Le Monde - 14.09.2019

(Michael S) #1
0123
SAMEDI 14 SEPTEMBRE 2019 france| 13

« Peut­on être neutre quand on a


son père dans le box des accusés? »


François Saupé, 60 ans, a été reconnu coupable en appel de « violences


volontaires ayant entraîné la mort » de son épouse, Emmanuelle, en 2014


grenoble ­ envoyée spéciale

T


rois visages. Celui tumé­
fié, ensanglanté, défiguré
d’Emmanuelle Saupé tel
que le montrent les pho­
tos de l’autopsie. Celui de son
mari, François, blême, immobile
dans le box des accusés de la cour
d’assises de l’Isère, à Grenoble. Ce­
lui de leur fils Edouard, gracile gar­
çon de 18 ans. Trois visages aux­
quels on revient sans cesse pour
essayer de comprendre ce qui s’est
noué, dans la nuit du 4 au
5 juillet 2014, au premier étage
d’une villa de La Roche­de­Glun,
dans la Drôme.
Ce soir­là, quand Emmanuelle
rentre au domicile familial, le père
et le fils sont installés devant la té­
lévision. La France et l’Allemagne
disputent le quart de finale du
Mondial. La France est battue, ils
dînent. Après, comme dit Fran­
çois, « chacun prend son écran ».
Emmanuelle regarde une série
américaine en version originale,
Edouard joue sur son PC, François
ouvre sa tablette. Eve, l’aînée des
enfants, est sortie, la cadette dort
chez sa grand­mère. Comme d’ha­
bitude, Emmanuelle est la pre­
mière à quitter le salon pour aller
se coucher, vers 22 heures.
Edouard renâcle à interrompre
son jeu, son père insiste, il rejoint à
son tour sa chambre. François est
le dernier à monter à l’étage. Il est
23 heures, les lumières s’éteignent.
Edouard est réveillé brusque­
ment dans la nuit par un bruit de
chute, sa mère s’affale dans sa
chambre, son père se précipite,
soulève son épouse semi­cons­
ciente, l’allonge dans le lit de leur
fils et demande à celui­ci de re­
joindre la chambre conjugale, si­
tuée juste en face. Quand Edouard
revient, une dizaine de minutes
plus tard, il aperçoit une tache de
sang sur son oreiller, le dit à sa
mère qui murmure « ça va aller »
et regagne sa chambre.
Il fait jour quand l’adolescent en­
tend distinctement son père
crier : « Oh! Putain! » Edouard se
précipite. Sa mère est couchée sur
le dos, son visage est méconnais­
sable, couvert de sang, ses lèvres
sont bleues. François descend
chercher le téléphone pour appe­
ler les pompiers. « Ma femme a
fait un malaise », leur dit­il. Quand
les secours arrivent, Emmanuelle
ne respire plus. En bas, Edouard
hurle quand on lui annonce la
mort de sa mère et se précipite
dans les bras de son père. L’infir­
mière du SAMU se souvient en­
core des cris du fils. Du père, rien.

Chômage et dépression
François Saupé a été condamné
en janvier 2018 par la cour d’assi­
ses de la Drôme à dix­sept ans de
réclusion criminelle pour le
meurtre de son épouse. Il a fait ap­
pel. Deux familles en lambeaux
ont de nouveau pris place sur les
bancs des parties civiles. La mort
d’une fille, d’une mère, d’une
sœur, dont est accusé un gendre,
un père, un frère, les a déchirées.
François Saupé et Emmanuelle
Julien s’étaient rencontrés au
printemps 1998. Emmanuelle
avait 34 ans, elle était professeure
d’anglais dans un collège privé de
la Drôme, elle était venue à Paris
participer à une rencontre catho­
lique. François avait 39 ans, il était
ingénieur, diplômé des Arts et
Métiers comme son père et son
oncle, célibataire, et traversait une
période difficile de chômage et de
dépression. L’année suivante, ils
étaient mariés. A ses amies qui
s’étonnaient de la rapidité de son
engagement, Emmanuelle avait
répondu qu’elle savait ce qu’elle
faisait. Elle voulait fonder un foyer
et tirer un trait sur un premier

échec conjugal. Edouard naît
en 2001. La famille s’installe dans
la Drôme, François retrouve du
travail, tout va bien.
Les nuages réapparaissent
en 2011, quand François connaît
une nouvelle période de chômage
et de dépression. Il a 52 ans, refuse
de solliciter le réseau des anciens
élèves des « gadz’arts ». Les en­
fants s’habituent à vivre avec ce
père qui « a réponse à toutes les
questions » mais reste à la maison,
passe des heures sur son ordina­
teur à consulter sans y croire les
offres d’emploi, s’isole chaque
jour davantage et se sert de plus
en plus tôt à boire.
Devant la famille et les amis, Em­
manuelle fait longtemps bonne fi­
gure. Elle garde au fond de son sac
les prières qu’elle adresse à la
Vierge pour lui confier « la souf­
france de [son] mari ». « Que notre
amour en ressorte grandi », écrit­
elle. En attendant, elle porte sa fa­
mille à bout de bras, trouve le
temps de danser et de nager et tra­
vaille deux fois plus pour assurer
le budget car François approche de
la période de fin de droits.
La villa que les pompiers et les
gendarmes découvrent le
5 juillet 2014 en dit plus que les ra­
res confidences livrées par Emma­
nuelle sur le délitement de sa vie
de couple. Le jardin est laissé à
l’abandon, la poussière s’ac­
cumule, le désordre règne. Emma­
nuelle quitte de plus en plus sou­
vent le lit conjugal pour dormir
dans une autre chambre. « Tu veux
qu’on se sépare? », lui a demandé
François. « Ce n’est pas ce que je
voulais entendre », note­t­elle dans
son carnet intime. Elle y évoque
aussi sa culpabilité face à la dé­

tresse de son mari, sa colère
quand elle le découvre titubant
dans le salon, sa crainte devant ses
réactions. Mais l’idée chemine,
elle prend la décision de partir.
La suite figure dans un rapport
d’autopsie. Emmanuelle Saupé
est morte d’une fracture du crâne,
provoquée par un « traumatisme
contondant d’une haute intensité »
dans la région occipitale. Sur son
visage, l’expert légiste a relevé des
fractures du « toit orbital » et du
nez. Son corps porte plus d’une
vingtaine d’hématomes. Autant
de lésions « qui ne sont pas compa­
tibles avec une origine acciden­
telle », conclut­il.

« Je n’ai pas tué leur maman »
Aux gendarmes, puis au juge,
François Saupé a donné des expli­
cations confuses. Il a d’abord évo­
qué une chute de son épouse sur
la pergola, s’est corrigé en disant
qu’il avait rêvé cette scène, a en­
suite admis qu’il était le seul à
avoir pu frapper son épouse mais
qu’il ne s’en « souvenait plus »
avant de jurer devant la cour et les
jurés « sur ce que j’ai de plus cher au
monde, mes enfants, que je n’ai pas
tué leur maman ». Au président de
la cour d’assises, Philippe Busché,
qui lui demande : « Aviez­vous
peur de perdre Emmanuelle? »,
François Saupé répond : « Je l’avais
déjà perdue. »
Reste Edouard. Quand il
s’avance à la barre, chacun a en
mémoire les phrases prononcées
quelques jours plus tôt par l’en­
quêtrice de la gendarmerie qui
avait recueilli ses premières décla­

rations. « Il avait 13 ans, il était très
évasif. Il avait vu le corps de sa
mère. Il avait vu partir son père
avec les gendarmes. Il avait peur
des conséquences de ce qu’il disait.
Il était dans un conflit de loyauté. Il
contrôlait sa parole. » Le frêle
jeune homme n’a pas revu son
père depuis son premier procès, il
a réussi son bac, est inscrit en pre­
mière année de droit. Philippe
Busché s’adresse à lui : « Comment
allez­vous aujourd’hui?


  • Je n’en sais rien.

  • Avez­vous envie de savoir ce qui
    s’est passé?

  • Oui et non. Ma position dans ce
    procès, c’est de rester neutre. Je ne
    suis pas d’un côté, pas de l’autre.
    C’est important pour moi. Si mon
    père a fait quelque chose, j’aime­
    rais que ça vienne de lui. »
    A la cour, Edouard répète ce qu’il
    a dit avec constance lors de l’en­
    quête : quand elle est tombée, sa
    mère ne portait aucune trace de
    coups sur le visage. Sur ce qui a pu
    se passer après, il ne sait rien, il
    dormait, il n’a rien entendu.
    « Peut­on être neutre face à la
    mort de sa maman ?, tente l’avocat
    général Philippe Muller.

  • Peut­on être neutre quand on a
    son père dans le box? », réplique
    Edouard.
    Jeudi 12 septembre, après quatre
    jours de débats devant la cour
    d’assises de l’Isère, François Saupé,
    60 ans, a été reconnu coupable de
    « violences volontaires ayant en­
    traîné la mort » de son épouse Em­
    manuelle, avec une peine de
    quinze ans de réclusion. La cour et
    les jurés de l’Isère lui ont accordé
    le bénéfice du doute sur l’inten­
    tion homicide et n’ont pas suivi
    l’avocat général qui avait requis
    vingt­cinq ans pour meurtre.
    Edouard est resté de longues se­
    condes figé sur les bancs du public.
    Il a accepté l’accolade de Me Jean­
    Félix Luciani, l’avocat de son père
    qui avait plaidé contre l’intention
    homicide, a écarté rageusement
    celle d’un oncle paternel, et s’est
    réfugié en larmes, dans un coin de
    la salle des pas perdus, seul.
    pascale robert­diard


Le procureur général


de Bastia demande le


départ du chef de la PJ


Depuis plusieurs mois, les relations
entre la police judiciaire et la justice corse
se détériorent au gré d’incidents répétés

P


our ne rien arranger à la
difficile lutte contre l’em­
prise mafieuse sur la so­
ciété corse, les relations entre po­
lice et justice sur l’île ont atteint
un point de rupture. Avant l’été, le
procureur général près la cour
d’appel de Bastia, Franck Rastoul,
a demandé le départ du chef ré­
gional de la police judiciaire,
Christian Sivy, en poste à Ajaccio
depuis 2014. Dans son courrier à la
direction des affaires criminelles
et des grâces (DACG), au ministère
de la justice, M. Rastoul justifie sa
requête par l’existence « d’un pro­
blème de relation de confiance
avec les deux parquets du ressort »
dont il a la responsabilité. Un
message qu’il a transmis au direc­
teur central de la police judiciaire
(PJ), Jérôme Bonet, à Paris.
C’est l’épilogue d’une crise de
confiance qui a débuté en 2015,
marquée par une dizaine d’inci­
dents concernant aussi bien le
parquet de Bastia que celui d’Ajac­
cio. Les premiers doutes sont ap­
parus lors d’une affaire interne au
groupement d’intervention ré­
gional (GIR) de Corse. Créés
en 2002, les GIR regroupent des
enquêteurs issus de la police, de la
gendarmerie et des personnels de
diverses administrations, notam­
ment fiscales, pour travailler sur
le crime organisé et la délin­
quance souterraine. Cette an­
née­là, la justice découvre qu’un
inspecteur des impôts, attaché au
GIR, a consulté sans autorisation
le dossier fiscal de la numéro deux
du GIR, une capitaine de gendar­
merie, pour montrer qu’elle ne
payait pas ses impôts.
Informé des faits, le procureur
d’Ajaccio saisit à la fois l’inspection
générale de la police (IGPN) et celle
de la gendarmerie (IGGN). L’en­
quête préliminaire va durer deux
ans et se termine par une convoca­
tion directe devant le tribunal
correctionnel pour cette consulta­
tion indue de fichiers fiscaux. Une
décision perçue comme une atta­
que injustifiée par le personnel du
GIR et une partie de la police judi­
ciaire ajaccienne, pour qui cette
affaire aurait pu se régler autre­
ment. La capitaine, en infraction
fiscale, a été, entre­temps, mutée
par sa hiérarchie.
Sous les yeux des magistrats
ajacciens, une délégation de poli­
ciers se présente devant le tribu­
nal pour soutenir l’agent des
impôts le jour du procès. Le
3 juillet 2018, il est relaxé. La ten­
sion monte d’un cran après
l’appel de la décision par le par­
quet. L’agent est finalement con­
damné à Bastia, le 22 janvier 2019,
à quatre mois de prison avec sur­
sis et 3 000 euros d’amende pour
« violation du secret professionnel
et divulgation d’information à ca­
ractère privé ». La confiance est
rompue.

Parmi d’autres événements, la
défiance entre le parquet d’Ajaccio
et la PJ monte d’un cran, début
2019, lors de vérifications, par la
PJ, de domiciliation de Pascal
Porri, un pilier du groupe crimi­
nel, Le Petit Bar, qui règne sur la
Corse­du­Sud. Le ministère public
s’intéresse alors aux éventuelles
libéralités dont il aurait pu bénéfi­
cier de la part d’Antony Perrino,
promoteur immobilier et alors di­
recteur général de Corse­Matin,
pour louer un appartement con­
fortable sur le front de mer ajac­
cien. A plusieurs reprises, la PJ as­
sure que l’intéressé n’habite pas
dans cet appartement. Une affir­
mation finalement démentie. De
quoi s’interroger.
Le parquet de Bastia a aussi ses
griefs. Dans une affaire de trafic de
stupéfiants, la procureure consi­
dère avoir reçu une information
délibérément tronquée par la PJ
sur l’origine du produit et le fait
savoir. Des reproches qui se trans­
forment en défiance ouverte
après la perquisition, le 16 juillet,
du domicile de Charles Pieri, ex­
chef présumé du Front de libéra­
tion nationale corse. Ce jour­là,
trois armes de poing, un fusil de
chasse, des munitions et un gilet
pare­balles sont découverts. Le
lendemain, la procureure publie
un communiqué victorieux.
Pourtant, alors qu’elle est en train
de rédiger son texte, la PJ, sans
rien dire, sait déjà qu’un incident
de procédure met en danger la
perquisition et son résultat.

En porte-à-faux
Les deux témoins sollicités la
veille pour assister à la perquisi­
tion refusent de signer les procès­
verbaux et contestent même la
présence des armes. Dans la soi­
rée, la garde à vue de M. Pieri doit
être levée dans le dossier des ar­
mes. Mise en porte­à­faux, la pro­
cureure saisit dans la foulée
l’IGPN, qui tentera d’éclaircir le dé­
roulé de cette perquisition. Les
policiers arguent qu’ils procèdent
souvent de la sorte, en deux
temps, avec les témoins et rejet­
tent toutes les suspicions. Une
nouvelle fois, la saisine de l’IGPN
est très mal vécue.
A chaque fois, le patron de la PJ
couvre ses troupes et, selon la jus­
tice, « tergiverse ». M. Sivy ainsi que
le procureur général de Bastia ont
refusé de répondre aux questions
du Monde. Mais, au sein de la po­
lice judiciaire en Corse, les com­
mentaires, qui souhaitent rester
anonymes, sont à l’aune des rela­
tions entre les hiérarchies respec­
tives : « Il n’y en a que pour les gen­
darmes », « c’est un pur scandale ».
Que ces deux institutions ne puis­
sent plus travailler en bonne intel­
ligence ne peut que favoriser l’en­
racinement du milieu insulaire.
jacques follorou

Deux familles
en lambeaux
ont de nouveau
pris place sur
les bancs des
parties civiles

La cour et les
jurés de l’Isère
ont accordé à
François Saupé
le bénéfice
du doute sur
l’intention
homicide

P O L I C E
Un policier suspendu
après une interpellation
musclée
Un fonctionnaire de police a
été suspendu après la diffu­
sion, sur les réseaux sociaux,
d’une vidéo le montrant frap­
per un homme à plusieurs
reprises lors d’une interpella­
tion à Sevran (Seine­Saint­
Denis), a annoncé, jeudi
12 septembre, la Préfecture de
police. L’inspection générale
de la police nationale a été
saisie. Plusieurs dizaines de
policiers se sont rassemblés
jeudi soir à Aulnay­sous­Bois,

la ville voisine, pour protester
contre cette suspension
« injustifiée ». – (AFP.)

S A N T É
L’Association des
médecins urgentistes
rejoint la grève
L’Association des médecins
urgentistes de France a an­
noncé, jeudi 12 septembre,
rejoindre la grève aux urgen­
ces, mouvement mené de­
puis près de six mois par
des personnels paramédi­
caux, qui est ainsi rallié par
une première organisation
de médecins.

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