Les Echos - 09.09.2019

(Elle) #1

Les Echos Lundi 9 septembre 2019 IDEES & DEBATS// 11


art&culture


LE POINT
DE VUE


de Jean-Charles
Deconninck


Le manque de


patriotisme économique,


un mal français


L


a France bénéficie d’une très
bonne réputation en matière
d’enseignement supérieur,
notamment pour tout ce qui concerne
les domaines scientifiques et techni-
ques. Tous, particuliers comme entre-
prises, via nos impôts, nous contri-
buons à financer ce système éducatif
d’excellence et nous pouvons être fiers
de nos grandes écoles et universités,
génératrices de talents. Nos étudiants
disposent d’un spectre de formation
très large, qui leur donne la possibilité
de travailler par analogie et de trouver
rapidement des solutions disruptives
aux problèmes qui leur sont posés, ce
qui fait leur succès, particulièrement
dans les pays anglo-saxons.
Seulement, force est de constater que
nous avons les plus grandes difficultés à
retenir ces jeunes talents. Nombreux
sont désormais ceux qui, une fois leur
diplôme obtenu, choisissent de s’expa-
trier pour profiter de pays où les dyna-
miques entrepreneuriales sont plus for-
tes et les s alaires plus attractifs.
Conséquence : il manque actuellement
60.000 ingénieurs par an pour répondre
à la demande des entreprises françaises.
Mais le départ d’une partie de nos for-
ces vives n’est pas notre seul problème.
Nos entreprises technologiques doivent
faire face à une très forte concurrence
dans une économie mondialisée et
éprouvent des difficultés à atteindre la
taille critique leur permettant d’autogé-
nérer leur développement international.
L’entreprise française semble
convaincue que ce qui vient de l’étranger


aux étudiants d’associer innovation et
entreprise française, de créer ce lien, de
leur faire prendre conscience du dyna-
misme de notre tissu économique. Bien
entendu, il faut également conserver
notre capacité à investir dans l’éduca-
tion et nos savoir-faire scientifiques.
Une nation d’ingénieurs est aujourd’hui
une nation d’avenir.
Quant à l’appétence de nos entrepri-
ses à acquérir des solutions étrangères,
fondée sur des raisons souvent irration-
nelles, elle doit être questionnée. Nous
avons tout intérêt à travailler ensemble,
à choisir d’abord, quand elles sont aussi
bonnes, voire meilleures, les solutions
de nos entreprises avant celles de la
concurrence internationale. Face à des
mastodontes étrangers, nous devons
nous unir et cesser d’avancer en ordre
dispersé.
Et pourquoi ne pas mettre en place
un principe de parrainage systémati-
que? Que les grands groupes prennent
sous leur aile une ou deux PME ou ETI
et que ces dernières fassent de même
avec des start-up. Chaque entreprise, à
son niveau, devrait s’engager dans cette
voie. Le patriotisme économique ne
doit pas être un vilain mot ni un syno-
nyme de protectionnisme. C’est la pro-
motion de l’excellence au profit du bien
commun. Ainsi, nous favoriserons la
créativité et l’innovation dans notre
pays, et nous ferons émerger de futurs
leaders mondiaux... Français!

Jean-Charles Deconninck
est président de Generix.

est toujours meilleur que ce que nous
produisons. Ainsi, la majorité d’entre
elles préfère se tourner vers des solu-
tions produites hors de l’Hexagone et
qui sont d’ailleurs bien souvent créées
par nos ingénieurs expatriés. En Alle-
magne, où le patriotisme économique
est une réalité, les entreprises de toute
taille coopèrent pour développer à
l’international la marque « Allema-
gne ». Qu’est-ce qui nous empêche de
suivre cette voie? Certainement pas la
qualité de nos services et solutions. Nos
entreprises dans la tech comptent parmi
les plus innovantes et talentueuses.

Une situation d’autant plus para-
doxale que, dans certains domaines
comme celui de la supply chain, les
grands groupes français privilégient
des solutions nord-américaines face à
des technologies françaises pourtant
reconnues à l’international. Il y a de
quoi s e poser d e réelles q uestions sur les
motivations qui guident ces choix.
S’il n’y a pas de réponse toute faite à
ces deux problématiques, il y a cepen-
dant nécessité à s’interroger sur nos
méthodes. En ce qui concerne le départ
de nos ingénieurs, il est fondamental de
renforcer l’alternance, pour permettre

Il manque actuellement
60.000 ingénieurs
par an pour répondre
à la demande des
entreprises françaises.

LE POINT
DE VUE


de Bénédicte Peyrol


Redonner du sens


à l’impôt


L


a société des émotions, des pas-
sions, de la communication dans
laquelle n ous vivons aujourd’hui
réclame un impôt qui a du sens. A
l’image du secteur de la finance, qui
devient de plus en plus friand des inves-
tissements à thème comme les « social
bonds », les « gender bonds », les
« green bonds » ou encore les « water
bonds », les Français souhaitent que
soit associée de manière plus claire une
fiscalité à une politique publique. Les
Français veulent que la lumière soit
faite sur le trou noir budgétaire.
La condition de l’affectation serait-
elle devenue la seule condition de
l’acceptabilité sociale de l’impôt? Je ne
le crois pas. En revanche, à l’heure où
les débats sur la fiscalité écologique se
focalisent bien souvent sur l’affectation
des recettes, je pense qu’il est nécessaire
de prendre de la hauteur et d’avoir un
véritable débat d’idées pour définir une
nouvelle doctrine de la fiscalité affec-
tée, exception qui semble être devenue
la règle.
Dans son dernier rapport sur le s ujet,
qui date de juillet 2018, le Conseil des
prélèvements obligatoires répertorie,
en 2017, 150 taxes affectées pour un
montant de 30 milliards d’euros, cel-
les-ci venant financer des agences et
des opérateurs de l’Etat, auxquelles il
faut ajouter l es taxes affectées aux orga-
nismes de Sécurité sociale, celles affec-
tées aux collectivités locales et à leurs
groupements. Au total, c’est plus de
254 milliards de ressources qui sont flé-
chées vers des politiques publiques


au budget général. Quelle pauvreté
du débat!
Si le principe d’universalité budgé-
taire doit perdurer, il est urgent de défi-
nir une nouvelle doctrine concernant la
fiscalité affectée. Quand on voit les
montants en jeu, redonner du sens à
l’impôt et le faire accepter passe par là.
La fiscalité écologique fait bien évi-
demment partie de ces débats, même si,
contrairement aux informations par-
tielles et parfois erronées diffusées
l’année dernière au moment de la crise
des « gilets jaunes », une part non négli-
geable de la fiscalité écologique, au sens
économique et scientifique du terme,
est affectée. Dominique Bureau, prési-
dent du comité pour l’économie verte,
propose que soient retracées dans un
compte d’affectation spéciale les opéra-
tions budgétaires associées à des taxes
exclusivement comportementales éta-
blies dans un cadre pluriannuel et
contractuel. Cette proposition doit être
regardée avec attention.
Finalement, je ne vois que deux
conditions à la création de nouvelles
taxes affectées : qu’un grand ménage
budgétaire soit fait parmi celles déjà
existantes, et que le gouvernement et la
majorité se dotent d’une doctrine claire
concernant l’affectation des taxes. Si
nous n’y parvenons pas, c’est l a fiscocra-
tie selon Sloterdijk qui perdurera.

Bénédicte Peyrol députée de l’A llier,
est coordinatrice (« whip »)
des députés LREM de la commission
des Finances.

clairement identifiées, « le plus souvent
afin d’assurer une meilleure acceptation
des prélèvements correspondants »,
souligne le Conseil des prélèvements
obligatoires.
Cette fiscalité affectée, au développe-
ment délirant, a-t-elle vraiment ren-
forcé l’acceptabilité sociale de l’impôt
en France? Les Français ont-ils
l’impression de savoir où va leur
argent? Savent-ils que plus de 7 mil-
liards de la taxe sur les produits énergé-
tiques, dite TICPE et intégrant la taxe
carbone, sont affectés au développe-

ment des énergies renouvelables dans
le budget de l’Etat? Que plus de 10 mil-
liards de cette même TICPE, donc de la
taxe carbone, sont affectés aux départe-
ments et aux régions pour financer des
politiques sociales? Que plus de 2 mil-
liards des redevances de l’eau vont aux
agences de l’eau qui mettent en œuvre
la politique de l’eau sur nos territoires?
En réalité, on ne sait plus vraiment
pourquoi on affecte telle taxe et pas telle
autre. Les Français et le Parlement ont
perdu énormément en visibilité sur le
sujet. Les discussions au moment du
budget se limitent uniquement à savoir
s’il faut augmenter ou diminuer le pla-
fond au-delà duquel les recettes iront

En réalité, on ne sait
plus vraiment pourquoi
on affecte telle taxe
et pas telle autre.

Santiago Amigorena a entrepris une vaste et ambitieuse entreprise
encyclopédique de lui-même, toujours en train de s’écrire et de se réécrire.

Thierry Gandillot
@thgandillot

Il y a des fidélités. En regard
de la page de titre, sous la
rubrique « Du même auteur. Chez le même
éditeur », on peut lire la liste des huit
romans publiés par Santiago H. Amigo-
rena chez P.O.L, les éditions que Paul
Otchakovsky-Laurens a dirigées avec une
exceptionnelle empathie pour ses auteurs.
« Le Ghetto intérieur », titre magnifique et
si juste, est le premier à sortir depuis le
décès tragique de Paul, le 2 janvier 2018, sur
une route de Guadeloupe. Ce roman s’ins-
crit en a mont des p récédents, dans lesquels
Amigorena a entrepris une vaste et ambi-
tieuse entreprise encyclopédique de lui-
même, toujours en train de s’é crire et de se
réécrire. Le genre de projet fou et sans fin
qu’adorait l’éditeur.
Les titres des ouvrages d’Amigorena


  • « Une enfance laconique », « Une jeu-
    nesse aphone », « Une adolescence taci-
    turne »... – portent la marque d’une diffi-
    culté à parler. En exergue de ce « Ghetto
    intérieur », l’auteur, fils de psychanalystes,
    prévient : « Il y a vingt-cinq ans, j’ai
    commencé à écrire un livre pour combattre
    le silence qui m’étouffe depuis que je suis né.
    [...] Les quelques pages que vous tenez
    entre vos mains sont à l’origine de ce projet
    littéraire. »


Et quelles pages! Elles
sont consacrées à son
grand-père, Wincenty
Rosenberg, arrivé en
Argentine en 1928, fuyant
la misère des « shtetlechs » et l’antisémi-
tisme polonais. Il laisse derrière lui sa
mère, Gustawa, qu’il a du mal à supporter.
C’est très mollement qu’il lui proposera de
le rejoindre à Buenos Aires, où il s’e st enri-
chi dans le commerce des meubles et vit
heureux avec Rosita et ses trois enfants.

« Ils tuent sans raison »
Quand les premières nouvelles, terribles, de
l’extermination des juifs tombent, il est trop
tard. Les rares lettres de Gustawa q ui lui par-
viennent lui déchirent le cœur : « Les soldats
allemands viennent la nuit et entrent dans les
appartements. Ils tuent sans raison. Ils disent
qu’ils font ce qu’on leur dit de faire. Certains
sont ivres et ils viennent avec des haches. Mais
la plupart ont des regards qui, avec l’hiver,
sont devenus tristes comme les nôtres. »
Vincente plonge dans la dépression. Là-
bas, sa famille meurt de faim, bientôt
déportée. Il se sent si c oupable qu’il s e mure
dans un silence i ncompréhensible pour s es
proches et se noie dans des nuits à perdre
au poker ce qu’il a gagné au magasin. « Le
Ghetto intérieur », sélectionné pour le
Renaudot et le Goncourt, est étouffant et
bouleversant.n

ROMAN FRANÇAIS
Le Ghetto intérieur
de Santiago H. Amigorena,
P.O.L, 192 pages, 18 euros.

RENTRÉE LITTÉRAIRE


La chute de la maison scolaire


Philippe Chevilley
@pchevilley

Le Théâtre du Rond-Point
attaque la saison fort à pro-
pos avec une rentrée des
classes. Et pas n’importe
laquelle : au « Cours classi-
que », où on ne plaisante
pas avec l’ordre, la discipline et le respect de
l’institution scolaire. Partant d’un incident
anecdotique – un prof d’anglais c hahuté par
ses élèves à la piscine municipale –, la pièce,
fidèlement adaptée du roman d’Yves Ravey
(Les Editions de Minuit, 1995), embarque le
spectateur dans un récit kafkaïen qui pro-
voque le rire mais finit très mal.
Les deux élèves meneurs qui ont sauté
sur leur prof dans l’eau sont accusés de ten-
tative d’assassinat, puis le prof humilié, qui
répond au nom délicieux de Monsieur
Pipota, est soupçonné d’avoir provoqué le
chahut en arborant une tenue ridicule
(maillot bigarré et bonnet de bain rouge), le
prof principal, Conrad Bligh, est quant à lui
mis en cause pour son laxisme... La folle
machine répressive de la technostructure
éducative s’emballe. Le spectacle oscille
entre comédie grinçante et drame glacé,
thriller psychologique et pamphlet liber-
taire, théâtre de la menace et manifeste
absurde.
La metteure en scène Sandrine Lanno,
avec la complicité de Joël Jouanneau, s’est
livrée à une adaptation fine et serrée du
roman, orchestrant un duel faussement
feutré entre le professeur principal pusilla-

nime Bligh (Grégoire
Œstermann) et le censeur
implacable Saint-Exupéry
(Philippe Duclos). Le troi-
sième acteur est le public,
voué au rôle muet d’élèves
ou de membres de la
commission d’enquête. Pas
de fioritures : l’univers sco-
laire est symbolisé par un bureau, par une
porte dressée dans le vide et par un long
chemin pavé de petits carreaux de cérami-
que, surélevé en fond de scène.

Médiocrité humaine
La mise en scène se concentre sur le jeu des
comédiens. Philippe Duclos est remarqua-
ble dans l e rôle terrible d u grand inquisiteur
qui défend l’institution en piétinant hom-
mes et enfants : cauteleux, madré, cruel,
froid et tranchant comme la lame d’une
épée. Grégoire Œstermann lui donne avan-
tageusement la réplique, d’abord en adop-
tant une posture ironique et bonhomme,
puis en affichant une lassitude et une rési-
gnation poignantes.
Ce n’est pas seulement à une critique de
notre système d’éducation qu’on assiste,
mais à une mise en relief éclatante de la
médiocrité humaine. Maître et élève sont
aspirés dans le vide d’une transmission fac-
tice, muée en soumission abrutissante. La
chute de la maison scolaire emporte tout
sur son passage. Il vaut mieux en sourire...
« Le C ours classique » est sans d oute un bon
remède pour exorciser les angoisses de la
rentrée.n

THÉÂTRE
Le Cours classique
d’Yves Ravey,
Joël Jouanneau et
Sandrine Lanno. Paris,
Théâtre du Rond-Point,
du 4 au 29 septembre
(01 44 95 98 21).

Aux origines du silence


Sipa
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