Le Monde - 14.09.2019

(Michael S) #1
0123
SAMEDI 14 SEPTEMBRE 2019

ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE


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A la RATP, une angoisse diffuse face à l’avenir


Le mouvement massif de grève de vendredi traduit l’anxiété des salariés sur l’ouverture à la concurrence


D


ix lignes de métro fer­
mées, quatre autres
quasi à l’arrêt, les RER
A et B en mode mini­
mal, des bus et tramways inter­
mittents, des arrêts de travail
dans toutes les fonctions, 100 %
de grévistes par endroits... Le ven­
dredi 13 du mois de septem­
bre 2019 aura bien porté son nom
pour les usagers de la RATP. Il faut
remonter à 2007 pour retrouver
l’expression d’une telle colère
dans la régie des métros et bus pa­
risiens. L’entreprise de transport
championne de la paix sociale ces
dernières années, avec son taux
de 0,5 jour de grève par an et par
agent depuis dix ans, s’est muée
vendredi en bastion de grévistes.
Quel trouble profond, quelle bles­
sure collective, peut expliquer cet
éclat retentissant?
Il y a d’abord – et avant tout – le
fait qu’on veuille toucher au « to­
tem » de la retraite RATP. Sur ce
point, direction et salariés s’ac­
cordent à dire que la perspective
de démanteler le régime spécial
de retraite des agents au statut,
rendue plausible par le rapport
Delevoye sur la grande réforme
des retraites, puis par la nomina­
tion de son auteur au gouverne­
ment, a mis le feu aux poudres.
« Les médias ont été pris de court
par la force du mouvement, mais
pas nous, et en particulier pas ceux
qui ont un peu d’ancienneté aux
commandes de cette boîte, dit­on
à la direction, avec une pointe
d’agacement. On avait pourtant
prévenu, alerté. Il s’est passé la
même chose en 2007, et pour exac­
tement la même raison : une ré­
forme de la retraite. Et, en 2007,
pas un seul métro ne roulait! »
Du côté des représentants des
salariés, le diagnostic est le même.
« Ce régime de retraite est un élé­
ment central de l’appartenance à
l’entreprise », résume Thierry Ba­
bec, secrétaire général de l’UNSA­
RATP, premier syndicat du groupe
public (devant la CGT et la CFE­
CGC). « Toucher à nos retraites,
c’est briser un contrat social, et
même un contrat moral, corrobore
Jean­Christophe Delprat, délégué
SUD­RATP. Nous avons des horai­
res impossibles : une semaine, on
commence à 4 heures du matin, la
suivante, on termine à 1 heure. An­
née après année, on nous a ajouté
des contraintes. On nous demande
maintenant de conduire des mé­
tros toute la nuit. Eh bien, on l’ac­
cepte. On est d’accord. C’est notre
mission. Mais, au bout du tunnel, il
y a la retraite. La supprimer, c’est
vraiment une injustice. »
Au­delà de ce point hautement
délicat, le mouvement ne sur­
vient pas au sein d’une entreprise

naviguant dans une absolue séré­
nité. A l’instar de sa grande sœur
la SNCF, elle voit poindre, depuis
quelques années déjà, la perspec­
tive de l’ouverture à la concur­
rence et, partant, de la disparition
de sa situation de monopole. Les
échéances approchent. Dès
aujourd’hui d’ailleurs, toute nou­
velle ligne de métro, tram ou bus,
créée sur le territoire RATP, doit
faire l’objet d’un appel d’offres.
L’exploitation de la future ligne
de tramway T9 (Paris­Orly), opé­
rationnelle en 2020, a échappé à
la RATP et a été attribuée à Keolis,
une filiale de la SNCF.

Radicalisation du terrain
Quant au réseau historique exis­
tant de la RATP, l’ouverture du
marché sera effective en 2024
pour les bus, en 2029 pour les
tramways et en 2039 pour les mé­
tros et RER A et B. « Beaucoup
d’agents ont le sentiment que leur
monde s’écroule, assure M. Babec.
Ils ont l’impression qu’un rouleau
compresseur est en marche. Cela
concourt au succès de cette jour­
née. » « Bienvenue dans un réseau

de transports parisiens où vous
aurez cinquante entreprises qui fe­
ront un peu de tout et n’importe
comment, renchérit un délégué
syndical SUD. C’en est fini de la
RATP intégrée, d’un service public
performant, capable de mobiliser
des dizaines de bus en cas d’inci­
dent sur un métro. »
Cette angoisse de l’avenir est
plus forte chez les 18 000 em­
ployés des équipes bus, pour qui
l’échéance est la plus proche. La
grande crainte est d’être expulsé
de l’établissement public RATP,
soit parce que les salariés auront
été transférés à une nouvelle en­
treprise qui aura gagné le marché,
soit parce que l’entreprise aura

décidé de confier l’activité à sa fi­
liale RATP Dev.
« Les relations encadrement­
agents sont maintenant plus dures,
estime un salarié. Le jeu du dialo­
gue social s’est grippé. La politique
disciplinaire s’est durcie. La pres­
sion mise par Ile­de­France Mobili­
tés, notre autorité organisatrice, un
peu notre deuxième patron, arrive
sur la direction, qui la transfère sur
les cadres, qui la font redescendre
sur les agents. Et puis cette initia­
tive de payer des trottinettes ou des
scooters électriques aux usagers
pendant la grève, je peux vous dire
que c’est très mal passé. »
A la direction, on réfute cette
analyse. « Si la grève avait quelque
chose à voir avec la concurrence,
elle aurait éclaté avant, estime un
familier du siège. On en parle de­
puis des mois, des années même.
Catherine Guillouard, la PDG, a ac­
compli un travail considérable
pour préparer le corps social à cette
échéance. Elle a mis en place des
réunions de formation hebdoma­
daires pour les syndicalistes. Elle
s’est battue pour que soit inscrit
dans la future loi d’orientation des

mobilités un cadre social territoria­
lisé, c’est­à­dire un territoire englo­
bant Paris et sa banlieue proche où
tout dumping social sera impossi­
ble. » Une partie des syndicalistes
est en phase avec cette vision. « Il
n’y a pas de malaise social avec la
direction », résume l’un d’eux.
Avec la direction, probablement
pas. Mais dans le corps social pro­
fond, c’est une autre histoire. Les
syndicats classiques et installés
commencent à s’inquiéter de
nouvelles organisations, appa­
rues récemment, et qui sont l’in­
dice d’une radicalisation du ter­
rain. Le Rassemblement syndical,
un groupe bien implanté dans les
réseaux de bus, a vu le jour en sep­
tembre 2018. Il y a un an et demi a
été créée La Base, un syndicat issu
de transfuges de SUD et de la CGT,
et qui dit s’inspirer du mouve­
ment des « gilets jaunes » – parti­
cipatif, sans chef et refusant tout
compromis. L’un de ses responsa­
bles, Fred Rohrbasser, un conduc­
teur de métro, le proclame sans
ambages : « Nous souhaitons aller
vers une grève illimitée. »
éric béziat

En dehors des retraites, le statut spécial des agents n’est pas menacé


Les salariés bénéficient de plusieurs avantages, qui ne devraient pas être remis en question par la libéralisation du secteur


C


omme les cheminots, les
agents de la RATP sont en
majorité des salariés à sta­
tut. Cela signifie que, bien
qu’étant salariés de droit privé (les
litiges avec leur employeur relè­
vent, par exemple, de la compé­
tence du conseil de prud’hom­
mes), ils bénéficient de condi­
tions – en général des avantages –
dérogatoires du droit commun.
C’est un décret de 1959 – Michel
Debré était premier ministre et
Charles de Gaulle chef de l’Etat –,
qui prévoit l’existence d’un statut
du personnel propre à la Régie
autonome des transports pari­
siens (RATP) laquelle n’est pas une
société, mais un établissement pu­
blic à caractère industriel et com­
mercial (EPIC). En tête de l’organi­

gramme du groupe RATP
(63 000 collaborateurs dans douze
pays), l’EPIC RATP emploie
46 000 salariés, dont 43 000 béné­
ficient du statut. Ces derniers tra­
vaillent tous dans le périmètre de
l’activité historique de la RATP, à
savoir les transports en commun
de Paris et de la petite couronne.
Les principaux éléments de ce
cadre sont précisés dans un docu­
ment de près de 120 pages, qui
mentionne, notamment, les con­
ditions de recrutement et de ces­
sation de fonctions, la rémunéra­
tion, les congés de toute nature,
un certain nombre de droits so­
ciaux et de droits syndicaux, les
garanties disciplinaires, etc.
En réalité, un grand nombre
d’éléments du dispositif social re­

lèvent d’accords internes à la
RATP. C’est le cas, par exemple, des
avantages liés au comité d’entre­
prise (CE), très généreux. Comme
la SNCF, la RATP ne peut embau­
cher un futur agent au statut dès
lors que le candidat a plus de
35 ans.

Contrairement aux cheminots
Aux yeux des salariés, l’intérêt
numéro un, c’est le fameux ré­
gime spécial de retraite, dont la re­
mise en cause potentielle a dé­
clenché le mouvement de grève
massif du vendredi 13 septembre.
Il permet à certains salariés de
partir à la retraite bien plus tôt que
dans le secteur privé : 57 ans si l’on
travaille à la maintenance, 52 ans à
un poste de conduite. Il faut, tou­

tefois, pouvoir justifier de vingt­
sept années de service à la RATP et,
surtout, cet âge de départ reste
très théorique, car une décote
s’applique si l’on ne justifie pas de
quarante et un ans de cotisation.
Il y a d’autres atouts. Le disposi­
tif social interdit le licenciement
économique de ses bénéficiaires,
et un agent ne peut être révoqué
que pour faute. Très apprécié
aussi des salariés, le système d’as­
surance­santé est particulière­
ment avantageux si on le com­
pare à la sécurité sociale tradi­
tionnelle (salaires maintenus en
cas d’arrêts de travail longs, récu­
pération des jours de congé lors
desquels on est malade...). Dans
ce cadre, les agents, ainsi que leurs
conjoints et leurs enfants, ont ac­

cès à des centres de santé dispen­
sant des consultations et des
soins gratuits. Une fois à la re­
traite, ils continuent d’en profiter.
Le salarié sous statut bénéficie,
en outre, d’un avancement auto­
matique de sa rémunération en
fonction de son ancienneté. Il a
droit au transport gratuit sur le ré­
seau RATP et à une réduction de
75 % sur les autres lignes d’Ile­de­
France. Son conjoint et ses enfants
bénéficient, eux, d’un demi­tarif.
Ce dispositif social n’est pas près
de disparaître, contrairement à
celui des cheminots. A la SNCF,
l’arrivée de la concurrence avait
servi d’argument pour supprimer
l’embauche au statut à partir de


  1. Ce n’est pas le cas de la RATP,
    qui voit pourtant poindre égale­


ment la libéralisation de ses ré­
seaux entre 2024 et 2039.
La future loi d’orientation des
mobilités (LOM), actuellement en
discussion à l’Assemblée natio­
nale, prévoit des conditions de
transfert avantageuses au cas où
la RATP perdrait un appel d’offres
sur l’une de ses lignes de bus his­
toriques, par exemple. Un « sac à
dos social » a été défini, compre­
nant les éléments suivants : ga­
rantie de conserver la rémunéra­
tion nette et l’ancienneté acquise,
bénéfice du régime de retraite,
impossibilité d’être licencié pour
motif économique, accès aux
centres de santé et possibilité de
bénéficier du CE de la RATP pen­
dant un an.
é. bé.

L’entrée
fermée
de la station
de métro
Oberkampf,
à Paris, le
13 septembre.
STÉPHANE DE
SAKUTIN/AFP

« Toucher à nos
retraites, c’est
briser un contrat
social, et même
moral »
JEAN-CHRISTOPHE DELPRAT
délégué SUD-RATP

LES  CHIFFRES


5,
C’est, en milliards d’euros, le
chiffre d’affaires 2018 du groupe
RATP, dont 4,3 milliards dans
son cœur de métier historique,
à savoir les transports de la
région parisienne.

12
C’est le nombre de pays où la
RATP est présente, en particulier
grâce à sa filiale RATP Dev, opé-
rateur de transport urbain hors
Ile-de-France.

43 
C’est le nombre de salariés bé-
néficiant du statut des agents
de la RATP au sein de l’entre-
prise. L’établissement public
RATP emploie au total 46 000
personnes, et le groupe 63 000.
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