Le Monde - 14.09.2019

(Michael S) #1

MLemagazine du Monde —14 septembre 2019


“Quel bonheur!Quelle gratitude!”Nuquerenverséevers les
lustres et dorures dufoyerdel ’OpéraGarnier,àParis, PrettyYende
écarquille lesyeux :«Qu’une jeunefemme d’Afrique du Sud qui, il y
avingt ans encore, n’avait jamais entendu parler d’opérase
retrouvedans ce palais pour incarner la plus parisienne des
héroïnes lyriques, quel honneur!»À34ans, la chanteuse endosse
le costume deVioletta, l’héroïne deLa Traviata,de Verdi, cette
partition dont les amateurs guettent les prises derôle et qui signe
souvent, pour les sopranos, leur entrée dans le grand monde.
Avant elle,les Afro-AméricainesKaren Slack ou Angel Blue ont
incarnécettecourtisane transie d’amour,mais elle estlat outepre-
mièreinterprètenoireàlui donnercorps sur le plateau deGarnier.
Pourtant, elleadéjà refusé àcinq reprises la proposition par des
scènes internationales de chanterLa Traviata.«Jenevoulais lefaire
ni troptôt, sansyêtrepréparée,nit roptardetêtreparalysée de
peur .»La jeunefemme enconnaissait la partitionexigeanteetle
jeu théâtral richerequis pourcetteVioletta.La Traviatamarque un
baptême dans le grandrépertoirepour celle qui, jusqu’alors,aété
une fidèle du bel canto, les œuvres italiennes duxviiiesiècle.«C’est
MirellaFreni, ma professeureàl’académie de la Scala de Milan, qui
m’apousséevers le bel canto, àcause de mavoix, qui était très
verte,racontePretty Yende.Et cela aété une véritable initiation,
cela m’ atechniquementconstruite.»Depuis ses débuts, ilyadix
ans, elle s’estmise au servicedeBellini (ElviradansLesPuritains)
et de Donizetti (Norina dansDonPasquale,Adina dansL’Élixir
d’amouret,surtout, lerôle-titredeLucia diLammermooravec
lequel elleatriomphéàParis, Berlin et NewYork). Mais c’està
Ross ini –«mon type de mec!»,dit-elle en souriant–que va sa
préférence. Lecompositeuravec lequel elleavéritablement
commencésacarrièredediva.
En 2013, le Metropolitan OperadeNew York l’appelle pourrempla-
ceraupied le vé la Géorgienne Nino Machaidze:lavoilà propulsée
en Adèle dansLe ComteOry.«J’ai dû apprendrelerôle en une
semaine.Jeconnaissais l’aria, mais j’étaistellement sûredenepas
pouvoiryarriver que j’aiatte ndu le soir de la premièrepour signer
le contrat.»Lorsqu’elle montesur scène,elle es tsaisie de panique.
«Ilyavait un silenceabsolu. Je me suis miseàpenser“que fais-tu
ici?tun’esque la doublure, le public neveut pas detoi”. Et trente
secondes plus tard, alors que je n’avais pas encoreémis le moindre
son, j’airaté la marche d’un escalier du décor.»Elle chute. La salle
sursaute. La peau bleuie d’ecchymoses, elle emportepourtant le
morceau grâceàsavoix légère. Tombé de rideau, applaudisse-
ments, acclamations... NewYork l’adoube.
«Cemoment fut une leçon d’humilité,analyse-t-elle aujourd’hui.
J’ai compris là qu’ilfallait savoir garder ses pieds bien ancrés dans
le sol etavancer pasàpas. Et puis,c’était aussi une secousse.Au
fond, je n’étais pas assezconcentrée sur scène etcettechutem’a
réveillée.»Un decessignes que l’artisteaime déceler, en chré-
tienne qui prieavant chaque performance,«etdavantage encore,
j’ai prié pour nous deux afin quecetteinterviewsepasse bien!»
Élevéedans unefamille croyanteàPiet Retief,àl’est de l’ Afrique du
Sud, cettefille d’une institutriceetd’un entrepreneur dans le sec-
teur des taxisagrandi sous lerégime de l’apartheid en fréquentant
l’église,oùsagrand-mèrelap ousseàchanter alors qu’ellea5ans.
À16ans, elleresteunsoir éblouie devant la télévision, qui diffuse
une publicitépour British Airways.Labande originale du spot, le
Duo des fleurs,dansLakmé,de LéoDelibes, l’envoûte.«Lelende-
main matin, je me suis levéetôt, suis arrivée enavanceàl’école et
suis alléetrouver mon professeur de chorale pour lui demanderce
que c’était. Quand il m’adit quece son était produit par des
humains, j’ai supplié:“Vous devezm’apprendre!”»
La choralerégionale,l’école de musique du Cap,d’abord.«Latradi-
tion du chant et le maillage des chorales ont poussé l’Afrique du Sud
vers l’ excellencelyrique et on assiste aujourd’huiàl’émergenced’une
vague de chanteurs sud-africains, dont PrettyYende estlev isage le
plus éclatant»,observeNaomi André, professeureàl’universitédu


Michigan et auteuredeBlack Opera. History,Power,Engagement
(2018, non traduit).Yende se perfectionne ensuiteàlaScala de
Milan, et brille dans diversconcours internationaux.Cetteascension
que Naomi Andrédéfinit comme«unrêve àlaCendrillon»fait d’elle
un objetdecuriosi té quidépasse le seul milieu lyrique. Un storytel-
ling bien huilé qui lui ouvreles portes des émissions detélévision les
plus populaires,tels leLateShow,de StephenColbert, aux États-
Unis, ouQuotidien,de Yann Barthès, en France.«Ilfaut fairede
l’opéraundivertissement de pop culture»,aime àrépétercelle qui
avoue rêver d’unecomédie musicaleàHollywood et travaille sur un
troisième albumàparaîtr echezSonyClassical.
Lorsque lui fut soumis le projet deLa Traviata,mis en scène par
l’Aust ralienSimon Stone,sad imension pop l’acharmée.«Leconcept
mentionnait queVioletta vivraitàl’ère contemporaine,aumilieu des
smartphones, deTwitter et d’Instagram. Simon enfait une super-
influenceusefaçonKim Kardashian. J’adoreles productions clas-
siques, lesrobes, lescorsets... Mais jouer unefemme d’aujourd’hui
dont jecomprends l’attraction pour le glamour,ledésir d’êtreau
centredel’attention, laconnexionavec sesfollowers, quelle fraî-
cheur!C’est si finement pensé que le public ne pourraque se sentir
concerné,etl es jeunes en particulier,cequi meréjouit.»Elle-même

utilise Instagram quand son planning serrélui laisse un peu de
temps librequ’elle aimeconsacreràlacuisine(«si je n’étais pas
chanteuse,jes erais chef»),àécouter du jazz, Nina Simone et, sur-
tout, Ella Fitzgerald,«particulièrement dans les périodes où j’ai un
crushsur quelqu’un!»Yende estdeceux qui militent pour une
meilleureintégr ation des interprètes decouleur ,pour un art lyrique
ouvert, moinscentrésur lesréférences occidentales.Auprintemps,
elle aainsi adresséàl’Afrique du Sud un savoureux clin d’œil:sur
la scène du Metropolitan Opera, elleaimprovisé quelquestermes
et clics dezoulou dansLa Fille durégiment,de Donizetti.«Certains
étaient choqués!»,ajoute-t-elle en riant,ravie de son effet.Ces
dernierstemps, la Milanaise d’adoption, que l’onverraaussi à
l’OpéraBastille dansManon,de Jules Massenet, enfévrier 2020,
retourne souvent dans sa ville natale.Làoùses rêves sont nés.
«J’avais monradio-cassetteenregistreur.J’enclenchais l’enregistre-
ment, écoutais, m’endormais etc’estmamèrequi venait àminuit
appuyer surstop.Le lendemain, je merepassais en entier l’enregis-
trement pour mefamiliariseravec l’œuvre.»La toutepremière
qu’elle ait jamais fixée sur bande?La Traviata,de Verdi.

La Traviata,de Verdi, créationmise enscènepar SimonStone.direc tion
musicaledeMicheleMariottietCarlo Montanaro. avec,enalternance,
Pretty Yende et Zuzana Markóvá. Àl’opéranatio nal dePari s, Palais
garnie r. Jusqu’au 16 octobre.

“J’adoreles


productions


classiques.Mais


jouer unefemme


d’aujourd’hui,


quelle fraîcheur!”


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