Les Echos - 09.09.2019

(Elle) #1

18 // ENTREPRISES Lundi 9 septembre 2019 Les Echos


« La concurrence n’a jamais été aussi vive ni les prix aussi bas »


Propos recueillis par
David Barroux
@DavidBarroux
et A. B.


D


ans une conjoncture diffi-
cile, Stéphane Israël
appelle les Etats euro-
péens à ne pas baisser la garde
dans leurs ambitions spatiales et
pose la question d’une implication
européenne dans une constella-
tion de satellites de fourniture
d’Internet face aux projets améri-
cains ou bientôt chinois.


Pourquoi l’espace s’invite
aujourd’hui à nouveau autant
dans l’actualité?
Qu’il s’agisse de la maîtrise de notre
sécurité, des avancées en termes
de connectivité, de lutte contre le
réchauffement climatique ou de
défense de l’environnement, la solu-
tion passe aussi par l’espace. La con-
quête spatiale nourrit également
une part de rêve, indispensable à
nos sociétés. Regardez l’engoue-
ment autour de Thomas Pesquet.
Enfin, il est aussi incontestable que
l’attention du public est attirée par
l’arrivée de nouveaux acteurs dans
l’écosystème de l’espace, en particu-
lier aux Etats-Unis.


En dépit de cet intérêt et d’un
incontestable dynamisme,
le secteur semble paradoxale-
ment en crise. Pourquoi?
Après des années de demande sou-
tenue de satellites de télécommu-
nications géostationnaires, 2017 et
2018 ont marqué des points bas.
Depuis le début de l’année, on
dénombre 11 satellites commer-
ciaux commandés à l’industrie. Ce
ne sont pas encore les 20 à 25 satel-
lites que l’on observait les bonnes


années, mais c’est un rebond. A
court terme, certains opérateurs
attendent toutefois d’y voir plus
clair sur la complémentarité entre
les réseaux terrestres 5G et la cou-
verture par des satellites. D’autres
hésitent entre les solutions classi-
ques et des projets comme les cons-
tellations. Les satellites sont aussi
plus variés dans leur masse du fait
de la propulsion électrique. Nous
sommes dans un moment de tran-
sition mais, à long terme, le poten-
tiel de croissance est là.

Et où en est la demande
publique?
Deux E tats, les Etats-Unis et la Chine,
sont mobilisés comme jamais. Le
budget de la Nasa et du département
de la Défense (DoD) va passer de
48 milliards de dollars par an en
2016 à 60 milliards en 2020. La Chine
lance des satellites à jets c ontinus et a
même devancé l’an dernier les Etats-
Unis en nombre de lancements.
En Europe, les efforts sont réels.
Je pense par exemple au prochain
budget de la Commission euro-
péenne pour l’espace, qui sera de
16 milliards d’euros sur sept ans.
Toutefois, dans un secteur où la
demande publique reste décisive,
l’écart entre l’Europe, les Etats-Unis
et la Chine risque de se creuser en
notre défaveur. L’analyse des lance-
ments réalisés à travers le monde
au cours des neuf premiers mois de
l’année est éclairante. Les acteurs
américains ont procédé à 19 tirs en
incluant la minifusée E lectron, dont
douze pour le compte de clients ins-

titutionnels. La Chine a effectué
16 lancements, tous institutionnels.
La Russie quatorze, dont treize ins-
titutionnels. L’Inde, quatre institu-
tionnels. Et pendant ce temps,
l’Europe a effectué à travers Aria-
nespace 7 lancements, dont six
commerciaux et un seul institu-
tionnel. L’arrivée d’Ariane 6 et de
Vega C interviendra dans un con-
texte plus équilibré entre l’institu-
tionnel et le commercial, mais il y a
là une forme d’exception euro-
péenne.

Quelle est la conséquence
pour Arianespace?
A l’inverse de nos concurrents,
nous sommes particulièrement
exposés au marché commercial, et
ce au moment où la concurrence
n’a jamais été aussi vive n i le marché
aussi bas. Notre carnet de comman-
des (52 lancements, dont onze pour
Ariane 5, huit pour Ariane 6, neuf
pour Vega ou Vega C et vingt-quatre
pour Soyouz) est, en valeur, aux
deux tiers commercial et un tiers
institutionnel. Le carnet de com-
mandes de SpaceX offre des pro-
portions rigoureusement inverses.
Même si la volonté des Européens
de lancer européen a formidable-
ment progressé, nous souffrons
d’un faible niveau de commande
publique.

La concurrence de SpaceX
s’intensifie-t-elle?
Il y a une nouvelle donne : le secteur
se verticalise. SpaceX et dans une
moindre mesure Blue Origin,
financé par le patron d’Amazon Jeff
Bezos, veulent à la fois construire,
lancer et gérer des flottes géantes de
satellites. Cette mutation interroge
doublement. D’abord, parce que
SpaceX va devenir de plus en plus le

essentielles et critiques. Ne fau-
drait-il pas que, comme cela a été
fait avec Galileo et Copernicus,
l’Europe se mobilise et défende
l’idée d’une initiative public-privé
pour promouvoir une constellation
européenne de satellites de télé-
communications?

Pourquoi ne pas laisser
comme en Amérique
agir les acteurs privés?
L’ horizon de rentabilité, les capitaux
disponibles et la promesse de
grands contrats publics ne sont pas
les mêmes des deux côtés de l’Atlan-
tique. Or, nous aurons besoin de
solutions européennes pour répon-
dre de façon autonome à des
besoins très concrets comme la maî-
trise de nos communications sécuri-
sées ou la couverture et la connecti-
vité des zones isolées. Car ne soyons
pas naïfs. Aux Etats-Unis, ce sont
certes des acteurs privés qui sont à la
manœuvre, mais ils sont financés
par les institutions américaines,
comme la Nasa ou le Pentagone qui
leur achètent massivement des
services.

Comment se présente la fin
d’année pour Arianespace?
Nous espérions réaliser 11 lance-
ments cette année comme l’année
dernière, mais c’était avant l’é chec
de la fusée Vega le 10 juillet dernier.
La reprise d es vols d e notre lanceur
léger doit intervenir au début de
l’année prochaine, reportant deux
lancements à 2020. Côté commer-
cial, Arianespace a décroché
9 nouveaux contrats depuis le
début de l’année, dont 3 supplé-
mentaires pour Ariane 6 , et un der-
nier petit satellite qui prendra
place aux côtés de 41 autres à bord
du lanceur Vega pour son premier

vol entièrement dédié à des petits
satellites. Nos lanceurs peuvent
accomplir des missions de plus en
plus variées.

Qu’attendez-vous de l’Europe?
En novembre se tiendra à Séville la
réunion de l’Agence spatiale euro-
péenne au niveau des ministres,
« Space19 + ». C’est un rendez-vous
clef qui décidera des budgets de
l’agence pour les trois prochaines
années. Cette conférence devra per-
mettre de voter les financements de
la fin d’Ariane 5, des débuts d’Ariane
6 et de Vega C, et de leurs futurs déve-
loppements. Je pense en particulier
à la nécessité de développer un
moteur à bas coût, que l’on appelle le
projet Prometheus, et des matériaux
légers qui permettront à Ariane 6
de gagner en performance. Nous
avons conscience de l’effort que cela
demande pour les budgets euro-
péens, et nous voulons dire notre
reconnaissance pour cette mobilisa-
tion. Mais l’accès autonome à
l’espace est plus que jamais stratégi-
que, et l’industrie doit évidemment
en contrepartie aller au bout des
optimisations possibles.

L’ Europe doit-elle se doter
d’un petit lanceur?
Je pense que les solutions de lance-
ment partagé sur Vega ou Ariane
sont plus compétitives : un bus est
moins cher qu’un taxi! Pour l’heure,
sur ce marché des vols dédiés pour
des tout petits satellites, il n’existe
que la fusée Electron mise au point
par Rocket Lab. Or, lorsqu’on
observe le business model, cette
fusée est largement soutenue par
l’US A ir Force et la Darpa. Donc mon
avis est que même les minilanceurs
auront besoin de commande publi-
que pour perdurer.n

STÉPHANE ISRAËL
Président exécutif
d’Arianespace

Anne Bauer
@annebauerbrux


Depuis trois ans, le spatial est
devenu un nouvel eldorado où
s’engouffrent les start-up. Et
pourtant! Jamais les acteurs tra-
ditionnels du secteur spatial
n’avaient autant douté. Au milieu
d’une offre satellitaire en pleine
ébullition technologique, il n’est
pas facile pour des opérateurs
comme Eutelsat, SES, Intelsat de
savoir sur quel cheval miser.
Résultat : le marché des satellites
de télécommunication, qui repré-
sente l’essentiel de la demande
privée, reste atone.
Jean-Loïc Galle, président de
Thales Alenia Space (2,45 milliards
d’euros de chiffre d’affaires), table
ainsi sur un recul de 10 % de
son chiffre d’affaires sur les deux
prochaines années. D’un pic de
25 satellites commandés en 2015,
on est tombé à un point bas de
9 satellites vendus en 2018. Avec
onze commandes depuis le début
de l’année, la reprise reste timide.


Attentisme avant le décollage
L’attentisme des clients s’explique.
Fini la télévision à la papa, les
futurs satellites devront répondre
à des demandes plus variées et
ciblées. Jean-Loïc Galle parie sur
une demande en croissance de 5 %
par an sur le marché des télécom-
munications commerciales par


Spatial : le marché des satellites

en pleine mutation

satellite. Pour les constructeurs,
le chiffre d’affaires annuel devrait
ainsi atteindre 17,4 milliards
d’euros en 2024 – contre 10,7 mil-
liards en 2017 – où la part de la
connectivité mobile et du haut
débit devrait augmenter.
Le bureau d’études E uroconsult,
qui organise le rendez-vous de la
profession (World Satellite Busi-
ness Week) cette semaine à Paris,
table sur un quadruplement du
marché des petits satellites au
cours de la décennie, en raison
du déploiement de nouvelles cons-

tellations comme OneWeb, Star-
link de SpaceX ou Kuipers d’Ama-
zon, dont l’ambition est de fournir
Internet sur tout le globe à bas prix.
Autre moteur de croissance à
terme, l’investissement jamais
égalé des Etats dans l’espace. De
71 milliards de dollars aujourd’hui,
dont plus de 40 milliards aux
Etats-Unis, les budgets spatiaux
publics devraient grimper à

85 milliards en 2025. Ainsi Euro-
consult annonce le lancement
chaque année de 150 satellites gou-
vernementaux dans le monde au
cours des dix prochaines années!

Boeing présente
une nouvelle offre
Si les opérateurs privés sont atten-
tistes, c’est par crainte de faire le
mauvais choix technologique au
sein d’une offre en plein boulever-
sement. « La technologie nous per-
met de faire des progrès impensa-
bles il y a quelques années »,
déclare aux « Echos » Eric Jensen,
vice-président chez Boeing Com-
mercial Satellites. Boeing arrive
ainsi à Paris avec une nouvelle
offre pour sa gamme de satellites
702X, développée pour une com-
mande de 7 satellites nouveaux
signée il y a deux ans avec SES
pour sa constellation en orbite
moyenne O3B.
Comparé à un satellite
d’ancienne génération, le nouveau
venu apporte vingt fois plus de
puissance pour un poids moitié
moindre et un coût divisé par
deux, explique Eric Jensen. Mais
surtout, il est programmable par
logiciel afin d’orienter la bande
passante en fonction des varia-
tions géographiques de la
demande. Airbus ou Lockheed ont
des produits similaires, qui
« n’arrosent » plus le globe terres-
tre, mais pointent leurs faisceaux
de manière à répartir la capacité
disponible entre un large éventail
d’utilisateurs.n

lLa chute du marché des satellites de télécommunica-


tions est enrayée, mais la reprise est hésitante.


lLes bouleversements technologiques retardent


les décisions d’investissement, les opérateurs


s’interrogeant sur les meilleures solutions à venir.


ESPACE


Le marché des petits
satellites devrait
quadrupler au cours
de la décennie.

Autre moteur de
croissance à terme,
l’investissement
jamais égalé des Etats
dans l’espace.

concurrent de ses clients. Ensuite,
parce qu’il y a un risque que ces
acteurs nous placent devant une
sorte de fait accompli. Le nombre
de constellations de satellites en
orbite basse qui pourront proposer
des services de connectivité n’est
pas illimité. Sur la bande de fré-
quences Ka utilisée pour l’Internet
par satellite, il n’y aura pas de place
pour plus de 3 à 4 constellations.

On ne va pas freiner
ces initiatives?
L’Europe doit tout de même se
demander si la maîtrise à terme
d’une constellation de satellites
n’est pas une question de souverai-
neté. On parle là d’infrastructures

« Arianespace
a décroché
9 nouveaux contrats
depuis le début
de l’année, dont
3 supplémentaires
pour Ariane 6. »

Gilles Rolle/RÉA
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