Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1
0123
SAMEDI 7 SEPTEMBRE 2019 france| 9

Les classes dédoublées, et après?


LES DÉFIS DE L’ÉCOLE  5 | 5  Le gouvernement veut faire de l’égalité des chances


la ligne directrice de sa politique scolaire. Le chantier reste immense


P


ersonne ne s’est étonné
que le ministre de l’édu­
cation réserve son dé­
placement de rentrée,
lundi 2 septembre, à une école de
l’éducation prioritaire pour visi­
ter des classes de CP et de CE1 dé­
doublées. Ni même qu’il soit ac­
compagné, pour l’occasion, à Cli­
chy­la­Garenne (Hauts­de­Seine),
par le chef du gouvernement. Il
fallait au moins ça pour symboli­
ser la place prise par les dédouble­
ments de classe dans le paysage
éducatif et politique.
En trois rentrées, les « classes à
douze », promesse de campagne
du candidat Macron, sont deve­
nues la référence en matière de
politique d’égalité des chances. La
« mesure sociale » par excellence.
Leur déploiement arrive « à matu­
rité », selon la formule de Jean­Mi­
chel Blanquer : 300 000 élèves en
bénéficient aujourd’hui, soit 20 %
d’une classe d’âge. Quelque
10 800 classes de CP et de CE1 ont
été créées, en deux années scolai­
res. La « montée en puissance » a
été rapide, reconnaissent tous les
observateurs de l’école.
Partout? A quelques dizaines de
kilomètres à vol d’oiseau de
l’école Toussaint­Louverture où a
eu lieu le déplacement officiel,
l’étape de la généralisation n’est
pas tout à fait atteinte : il manque
10 % des classes à dédoubler en
Seine­Saint­Denis, a reconnu
Daniel Auverlot, le recteur de
l’académie de Créteil, le 29 août,
lors d’une conférence de presse.
Cela concerne des classes de CE
des réseaux d’éducation priori­
taire (REP), et « uniquement des
endroits où il n’y a pas de possibili­
tés physiques de dédoubler », a pré­
cisé le recteur.
Du point de vue statistique, cela
pèse peu. Mais, symboliquement,
ça pose question : la Seine­Saint­
Denis, avec ses 80 réseaux d’édu­
cation prioritaire, est le cœur de
cible du dispositif. Sa démogra­
phie scolaire est à la hausse. Les
inégalités de traitement y sont
dénoncées comme criantes. « Le
moins bien doté des établisse­
ments parisiens est mieux doté
que le plus doté des établissements
de la Seine­Saint­Denis », peut­on
lire dans le rapport parlementaire
qui, en mai 2018, a offert une
photographie des services publics
dans ce département. Le minis­
tère a beau avoir nuancé l’affir­
mation – en défendant un bilan
positif en termes de création

d’emplois –, la petite phrase a
laissé des traces dans les salles des
professeurs.
« Et nous, alors? », s’interroge­
t­on dans les écoles où les dédou­
blements coincent. « Il faut être
pragmatique, j’ai de la place pour
dédoubler mes CP, mais pas pour le
niveau d’après », témoigne, sous le
couvert de l’anonymat, la direc­
trice de l’une d’entre elles. Ce
problème de locaux n’est pas
nouveau : bon nombre d’écoles y
ont été confrontées dès la rentrée


  1. Certaines ont divisé les clas­
    ses en deux, à l’aide de cloisons.
    D’autres se sont délocalisées dans
    des bâtiments provisoires.
    D’autres, encore, placent deux
    professeurs face à vingt­quatre
    élèves, plutôt qu’un seul face à
    douze. Un « pis­aller », disent les
    enseignants.
    « Mais nous, nous ne pouvons
    pas pousser les murs », reprend la
    directrice. Le rectorat leur a oc­
    troyé des moyens supplémentai­
    res pour mettre en place des
    « temps de dédoublement » à dé­
    faut de dédoublement à part en­
    tière. De quoi « faciliter le travail
    en équipe, dit­elle. Mais, avec les
    parents, c’est plus compliqué : ils
    entendent parler des classes à
    douze partout, et ne comprennent
    pas pourquoi leurs enfants n’en
    bénéficient pas. Cela finit par gé­
    nérer un sentiment d’injustice
    alors que la mesure vise, précisé­
    ment, à y remédier ».


« Faire du préventif »
Le défi pour le système éducatif
est bien celui­là : enquête après
enquête, et alors que s’annonce,
en décembre, une nouvelle édi­
tion du Programme international
pour le suivi des acquis des élèves
(PISA), l’école française se voit re­
procher son fonctionnement iné­
galitaire – quand d’autres pays
sont parvenus à le corriger en par­
tie. Les chercheurs ont beau rap­
peler qu’à elle seule l’école ne peut
pas tout, le diagnostic est sans ap­
pel : près de 40 % des élèves issus
de milieux défavorisés sont en
difficulté. Et seulement 2 % d’en­
tre eux peuvent prétendre au titre
de premier de la classe. A l’in­
verse, seuls 5 % des élèves favori­
sés sont classés parmi les plus fai­
bles. En France, les destinées sco­
laires peuvent encore se prédire
au berceau.
L’idée, partagée en Macronie,
que « faire du préventif vaut mieux
que du curatif » ne peut, dans ce

contexte, que trouver un écho fa­
vorable. D’autant que quarante
ans de politique d’éducation prio­
ritaire n’ont pas apporté les effets
escomptés. En tout cas pas du
point de vue de la taille des clas­
ses : l’effectif moyen, en 2015,
dans les écoles de l’éducation
prioritaire, s’établissait à 22,7 élè­
ves par classe, soit seulement
1,4 élève de moins que hors éduca­
tion prioritaire.
Dans leurs « classes à douze »
(parfois « à quatorze », voire « à
seize »), les enseignants le disent :
on se sent bien, on travaille
mieux. On rattrape « certains
retards », on comble « une partie
du fossé ». « Je peux repérer rapide­
ment les élèves qui ont besoin
d’aide, et cette aide je peux la leur
apporter immédiatement », té­
moigne une professeure dans
l’Est. « Les collègues ne tarissent
pas d’éloges sur les élèves qu’ils
voient arriver en CE1, confie cet
autre enseignant, à Paris. Les élè­
ves en difficulté sont clairement ti­
rés vers le haut. Pour combien de
temps? Cela reste à voir... »
Une première évaluation des
dédoublements a révélé, en jan­
vier, des progrès chez les écoliers,
mais dans la « fourchette basse »
de ce à quoi l’on pouvait s’atten­
dre. Cela peut­il suffire à déjouer
les déterminismes? Pas si les dé­
doublements ne durent que le
temps d’un quinquennat, répon­
dent les observateurs de l’école, et
qu’ils font « gonfler » le nombre
d’élèves des autres niveaux de la
scolarité. Pas s’ils ne font pas bou­
ger les pratiques en classe, les ges­
tes professionnels, disent des
chercheurs.
« Et certainement pas si l’école est
seule à devoir relever le défi des
inégalités », fait valoir Catherine
da Silva, enseignante en Seine­
Saint­Denis et porte­parole locale
du SNUipp­FSU. Elle cite l’exemple
d’une élève qui a bénéficié d’une
scolarisation en CP et en CE1 dé­

doublés, et dont la famille est
aujourd’hui à la rue. « Cette fillette
dort aux urgences. Elle n’a pas pu
faire sa rentrée en CE2. Ce type de
situation montre bien que la prise
en charge des inégalités appelle
une réponse politique globale. »
D’autant que les dédouble­
ments ne ciblent qu’une partie
des élèves défavorisés, fait obser­
ver Louis Maurin, de l’Observa­
toire des inégalités. Selon ses cal­
culs, quasi 70 % des enfants, en
principe concernés au regard de la
catégorie socioprofessionnelle de
leurs parents, parce qu’ils ne sont
pas scolarisés en éducation priori­
taire, échappent à ce « filet péda­
gogique ». Le chercheur Pierre
Merle évoque, lui aussi, une « ma­
jorité du public cible laissée de
côté ». « On n’a jamais autant dé­
noncé publiquement les inégalités,
dit­il. Mais on fait silence sur la
question des rythmes scolaires ou
de la mixité dans les écoles et les
collèges, pourtant cruciale. »

Une longueur d’avance
Au ministère de l’éducation, on
fait valoir les autres mesures
d’égalité des chances déployées –
à commencer par l’instruction
obligatoire à 3 ans, mais aussi le
dispositif « devoirs faits », le
« plan mercredi », les « petits dé­
jeuners gratuits », les « cités édu­
catives »... « Sur le terrain, on a par­
fois le sentiment que la surenchère
d’annonces veut masquer l’éten­
due du problème, dit Claire Billès,
porte­parole du SNUipp­FSU dans
l’académie d’Aix­Marseille. Bon
nombre d’écoles du centre­ville de
Marseille, parce qu’elles doivent
ouvrir des classes dédoublées, ne
peuvent pas scolariser tous les
enfants inscrits. Et quand les écoles
ne sont pas sursaturées, c’est la
problématique de la vétusté ou de
l’insalubrité qui refait surface! » Ce
rectorat défend, lui, un « bon bi­
lan » : l’intégralité des 1 235 classes
concernées par la mesure, dont
669 à Marseille, sont dédoublées.
Un nouveau cap a été fixé par le
chef de l’Etat : après les CP et les
CE1, c’est, d’ici à la fin du quin­
quennat, les grandes sections de
maternelle qu’il veut voir dédou­
blées dans les territoires défavori­
sés. Sur ce point­là, l’académie de
Créteil peut se prévaloir d’une
longueur d’avance : quelque
80 classes de ce type y ont
accueilli leurs premiers élèves, le
2 septembre.
mattea battaglia

Quand Tariq Ramadan


se compare


au capitaine Dreyfus


L’islamologue, mis en examen pour viols, sort
de son silence et publie « Devoir de vérité »

A


ttention, couverture
trompeuse. Dans son li­
vre à paraître le 11 sep­
tembre, Devoir de vérité (Presses
du Châtelet, 288 p., 18 euros), Tariq
Ramadan le promet, sous la forme
d’un bandeau : « Je révèle ici tout ce
qu’on vous a caché. » Le feuilleton
judiciaire qui a pour l’instant valu
à l’islamologue suisse deux mises
en examen pour « viol », « viol sur
personne vulnérable » et plus de
neuf mois de détention provisoire
entre février et novembre 2018, à
la suite de deux premières plain­
tes de femmes à l’automne 2017,
ne devrait cependant pas connaî­
tre de nouveau chapitre avec la
sortie de cet ouvrage. Après une
longue cure de silence médiati­
que, le théologien, reçu vendredi
6 septembre sur le plateau de
Jean­Jacques Bourdin sur RMC et
BFM­TV, a décidé de reprendre la
parole, sans apporter de véritable
révélation.
En près de 300 pages, le livre
alterne entre considérations
mystico­spirituelles, formules
aux accents nietzschéens pour
parler de l’épreuve de la prison et,
surtout, attaques répétées à l’en­
contre d’un triptyque maléfique :
les plaignantes, la justice et les
médias. « Sur la route, il faut bien
sûr dépasser le ressentiment et la
rancœur », annonce le théologien
dès les premières pages. Un con­
seil manifestement oublié à
l’heure d’évoquer ceux qu’il juge
responsables de ses déboires.
Les plaignantes? « Des femmes
jalouses ou qui se sentaient flouées
ont cherché, a posteriori, à régler
des comptes. » Toutes des menteu­
ses, selon lui. « Innocent », il n’a
pas de mot d’apaisement pour
elles. Les juges? Tariq Ramadan
ressent immédiatement « leur
hostilité profonde et affichée à
[son] égard », leur « volontaire
aveuglement », quand ce n’est pas
le « regard fuyant » du juge des
libertés et de la détention. Les mé­
dias? « Ils me souhaitent coupa­
ble », et se livrent à un « lynchage »,
« avec leur instinct de vautours ».

Grand écart
Sur le fond du dossier et ses rela­
tions avec plusieurs femmes,
l’auteur n’écrit rien, si ce n’est
qu’il n’est « pas un violeur ». « Je ne
peux rien vivre que dans la compli­
cité », affirme­t­il. Du reste, il
tente de justifier ce silence : « Ce
qui relève de ma vie privée et in­
time ne regarde que moi, ma cons­
cience, devant Dieu, ma famille et
mes proches. Je n’ai pas à en faire
l’exposé ici, par principe autant
que pudeur. » Une réserve limitée
au champ sexuel, car Tariq Rama­
dan décrit avec force détails des
aspects intimes de sa détention,
sa sclérose en plaques, les visites
de ses proches...
Le théologien préfère ne pas
s’étendre sur un deuxième sujet

soulevé par « l’affaire Ramadan » :
le grand écart entre ses paroles
publiques, condamnant l’adul­
tère, et ses actes. Ses soutiens dé­
çus l’auraient mal compris, expli­
que­t­il : « Depuis trente ans, je n’ai
eu de cesse de répéter qu’il ne fal­
lait pas me confondre avec mon
discours et mes réflexions. » Le
mea culpa semble loin.
Tariq Ramadan assure qu’il n’a
« jamais parlé de complot ». Peu
importe le terme, ses périphrases
suggèrent la même idée : « Impos­
sible de comprendre le mensonge
des trois plaignantes sans appré­
hender les nombreuses con­
nexions et influences qui les dépas­
sent. » De l’essayiste Caroline Fou­
rest à la figure de l’extrême droite
Alain Soral, en passant par le pa­
parazzo Jean­Claude Elfassi, il cite
ces personnalités entrées en
contact avec ses accusatrices. « Je
voyais donc dans cette affaire une
convergence d’intérêts entre mes
ennemis et, pour certains d’entre
eux, existait une collusion avé­
rée », résume­t­il, niant toute sin­
cérité aux plaignantes.
Ecrit en avril, le livre n’évoque
pas la quatrième plainte en
France enregistrée cet été, ni les
nombreux témoignages de fem­
mes entendus en 2019.
Au final, l’islamologue se pré­
sente comme la victime d’une
profonde injustice à connotation
raciste. « Sans tomber dans la
caricature, n’existe­t­il vraiment
aucune similitude entre l’“affaire
Dreyfus” et l’“affaire Ramadan”?
(...) Nul ne peut ignorer le racisme
antimusulman qui s’est installé
dans le pays, quotidiennement
nourri par des politiques et des
journalistes. » Puis, si cela n’était
pas assez clair, il ajoute : « Si la
France, pour son malheur, n’en­
fante plus de Zola, elle semble re­
produire des Dreyfus, hier juifs,
aujourd’hui musulmans. » Une
comparaison « indigne », selon
Me Eric Morain, avocat de l’une
des plaignantes.
Pour mieux comprendre les
nombreux rebondissements de
ce dossier judiciaire, mais aussi le
personnage de Tariq Ramadan, il
faudra patienter une semaine de
plus, le 18 septembre, avec la sor­
tie de L’Affaire Ramadan (Fayard,
252 p., 18 euros), une enquête
fouillée de la journaliste de Libé­
ration Bernadette Sauvaget.
yann bouchez

D’ici à la fin du
quinquennat, les
grandes sections
de maternelle
doivent être
dédoublées dans
les territoires
défavorisés

Ecrit en avril,
le livre n’évoque
pas la quatrième
plainte pour viol,
en France,
enregistrée
cet été

J U S T I C E
Violences sexuelles :
un protocole de
signalement signé entre
l’Eglise et le parquet
Le procureur et le diocèse de
Paris ont signé, jeudi 5 sep­
tembre, un protocole de si­
gnalement des violences
sexuelles, ce qui constitue
une première pour l’Eglise
catholique en France, frappée
par plusieurs scandales ré­
cents. Ce dispositif prévoit
que « toutes les dénonciations
d’infractions sexuelles parais­
sant vraisemblables soient
transmises au parquet de Paris
(...) sans qu’il soit nécessaire
que la victime ait au préalable
déposé plainte ». – (AFP.)

F I S C A L I T É
Environ 3 millions de
contribuables paieront
des impôts sur les
revenus perçus en 2018
Gérald Darmanin, le ministre
de l’action et des comptes pu­
blics, a déclaré, jeudi 5 sep­
tembre, que 3 millions de con­
tribuables, « probablement »,
vont devoir payer un impôt
au titre de leurs revenus ex­
ceptionnels touchés en 2018
tandis que pour les autres,
seules les ressources perçues
en 2019 sont prises en compte
(pour l’impôt sur le revenu de
2019). D’après M. Darmanin,
cette ponction sur les revenus
exceptionnels rapportera plus
de 5,4 milliards d’euros à l’Etat.

AGATHE DAHYOT
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