Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1

8 |france SAMEDI 7 SEPTEMBRE 2019


0123


Crash du Rio­Paris : non­lieu pour Air France et Airbus


Dix ans après l’accident du vol AF447, les juges d’instruction mettent en avant des « fautes de pilotage »


D


anièle Lamy attend
qu’un procès ait lieu
depuis un peu plus de
dix ans. Son fils fait
partie des 228 passagers et mem­
bres d’équipage disparus dans le
crash du vol Air France qui devait
relier Rio à Paris, le 1er juin 2009.
La récente décision des juges du
tribunal de grande instance de
Paris d’ordonner un non­lieu bé­
néficiant à Airbus et à Air France
indigne cette femme, devenue
présidente de l’association des
proches de victimes, Entraide et
solidarité AF447. « De quelle jus­
tice parle­t­on? », s’émeut­elle.
Dans une ordonnance datée du
29 août 2019, les deux magistrats
instructeurs, Nicolas Aubertin et
Fabienne Bernard, mettent en
avant des « fautes de pilotage » et
indiquent ne pas avoir retenu de
charges suffisantes contre les
deux entreprises, mises en exa­
men en 2011 pour « homicides in­
volontaires ». Ils n’ont pas suivi
les réquisitions du parquet, qui
avait écarté, le 12 juillet, la res­
ponsabilité du constructeur de
l’A330 et demandé le renvoi en
correctionnelle de la seule com­
pagnie aérienne.

Phénomène « mal maîtrisé »
Le ministère public considérait
en effet qu’Air France – qui pré­
cise, par l’intermédiaire de son
avocat, ne pas commenter cette
affaire – avait « involontairement
causé la mort de l’ensemble des
passagers et de l’équipage » du vol
AF 447. Il estimait notamment
qu’elle n’avait pas délivré une in­
formation suffisante à ses équi­
pes sur les procédures à suivre en
cas de givrage des sondes Pitot,
destinées à mesurer la vitesse et
à aider à maintenir l’appareil
dans son domaine de vol. Cette
anomalie des sondes est le point
de départ de la catastrophe, le
1 er juin 2009. Pour les juges d’ins­
truction, à l’inverse, les pilotes


  • désorientés par la situation –
    étaient « parfaitement formés à
    l’exercice de leurs fonctions ».
    Ils expliquent la perte de con­
    trôle de la trajectoire de l’avion
    par des « actions inadaptées en
    pilotage manuel » du pilote et par
    une « surveillance insuffisante du
    contrôle de la trajectoire » par son
    copilote. « La difficulté de la situa­
    tion reposait sur la capacité de
    l’équipage à ne pas traiter, tant
    que la trajectoire n’était pas con­
    trôlée, les informations autres


de l’aviation civile (BEA) relèvent
ainsi, en 2012, que le phénomène
d’« obturation des sondes Pitot
par cristaux de glace » était à
l’époque « connu mais mal maî­
trisé par la communauté aéro­
nautique », et liste plusieurs fac­
teurs de défaillances.
Parmi eux : l’association de la
« réalisation ergonomique de
l’alarme » et des conditions de
formation des pilotes, qui ne
génère pas « les comporte­
ments attendus avec une fiabilité

acceptable ». Le rapport, s’il évo­
que les « actions inappropriées »
de l’équipage, mentionne no­
tamment des problèmes liés
aux « mécanismes de retour d’ex­
périence de l’ensemble des ac­
teurs » sur les incidents dus aux
sondes défaillantes.
Quant au rapport définitif de
contre­expertise, il cible, fin
2018, des erreurs humaines aux­
quelles seraient venues se greffer
des insuffisances de la compa­
gnie aérienne tricolore, par

exemple en matière de forma­
tion de l’équipage.
Pour les juges d’instruction, les
« facteurs contributifs » relevés
par les experts ne peuvent cepen­
dant être considérés comme
« constitutifs d’une faute pénale ».
Selon eux, l’accident « s’explique
manifestement par une conjonc­
tion d’éléments qui ne s’était ja­
mais produite, et qui a donc mis en
évidence des dangers qui n’avaient
pu être perçus avant cet accident ».

Intention de faire « appel »
Des conclusions qui révoltent les
avocats des familles de victimes
qui attendaient un procès depuis
un peu plus de dix ans. « Il y avait
une connaissance des dysfonc­
tionnements par le construc­
teur », insiste Yassine Bouzrou,
un de leurs conseils. Pour cet avo­
cat, il est « très difficile d’entendre
et de comprendre » l’ordonnance
de non­lieu des magistrats ins­
tructeurs, compte tenu « des
failles » relevées par les différents
experts depuis le début de l’en­
quête. Pendant l’été, les familles
avaient en outre remis aux juges
d’instruction un rapport de 2004
réalisé pour le groupe Thalès.
Leur objectif : montrer qu’Airbus
connaissait les faiblesses des
sondes de vitesse.
« Cette ordonnance de non­lieu
n’est pas seulement un affront
pour les familles des victimes mais
pour la justice elle­même », appuie
dans un communiqué l’associa­
tion Entraide et solidarité AF447.
« Que pèsent 228 malheureuses fa­
milles, face au fleuron de l’écono­
mie nationale que constitue Air­
bus? », s’émeut l’organisation.
Elle indique faire « appel de cette
ordonnance qui insulte la mé­
moire des victimes », à l’instar du
Syndicat national des pilotes de
ligne, qui dénonce « l’accumula­
tion des charges mises en évidence
tout au long de l’instruction ».
léa sanchez

Familles et personnel d’Air France, lors de la cérémonie d’hommage aux disparus du vol AF447, à Paris, le 3 juin 2009. BOB EDME/AFP

que celles utiles au contrôle de la
trajectoire », est­il indiqué.
Aucun élément ne permet de
« caractériser un manquement
fautif d’Airbus ou Air France »,
conclut l’ordonnance de non­
lieu. Le document de 189 pages
écarte ainsi la responsabilité des
deux entreprises. Des expertises
avaient pourtant désigné plu­
sieurs éléments problématiques,
en lien avec l’accident. Les
conclusions du Bureau d’enquê­
tes et d’analyses pour la sécurité

La Corse championne


des voitures blindées


L


e 21 mai, Nicolas Kedroff, 27 ans, était as­
sassiné à Porticcio (Corse­du­Sud), sur la
riviera ajaccienne. Huit mois plus tôt, en
septembre 2018, Guy Orsoni, 35 ans, échappait
à une tentative d’assassinat dans le quartier
des Jardins de l’empereur, près du centre­ville
d’Ajaccio. Outre de graves démêlés avec la jus­
tice, les deux hommes partageaient un point
commun : ils circulaient à bord d’une voiture
blindée. Ce moyen de locomotion, désormais
très prisé en Corse, répond autant à une néces­
sité vitale pour les voyous locaux qu’à la vo­
lonté, de la part de certains chefs d’entreprise,
de se prémunir des agressions alors que la ré­
gion semble s’enfoncer dans un phénomène
de « mafiosisation » sans précédent.
La Corse compte ainsi, selon les services de
l’Etat, entre 80 et 100 propriétaires de véhicu­
les dotés d’une « protection balistique »,
soit, rapporté à la population insulaire, le
chiffre éloquent d’une voiture blindée pour
3 000 habitants, une proportion quatre fois
supérieure à celle du Brésil, leader mondial
d’un marché en pleine expansion.
Le profil des propriétaires? Des abonnés aux
affaires judiciaires, comme ce quadragénaire
condamné pour un important trafic de stupé­
fiants et titulaire de la carte grise d’une
BMW X5, mais aussi des chefs d’entreprise, à
l’image de ce restaurateur ajaccien qui circule
au volant d’une Audi A6 à l’épreuve des balles
de gros calibre. La très grande majorité d’entre
eux est concentrée dans la région d’Ajaccio,
épicentre d’une vague criminelle qui déferle
sur la Corse depuis plusieurs années.
Au milieu des années 2000, Antoine Nivag­
gioni, ancien militant nationaliste reconverti
dans le secteur de la sécurité privée et assas­
siné en octobre 2010, avait, le premier, fait l’ac­
quisition d’une berline blindée, au point de
susciter les railleries. « A l’époque, on en plai­
santait : c’était pour nous le sommet de la van­
tardise, se souvient un prospère commerçant
ajaccien. Mais depuis quelque temps, on ne rit

plus du tout parce qu’une voiture comme ça
peut vous sauver la vie. »
Facturées de 100 000 à plus d’un demi­mil­
lion d’euros en fonction du degré de blindage
et des options – certaines sont à l’épreuve du
souffle d’une explosion, d’autres disposent
d’un système de recyclage d’air en cas d’atta­
que au gaz –, ces forteresses roulantes ne sont
pas à la portée de toutes les bourses. Aussi de
modestes entrepreneurs, confrontés à la réa­
lité d’un racket dorénavant généralisé, déci­
dent­ils d’opérer avec les moyens du bord.
Comme l’a révélé le site Internet de France 3
Corse ViaStella, l’un d’eux,
interrogé par des gendar­
mes lors d’un banal con­
trôle routier le 24 août en
Haute­Corse, a expliqué
avoir soudé d’épaisses pla­
ques métalliques sur sa
fourgonnette après avoir
fait l’objet d’intimidations.
Ce phénomène ne rend pas seulement
compte d’une situation tendue dans l’île. Il in­
quiète les pouvoirs publics en raison de ses
conséquences sur le mode opératoire des
gangs. « Il est indispensable de poursuivre la
lutte contre la prolifération des armes, observe
Eric Bouillard, procureur de la République
d’Ajaccio. Pour parvenir à leurs fins, les voyous
s’adaptent et montent en gamme et en puis­
sance, au risque de graves dommages collaté­
raux. » Les services d’enquête ont ainsi relevé
pas moins de cinquante étuis de kalachnikov
sur les lieux de la tentative d’assassinat contre
Guy Orsoni, et l’un des projectiles tirés par ses
agresseurs s’est fiché à l’intérieur d’un apparte­
ment habité. Quant à Nicolas Kedroff, ses
tueurs, visiblement renseignés, n’ont pas lé­
siné sur les moyens : pour percer le blindage de
sa voiture, ils ont utilisé du calibre 50, une mu­
nition de mitrailleuse lourde.
antoine albertini
(bastia, correspondant)

L’ÎLE COMPTE 


UN VÉHICULE 


BLINDÉ POUR


3 000 HABITANTS


Arnaud K., premier condamné


des nouvelles « cours criminelles »


L’expérimentation est destinée à désengorger les cours d’assises


caen ­ envoyée spéciale

A


rnaud K. est arrivé en re­
tard à son procès, jeudi
5 septembre. Il a con­
fondu le tribunal de grande ins­
tance de Caen et sa cour d’appel,
situés dans deux endroits diffé­
rents de la ville. Arnaud K. avait le
droit de se tromper, il comparais­
sait devant une juridiction hy­
bride, à mi­chemin des tribunaux
correctionnels et des cours d’assi­
ses, une nouvelle­née d’abord
baptisée « tribunal criminel dé­
partemental » avant d’être re­
nommée « cour criminelle ».
Les caméras et les micros qui pa­
tientaient au seuil de la salle
d’audience n’étaient pas là pour lui
mais pour ses juges, les premiers à
inaugurer cette expérimentation
instituée par la réforme de la jus­
tice dans sept départements (Ar­
dennes, Calvados, Cher, Moselle,
La Réunion, Seine­Maritime et
Yvelines). Cinq magistrats profes­
sionnels chargés de juger les cri­
mes punis de quinze à vingt ans de
réclusion, principalement les viols
et les vols à main armée.
L’expérimentation, destinée à
désengorger les cours d’assises et à
raccourcir les délais de jugement,
vise aussi à limiter le recours à la
correctionnalisation – la requalifi­
cation de crimes en délits –, no­
tamment en matière de viol. Le
ministère de la justice estime que
les dossiers de viols constitueront
60 % des affaires qui seront jugées

par ces cours criminelles, juridic­
tion de première instance, les ap­
pels relevant de la cour d’assises
constituée de magistrats profes­
sionnels et de jurés citoyens.
La présidente, Jeanne Chéenne,
s’adresse à l’accusé : « Monsieur,
vous comparaissez libre devant la
cour d’assises... » Un juge assesseur
chuchote à son oreille, elle s’ex­
cuse de son lapsus – « Il y en aura
peut­être d’autres », sourit­elle –
corrige « devant la cour crimi­
nelle... » et poursuit la lecture des
faits reprochés à l’accusé. Une ten­
tative de viol commise en novem­
bre 2007. Arnaud K. avait 24 ans, il
en a 36 aujourd’hui.

Dossier vieux de douze ans
Le cobaye judiciaire du jour a
d’ailleurs failli ne jamais être jugé.
Pendant cinq ans, cet homme
massif qui se rêvait joueur de foot­
ball professionnel et avait dû se ré­
soudre à devenir agent de sécurité,
a ignoré que Cécile L., 32 ans, avait
porté plainte contre lui.
Sortant alcoolisée d’une soirée
entre amis, elle avait rejoint à pied
son appartement dans le centre de
Caen, repérant vaguement la pré­
sence d’un homme à l’entrée de
l’immeuble, qui l’avait suivie chez
elle. La suite est consignée sur un
procès­verbal enregistré au com­
missariat quelques heures plus
tard. L’homme l’avait ceinturée et
déshabillée, elle s’était débattue, il
s’était enfui, elle avait trouvé re­
fuge chez une amie. Cécile L. était

en état de choc, son visage et son
corps portaient les traces de multi­
ples ecchymoses et de griffures.
Les traces d’ADN prélevées sous
ses ongles n’avaient rien donné,
l’affaire avait été classée sans suite
en 2009. Mais cinq ans plus tard,
l’ADN inconnu ne l’était plus : il
correspondait à celui d’un homme
interpellé pour des faits de violen­
ces, qui venait d’entrer dans le fi­
chier national automatisé des em­
preintes génétiques. Arnaud K. a
fini par dire avoir eu une relation


  • consentie, assurait­il – avec la
    jeune femme. Les policiers
    s’étaient gardés de lui dire qu’en­
    tre­temps Cécile L. était décédée
    accidentellement, lors d’un
    voyage à l’étranger.
    La première affaire d’une cour
    criminelle a donc été ce dossier
    vieux de douze ans, sans partie ci­
    vile. Il a été jugé en huit heures. In­
    terrogatoire de l’accusé, lecture
    des expertises, évocation suc­
    cincte de la personnalité de la plai­
    gnante, réquisitoire, plaidoirie, dé­
    libéré en deux heures, verdict. Ar­
    naud K., père d’un enfant de 6 ans
    et salarié en contrat à durée indé­
    terminée, a été reconnu coupable
    et condamné à cinq ans d’empri­
    sonnement dont trois avec sursis,
    la cour précisant qu’il effectuerait
    la partie ferme de sa peine sous
    bracelet électronique. L’autre ver­
    dict, sur la pérennisation ou
    l’abandon des cours criminelles,
    est attendu dans trois ans.
    pascale robert­diard

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