Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1

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SAMEDI 7 SEPTEMBRE 2019 idées| 29


I


ls ont baptisé l’opération « The Red Hat Report ». Red hat
par référence à la toque rouge (la barrette) que les cardi­
naux reçoivent du pape lorsqu’ils sont élevés à cette
haute dignité. « The Red Hat Report », donc, est une en­
quête lancée par un groupe de riches catholiques ultra­
conservateurs américains, ulcérés par la tournure qu’a prise
le pontificat de François. Réunis en septembre 2018 à
Washington, ils ont décidé de passer au crible tous les cardi­
naux en âge (ils sont aujourd’hui cent dix­neuf à avoir moins
de 80 ans) de participer au conclave qui, le moment venu,
choisira en son sein le successeur du pontife argentin.
Leur objectif est de préparer le terrain pour favoriser l’élec­
tion d’un pape à leur convenance. Un pape qui ne passerait
pas son temps à dénigrer « le dieu Argent » et le libéralisme dé­
bridé, à dénoncer la politique des Etats occidentaux à l’égard
des migrants, à faire preuve de mansuétude envers les
auteurs de toutes sortes d’entorses à la morale catholique
(homosexuels, femmes qui ont avorté, couples non mariés,
divorcés remariés, etc.). Bref, un conservateur bon teint qui
saurait restaurer l’ordre catholique de tou­
jours, profané, à leurs yeux, par François.
Ce groupe promet qu’une équipe de plu­
sieurs dizaines d’enquêteurs qualifiés (an­
ciens policiers du FBI, avocats, universitai­
res, journalistes, etc.), dotée d’un budget de
plus de 1 million de dollars, passera au cri­
ble le passé de chaque cardinal. Ils y cher­
cheront les indices qui les rattacheraient à
des faits de « corruption » ou d’« abus
sexuel », ou de camouflage de tels méfaits,
et ils examineront à la loupe leurs prises de
position et leurs relations. Les cardinaux
électeurs seront ainsi dûment informés de
qui convient ou non pour la fonction, aux
yeux de ces puissants laïques, qui sont
aussi d’importants donateurs de l’Eglise.
Révélée par des sites catholiques améri­
cains et affichée en ligne, cette initiative est
l’un des indices sur lesquels se fonde Nico­
las Senèze pour affirmer que de puissants
groupes du catholicisme américain ont dé­
cidé de mettre fin à l’ère François. N’ayant pas obtenu sa dé­
mission l’an passé, ils se prépareraient à manipuler l’élection
de son successeur en décrédibilisant les cardinaux suscepti­
bles de s’inscrire dans ses pas. Autrement dit, ils complotent
un « putsch » dans l’Eglise catholique romaine. Le correspon­
dant au Vatican du quotidien catholique La Croix n’a pas en­
quêté directement auprès de ces personnalités et groupes ca­
tholiques influents. Mais dans son livre Comment l’Amérique
veut changer de pape, sorti le 4 septembre, il interprète à tra­
vers ce prisme les événements peu ordinaires qui ont ponctué
l’actuel pontificat, jusqu’à l’incroyable lettre ouverte publiée
fin août 2018 par Mgr Carlo Maria Vigano, un ancien nonce à
Washington, qui appelait carrément François à démissionner.

Une guerre sans merci contre le pape François
Le journaliste, bon connaisseur du Vatican, décrit en toile de
fond un double mouvement contraire. Aux Etats­Unis, à par­
tir du début des années 2000, la crise des violences sexuelles
affaiblit financièrement beaucoup de diocèses, contraints de
verser d’énormes indemnités aux victimes. Appelés à la res­
cousse par le clergé, des laïques et leurs organisations en pro­
fitent pour monter en puissance. Dotés de moyens financiers
importants, imprégnés de libéralisme économique et de con­
servatisme familial et social (encouragé en son temps par
Jean­Paul II), ils auraient mis sous tutelle la hiérarchie et don­
neraient dorénavant le la dans l’Eglise américaine. Dans le
même temps, le Saint­Siège s’est engagé dans une critique des
excès du libéralisme économique, d’abord timidement sous
Benoît XVI, puis bille en tête avec François. La tension entre
les deux s’est transformée en guerre sans merci.
Ces acteurs anti­François ont des noms et des visages.
Nicolas Senèze cite les Chevaliers de Colomb, énorme organi­
sation caritative assise sur un magot de 100 milliards de dol­
lars, et le réseau de télévision Eternal World Television
Network (EWTN) avec son groupe de médias. L’un des admi­
nistrateurs d’EWTN, l’avocat et promoteur Timothy Busch,
est présenté comme un homme­clé de cette mouvance. Il a
fondé le Napa institute, qui promet à la fois « une théologie
conservatrice et une vision très libertarienne de l’économie », et
organise des rencontres dans des lieux on ne peut plus chics.
Autres acteurs de cette mouvance, le groupe d’entrepre­
neurs Legatus, qui a suspendu sa contribution annuelle au
Vatican après la lettre de Mgr Vigano, ou encore George
Weigel et son think tank Ethics and Public Policy Center.
Querelles au synode sur la famille, réception de l’encyclique
« Laudato Si’» – la première sur le climat et l’environnement –,
crise à l’Ordre de Malte, contestation de l’accord avec Pékin sur
la nomination d’évêques... L’auteur relit de façon sugges­
tive les temps forts du pontificat au prisme de cette guérilla
conduite contre François depuis l’Amérique. Jusqu’à l’appel à
la démission du pape lancé par Mgr Vigano, une authentique
« tentative de coup d’Etat » qui, assure l’auteur, aurait bénéficié
du concours actif de certains de ces puissants.
Fallait­il, pour autant, attribuer à « l’Amérique » les inten­
tions franciscophobes de ces conservateurs? Ils sont certes
puissants, en phase avec le trumpisme et la mouvance évan­
gélique, mais pas au point, par exemple, de museler la hiérar­
chie américaine sur la politique migratoire du président. Face
« aux adversaires du pape et à leur réseau de médias qui, grâce
à d’importants moyens financiers, s’est arrogé le droit de parler
au nom des fidèles », ce livre prend clairement parti contre ces
comploteurs et pour François dans la bagarre en cours.
cécile chambraud

« DANS “ANIMAL”, 


IL Y A “ANIMA”, 


L’ÂME, ET “ANIMUS”, 


L’ESPRIT. IL Y A TOUT


CE QUI EST ANIMÉ


PAR L’INSPIRATION, 


LE VERBE, 


LE LANGAGE »


CHRISTELLE ENAULT

psychologiques ou historiques, d’écrire
dans une autre langue que leur langue de
naissance. Leur style a été « délogé », et ce
délogement les a conduits à penser autre­
ment leur propre identité ou leur insertion
dans le monde. La zoopoétique suggère
qu’on peut opérer ce type de décalages de
l’intérieur même de la langue d’origine.

Comment les écrivains s’y prennent­ils
pour penser autrement à propos
de la question animale?
Prenons La Dernière Harde, de Genevoix,
qui raconte l’histoire d’un cerf essayant
d’échapper à la mise à mort. Le narrateur ne
se met pas exactement à la place de l’animal,
mais il a recours à de nombreuses notations
d’émotions, de sensations corporelles, de ré­
férences aux saisons : c’est une façon de se
décaler, de faire un pas de côté vers des mo­
des d’existence animaux. Genevoix emploie
également de nombreux mots liés aux trai­
tés de chasse, des mots liés à la vénerie qui
vont tout de suite donner une impression
d’enforestation ou de danger.
Certains auteurs essayent de se mettre
dans la tête d’animaux, avec une narration à
la première personne, comme dans Flush, où
Virginia Woolf parle à la place d’un chien do­
mestique. D’autres, au contraire, vont rester
très extérieurs. Ainsi, pour décrire l’angoisse
et l’emprisonnement, Rilke, dans La Pan­
thère, montre comment le félin va en avant,
en arrière, revient sur ses pas, comment les
barreaux devant lui brisent l’extension de
son regard : on n’est pas dans la peau de la
bête, mais rendre compte de ce qu’elle est en
train de faire est déjà un moyen d’accès à son
univers. Il y a enfin les récits de traque,
comme Le Poids du papillon d’Erri De Luca
(Gallimard, 2011) ou Moby Dick de Melville :
décrire notre relation aux bêtes consiste
aussi à évoquer celles nous échappent!

Que disent ces travaux de notre rapport
occidental à la nature?
Que ce rapport est plus complexe qu’il
n’en a l’air. En interrogeant à nouveaux frais
les manières d’écrire qui permettent à un
auteur d’engager le lecteur dans le monde
du vivant, la zoopoétique relativise l’impor­
tance de la pensée dualiste homme­nature.
Il y a eu en Occident, bien sûr, un courant de
pensée majoritaire qui s’est créé contre les
animaux, qui les a infériorisés puis objecta­
lisés – ce qui a donné les horreurs contem­
poraines de l’élevage industriel. Mais les
grands écrivains nous montrent depuis très
longtemps que nous habitons le territoire
des bêtes, tout autant que les bêtes habitent
notre territoire. Il suffit de vouloir le voir. De
relire Montaigne, qui écrit au XVIe siècle :

« Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle
passe son temps de moi plus que je ne fais
d’elle? » De se souvenir que, au XIXe siècle,
les très grands humanistes comme Victor
Hugo, Victor Schœlcher, l’un des instiga­
teurs du décret d’abolition de l’esclavage,
Jules Michelet, qui a écrit Le Peuple, Emile
Zola, le grand défenseur de Dreyfus, et tant
d’autres, ont aussi été d’ardents défenseurs
des animaux. Certes dans des termes par­
fois un peu paternalistes, mais ne faisons
pas d’anachronisme : il ne faut pas écraser
l’histoire, et jeter l’anathème sur les façons
de penser des siècles passés sous prétexte
que ce ne sont pas les nôtres aujourd’hui.
On peut reprocher à La Fontaine de mettre
en scène des fourmis et des cigales à des sai­
sons où elles ne vaquent normalement pas à
leurs occupations, mais l’important, c’est
qu’il nous fait découvrir un monde fabuleu­
sement habité. Grâce aux œuvres littéraires,
mythologiques ou autres, les siècles passés
nous ont en permanence donné à lire des
mondes investis par le vivant.

Vous évoquez sous forme de jeux
de mots la « zoopo­éthique »
et la « zoo­politique » : la zoopoétique
revêt­elle à vos yeux une dimension
morale et politique?
Dès que vous tenez compte, dans votre
façon de penser et de vivre au jour le jour,
d’une syntaxe accueillante à l’altérité, d’une
langue qui se déloge de l’intérieur d’elle­
même pour accueillir d’autres formes de
vie, d’autres instances et d’autres modes
d’être, vous êtes automatiquement dans
une pensée éthique et politique.
Un langage juste – qui rend justice, ce qui
demande de la justesse – est un langage qui
peut nous décider à habiter le monde autre­
ment. Un des livres sur lesquels je travaille
actuellement porte sur les représentations
de l’élevage industriel en littérature. Des
écrivains contemporains, comme Isabelle
Sorente, Olivia Rosenthal ou le Suisse Beat
Sterchi, qui dénoncent la violence faite au

langage par l’industrie agroalimentaire,
montrent très bien comment les mots fa­
çonnent notre perception. Affirmer que la
castration et l’ablation de la queue prati­
quées dans les élevages de porcelets sont des
« soins », c’est évidemment une distorsion
du langage. De même lorsqu’une souris de
laboratoire est considérée comme du « ma­
tériel ». Ce qui m’intéresse d’un point de vue
« zoopo­éthique », c’est la manière dont les
écrivains actuels se confrontent à la pauvreté
des nomenclatures objectalisantes. Si mon
propos rejoint l’éthique et le politique, c’est
en examinant comment – par quelles distor­
sions syntaxiques, quels accents et quelles
intensités –, on écrit les vies animales, les re­
lations entre les humains et les autres espè­
ces, ou encore l’animalité humaine.

Comment décririez­vous
votre propre rapport à la nature?
A vif et sur le vif... Je suis traversée par ce
qu’on inflige au vivant, mais aussi par ce que
celui­ci a de merveilleux. L’être humain ne
peut pas vivre seulement dans l’utilita­
risme, le combat : il vit aussi de beauté, de
grâce – ce mot que j’emploie souvent me fait
penser aux arbres qui hébergent, avec tant
d’apparente simplicité, des nids d’oiseaux. Il
y a des façons d’embrasser le monde si diffé­
rentes de la nôtre, celle des orangs­outans
chers à l’écrivain Eric Chevillard par exem­
ple, qui est si lente... Ils nous proposent
d’autres mouvements, d’autres temporali­
tés. Je suis fascinée par le fait qu’il y ait des
bêtes, des plantes, des pierres ou des glaciers
qui sont là depuis des millénaires.

Comment faites­vous pour maintenir
ce bel univers intérieur?
Vous arrivez à un bon moment dans ma
vie intellectuelle. Je suis venue aux études
animales littéraires parce que je voulais tra­
vailler sur l’hybridité, et sur d’autres corpo­
ralités que les nôtres. Ce qui m’intéressait,
c’était la vie, les allures, les transformations.
Mais j’ai rapidement été rattrapée par des
textes beaucoup plus sombres, et j’ai été
frappée, submergée par ce qu’on fait aux bê­
tes, et plus largement à leur séjour (je n’aime
pas le mot « environnement », qui néglige
les enchevêtrements entre vivants, élé­
ments et lieux). Aujourd’hui, peut­être
parce que je suis en phase d’écriture – un es­
sai sur la zoopoétique pour les éditions
Wildproject –, et que j’ai déjà beaucoup pro­
duit sur la souffrance animale, je me redi­
rige vers l’animation, vers le souffle. Le souf­
fle des vivants me fait respirer moi­même.
J’ai de nouveau une forme de confiance en
la vie, et c’est grâce aux écrivains.
propos recueillis par catherine vincent

LE LIVRE


DES PUTSCHISTES


AU VATICAN


COMMENT  L’AMÉRIQUE 
VEUT  CHANGER  DE  PAPE
de Nicolas Senèze
Bayard, 276 p.,
18,90 €
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