumi Kudo,
dont on connaît mieux les assem­
blages morbides de débris plasti­
ques et électroniques. Ou encore le
légèrement obscène projet de Cen­
tre de loisirs sexuels dessiné pour
une future ville cybernétique vers
1960 par Nicolas Schöffer, plus cé­
lèbre pour ses constructions mo­
torisées et miroitantes que pour
cette création digne de l’architecte
utopiste du XVIIIe siècle Claude­
Nicolas Ledoux.
Dans la seconde catégorie se
trouvent Robert Malaval, dont
une monographie montrerait l’in­
tensité, ou Bernard Heidsieck,
dont la nécessaire rétrospective
tarde à venir. Leur présence, celle
de Lars Fredrikson, de Gil Wolman,

de Michel Journiac ou de Daniel
Pommereulle, suggèrent une his­
toire du dernier demi­siècle diffé­
rente de l’officielle, plus attentive
aux singularités isolées et moins
docile aux réputations suppo­
sées établies. A ce titre, mention
spéciale pour s’être souvenu de Ni­
cola L., héroïne provocatrice du
pop art, presque toujours oubliée
en dépit – ou à cause? – de ses
audaces libertines.

Dépasser les classements
Dans ces travaux si variés, les rap­
ports à la modernité industrielle
se manifestent à des degrés di­
vers. Il y a celui de l’évidence : les
études pour des signalétiques
autoroutières de Jean Widmer, les
chaises thermoformées de Claude
Courtecuisse et, plus générale­
ment, tout ce qui a trait au design
et à la consommation. Il y a celui
de la représentation explicite, de
l’apparente neutralité à la satire
ostensible : Nicola L., Niki de Saint­
Phalle, Andy Warhol, Arman,
Gérard Deschamps, Hervé Télé­
maque, Jacques Monory, Victor
Burgin, Jean­Pierre Raynaud.
Il y a enfin le niveau des princi­
pes : quand le mode sériel de
production des formes et leur

géométrie systématique repro­
duisent la logique et les structures
selon lesquelles travaillent ingé­
nieurs et industries. On a déjà cité
Judd en ce sens. L’analyse s’appli­
que aussi bien à Sol LeWitt, à
François Morellet et, plus globa­
lement, à celles et ceux qui ont
développé avec rigueur des abs­
tractions commandées par la
géométrie : Shirley Jaffe, Aurélie
Nemours, Jean Dewasne, Auguste
Herbin. Elle vaut aussi pour les
groupes français de la fin des an­
nées 1960, dont Claude Viallat,
Patrick Saytour, Noël Dolla, Louis
Cane et Daniel Buren sont ici les
représentants.
Grâce à ce principe d’interpré­
tation, l’exposition parvient à dé­
passer les classements qui, dans

La temporalité trouble d’« Un balcon en forêt »


Le chef­d’œuvre oublié de Michel Mitrani, adaptation du roman de Julien Gracq sur l’attente pendant la « drôle de guerre », paraît en DVD


DVD


R


ares sont les adaptations
à l’écran de l’œuvre en­
voûtante et méditative de
Julien Gracq, dont la transpo­
sition en images n’est jamais allée
de soi. Celle qui s’est à ce jour le
plus approchée de son étrange
temporalité demeure sans doute
Un balcon en forêt (1979), inspiré
du récit de guerre de l’écrivain et
exhumé par Luna Park Films
dans sa collection Ciné­club TV,
en partenariat avec l’INA. Peu
connu, peu montré, ce film, co­
produit par Antenne 2 (l’ancêtre

de France 2) et sorti brièvement
en salle avant sa diffusion télévi­
sée, pâtit de l’injuste obscurité où
est tombé le nom de son auteur,
Michel Mitrani (1930­1996). Proli­
fique réalisateur pour le petit et le
grand écran (Les Guichets du
Louvre, 1974), Mitrani fut l’ardent
défenseur d’une télévision exi­
geante, à même de porter les
grands textes à la connaissance
du public (il adapta pour elle
Beckett, Sartre, Duras ou Ionesco).
D’une écriture très moderne, Un
balcon en forêt témoigne de cette
exigence, donnant corps à un
texte réputé aride, car fondé sur

l’attente, l’incertitude et l’indéter­
mination. Et pour cause, puisque
celui­ci prend pour cadre la
« drôle de guerre ». En octo­
bre 1939, le lieutenant Grange
(Humbert Balsan) est assigné à
une maison forte dans les hau­
teurs de la forêt ardennaise, édi­
fice banalisé abritant un bunker
et voué à tromper d’éventuels
assaillants allemands. Sur place,
il prend sous ses ordres trois bi­
dasses dociles mais sans grande
compétence (Yves Afonso, Jac­
ques Villeret et Serge Martina).
La troupe vivote, trompe l’ennui,
sécurise le périmètre avec les

moyens du bord, dans l’attente
d’une guerre qui s’acharne à ne
pas venir. A ses heures, le lieu­
tenant rend visite à Mona (Aïna
Wallé), une veuve esseulée. Naît
une relation amoureuse. Les sai­
sons se succèdent, les troupes pas­
sent, les ordres se tarissent, et
Grange finit par se complaire dans
cette expectative qui revêt bientôt
une dimension existentielle.

Déroute intérieure
Dans le sillon du Désert des Tarta­
res, de Dino Buzzati, Un balcon
en forêt considère la guerre sous
son jour le plus aberrant, celui de

l’inaction, du désœuvrement, du
vide et de l’absence. Le perpétuel
ajournement du combat, l’invisi­
bilité d’un ennemi dont on vient
à douter ouvrent la parenthèse
d’un temps mort qui brouille les
contours de la réalité. La beauté
du film est de rendre palpable
cette temporalité trouble, filan­
dreuse, pour saisir à travers elle
l’étrange sentiment de déroute
intérieure qui a caractérisé la
« drôle de guerre » : les villes vi­
dées de leurs habitants, l’insuffi­
sance matérielle de l’armée, l’im­
préparation des troupes, le défai­
tisme cynique des haut gradés...

Rigoureuse et sans pathos, la
mise en scène de Michel Mitrani
restitue la quotidienneté gourde
des militaires, dans une sorte
de suspense désemparé. La pureté
des cadres, la netteté du montage,
les teintes maussades de l’Ardenne
donnent lieu à des scènes d’une
simplicité magnifique, telle la ren­
contre sous la pluie de Grange et
de Mona. Ce chef­d’œuvre oublié
du cinéma français est à redécou­
vrir d’urgence.
mathieu macheret

Film français de Michel Mitrani
(1979), 1 DVD Luna Park Films.

« 411237 [1] 411329 [6] »,
de Nathalie Brevet et
Hughes Rochette (2019).
Six conteneurs empilés
où circule l’eau du port.
ADAGP, PARIS 2019/COURTESY
DES ARTISTES/©AURÉLIEN MOLE

En puisant dans
des collections
privées et
publiques,
l’exposition
abonde en pièces
peu connues

les manuels, opposent pop art et
minimalisme sans comprendre
qu’ils ont en commun de naître
et de se développer dans le
contexte de la société de produc­
tion et de consommation indus­
trielles qui s’étend à partir des an­
nées 1950. Il aurait été possible
d’introduire d’autres œuvres,
d’autres preuves : David Hockney,
Sigmar Polke et Martial Raysse
côté pop ou Robert Ryman, Dan
Flavin et Michel Parmentier côté
minimal. Mais on n’oserait accu­
ser « Gigantisme » d’être une ma­
nifestation trop réduite.
Et cela d’autant moins que le par­
cours, pour être complet, doit se
poursuivre d’installations provi­
soires le long des quais et docks,
avec pour point final l’inscription
monumentale que Tania Mou­
raud trace en lignes si étirées qu’el­
les sont presque illisibles sur un ré­
servoir d’un des terminaux du
port. Là aussi, il suffit d’un regard
sur le paysage pour percevoir la
pertinence du projet.
philippe dagen

« Gigantisme. Art & Industrie »,
FRAC et Halle AP2, à Dunkerque
(Nord). Entrée : de 4€ à 6 €, gratuit
le dimanche. Jusqu’au 5 janvier.
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