Le Monde - 14.09.2019

(Michael S) #1

16 |économie & entreprise SAMEDI 14 SEPTEMBRE 2019


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La BCE annonce un plan de relance monétaire


Six semaines avant son départ, Mario Draghi presse l’Allemagne de dépenser son excédent budgétaire


londres ­ correspondance,

P


arce qu’il faut bien agir,
et que l’économie de la
zone euro montre des si­
gnes de faiblesse, Mario
Draghi a annoncé, jeudi 12 sep­
tembre, une série de mesures de
relance monétaire : baisse du
taux de dépôt de – 0,4 % à – 0,5 %,
relance du programme d’achat de
titres (« Quantitative Easing », ou
QE, en anglais) et promesse de ne
pas augmenter les taux tant que
l’inflation ne remontera pas.
Cependant, le patron de la Ban­
que centrale européenne (BCE) ne
cache pas un certain agacement
quant au fait d’être le seul à inter­
venir. Et demande aux Etats euro­
péens de s’engager. « Les gouver­
nements qui ont une marge de
manœuvre budgétaire doivent
agir rapidement », a­t­il expliqué
lors de son avant­dernière confé­
rence de presse, avant de quitter
son poste, fin octobre.
A mots à peine couverts, il ex­
horte l’Allemagne à utiliser enfin
ses excédents budgétaires pour
relancer l’économie. Il affirme
que le conseil des gouverneurs
est uni sur le sujet. « Il y avait una­
nimité pour dire que la politique
budgétaire doit devenir le princi­
pal instrument. (...) Les 11 millions
d’emplois créés [depuis la fin de la
crise], le retour de la croissance
[dans la zone euro] sont principa­
lement venus de la politique mo­
nétaire. Il est maintenant grand
temps que la politique budgétaire
prenne le relais. »
M. Draghi ne dissimule pas son
pessimisme à propos de la
conjoncture de la zone euro. S’il
juge « faible » le risque d’une ré­
cession, il constate que « le ralen­
tissement est plus marqué que
prévu ». La BCE prévoit seulement
1,1 % de croissance en 2019 et 1,2 %
en 2020. Quant à l’inflation, elle
demeure très loin de l’objectif offi­
ciel (être juste en dessous de 2 %),
avec une prévision de 1,2 % cette
année et de 1 % l’année prochaine.
Dans ces conditions, il était in­
dispensable de prendre les cho­
ses en main, estime Mario Dra­
ghi. Malgré quelques divisions
au sein du Conseil des gouver­
neurs, la BCE reprend son pro­

gramme de rachat de titres, ar­
rêté fin 2018, sans en donner de
date de fin. M. Draghi renforce
aussi sa promesse pour l’avenir :
alors qu’il assurait jusqu’à pré­
sent ne pas vouloir augmenter
les taux avant mi­2020, il s’en­
gage désormais à ne pas le faire
jusqu’à « ce que les prévisions
d’inflation convergent fortement
[vers 2 %] ». En l’état actuel des
choses, cela équivaut à plusieurs
années au minimum.
Si M. Draghi insiste autant sur la
relance budgétaire, c’est parce
qu’il admet que les taux d’intérêt
négatifs présentent des « effets se­
condaires » négatifs. Le plus direct
est leur coût pour les banques
européennes : environ 7 milliards
d’euros par an, avant même la dé­

cision de jeudi. « Ces cinq années
de taux négatifs ont été un cauche­
mar pour les banques, résume un
banquier. Le taux d’intérêt, c’est la
matière première des banques...
Une banque soumise à des taux
négatifs, c’est un peu comme une
société pétrolière qui ne trouverait
plus de pétrole. »

Ire de Donald Trump
Jeudi, la BCE a donc décidé de
faire un cadeau aux banques.
Une partie de leurs liquidités ex­
cédentaires sera dorénavant
exemptée du taux de dépôt néga­
tif. De quoi réduire largement la
facture annuelle sur ces liquidi­
tés, qui, à en croire une source
bancaire européenne, passera de
7 milliards à 4,7 milliards d’euros

(le coût aurait même dû attein­
dre près de 9 milliards avec un
taux de dépôt de – 0,5 %). Cela re­
présente un rabais de plus de
30 %, dont les banques alleman­
des et françaises seront les prin­
cipales bénéficiaires, dans la me­
sure où elles disposent des réser­

ves excédentaires placées auprès
de la BCE les plus importantes.
« Ce n’est pas tellement que nous
voulons protéger les profits des
banques. Cela n’est certainement
pas notre mandat. Mais c’est que
nous voulons protéger la trans­
mission harmonieuse [de la politi­
que monétaire] par le canal du
crédit », a justifié Mario Draghi.
L’institution de Francfort redou­
tait à la fois que les banques, affai­
blies, ferment le robinet du crédit,
et que les établissements alle­
mands se mettent à facturer les
dépôts des épargnants.
M. Draghi a délivré un message
aux tenants de l’orthodoxie mo­
nétaire, qui considèrent son acti­
visme excessif. « Si les politiques
budgétaires étaient en place, les ef­

fets secondaires de la politique
monétaire seraient moins forts (...)
et il y aurait besoin de garder les
taux négatifs moins longtemps. »
Une façon de dire qu’il faut choi­
sir : plus l’arme budgétaire sera
utilisée, moins l’arme monétaire
sera nécessaire.
Preuve que les banques centra­
les sont désormais éminemment
politiques, les annonces de la BCE
ont provoqué l’ire de Donald
Trump. « La BCE (...) essaie, et a
réussi, à déprécier l’euro face à un
dollar TRÈS fort, ce qui pénalise les
exportations américaines. Et la
Fed [la Banque centrale améri­
caine] attend, attend, attend... », a
enragé le président des Etats­Unis
sur Twitter. De fait, l’euro n’a
guère réagi jeudi, terminant
même la journée en hausse de
0,6 % face au dollar.
A ce ton de guerre des monnaies
M. Draghi a répondu de façon gla­
ciale : « Nous ne visons pas le taux
de change [dans nos décisions]. »
Il a ajouté que « le consensus du
G20 » était de ne pas se livrer à des
dévaluations compétitives et
qu’il s’attendait à ce que « tous les
Etats le respectent ».
Le nouveau plan de relance de la
BCE demeure bien inférieur à ce
qu’il était au plus fort des turbu­
lences qui ont secoué la zone
euro. Les achats de titres com­
menceront à 20 milliards d’euros
par mois à partir de novembre,
contre un pic de 80 milliards
d’euros en 2016 et 2017. Mais
M. Draghi laisse à sa successeure,
Christine Lagarde, qui prendra ses
fonctions le 1er novembre, une
banque centrale faisant plus que
jamais figure de clé de voûte de la
zone euro.
éric albert
et véronique chocron (à paris)

Le Maire tente de barrer la route au libra, la monnaie de Facebook


Le ministre de l’économie a pointé les « risques » de cette devise numérique pour « les consommateurs et les entreprises »


L


a souveraineté monétaire
de nos nations est en jeu », a
résumé Bruno Le Maire,
jeudi 12 septembre, en introduc­
tion d’un long réquisitoire contre
le libra, le projet de monnaie nu­
mérique porté par Facebook et
vingt­sept partenaires.
« Nous ne pouvons pas autoriser
son développement sur le sol euro­
péen », a­t­il jugé lors d’une confé­
rence à l’Organisation de coopé­
ration et de développement éco­
nomiques (OCDE) sur les crypto­
monnaies, ces devises qui
utilisent la technologie de trans­

mission d’informations sécuri­
sée « blockchain ».
« Le libra soulève des risques pour
les consommateurs et les entrepri­
ses. Et aussi un risque systémique, à
partir du moment où il y a 2 mil­
liards de consommateurs », a argu­
menté M. Le Maire, en référence
au nombre d’utilisateurs de Face­
book. Libra promet d’adosser sa
monnaie à des actifs jugés stables
comme le dollar, l’euro, le yen, la li­
vre britannique ou le dollar de Sin­
gapour, mais le ministre craint
« des désordres financiers considé­
rables ». Il a aussi cité des risques

de blanchiment d’argent. Et es­
timé que, dans les pays à devises
faibles, le libra peut mener à une
« privatisation éventuelle d’une
monnaie qui soulève des risques
d’abus de position dominante ».
Cette nouvelle charge s’ajoute à
de nombreux signaux négatifs
déjà émis par la France et d’autres
autorités de régulation. Lors du
G7 des ministres des finances, à
Chantilly (Oise) en juillet, les par­
ticipants avaient déjà exprimé
des réticences, et chargé un
groupe de travail d’examiner la
question. Depuis, dans une initia­
tive conjointe inhabituelle, six
autorités de protection des don­
nées personnelles – des Etats­
Unis, du Royaume­Uni, d’Austra­
lie... – et un représentant de
l’Union européenne (UE) ont
aussi demandé des explications.
Parallèlement, la Commission
européenne se penche sur les
« risques d’atteinte à la concur­
rence » liés au libra, a révélé
l’agence Bloomberg fin août. En
effet, cette monnaie pourrait être
intégrée aux messageries What­
sApp, Instagram et Messenger.
Or, le rapprochement de ces servi­
ces est préoccupant pour les auto­
rités antitrust. « Libra est proche
d’un cartel », a aussi jugé Yves

Mersch, membre du comité exé­
cutif de la Banque centrale euro­
péenne, le 2 septembre. « Le libra
sera très centralisé avec Facebook
et ses partenaires comme seuls
émetteurs souverains de la mon­
naie », a­t­il commenté, en réfé­
rence aux vingt­sept associés de
Libra : Visa­Mastercard, Uber,
Spotify, Lyft, eBay, Vodafone, Pay­
pal, Free (dont le fondateur, Xa­
vier Niel, est actionnaire à titre
personnel du Monde)...

Hostilité des régulateurs
Les vents sont tellement contrai­
res qu’au moins trois entreprises
associées à Libra ont songé à
prendre leurs distances, s’inquié­
tant des conséquences d’image
ou de l’hostilité des régulateurs, a
écrit le Financial Times, le 23 août.
Aucun membre n’a annoncé son
retrait jusqu’ici, mais la plupart
ne communiquent pas pour sou­
tenir le projet, ce qui exaspère cer­
tains dirigeants de Facebook, seul
en première ligne.
Le libra serait­il mort­né? C’est
trop tôt pour le dire. Pour Bruno
Le Maire, il suffit, pour empêcher
son essor en Europe, de ne pas
l’autoriser. Selon le ministère,
l’initiative, « dont la nature reste
floue », devrait être approuvée par

l’Autorité de contrôle prudentiel
et de résolution (si c’est un moyen
de paiement ou une banque) ou
par l’Autorité des marchés finan­
ciers (si c’est un fonds d’investis­
sement). Ou par leur équivalent,
dans l’un des pays de l’UE.
De son côté, Libra a annoncé, le
11 septembre, avoir fait une de­
mande auprès de l’Autorité de
surveillance des marchés finan­
ciers en Suisse, où est installée
l’association chargée de gérer sa
réserve. Par ailleurs, de nombreu­
ses cryptomonnaies, dont le bit­
coin, se développent, même
auprès de certains commerçants
français, sans autorisation. Un ar­
gument que rappelle parfois Face­
book, ainsi qu’un autre : si les
Etats ne veulent pas du libra,
porté par des entreprises qui ont

pignon sur rue, ils risquent
d’avoir à affronter des crypto­
monnaies portées par des Etats
comme la Chine ou des systèmes
décentralisés sans contrôle.
Par ailleurs, Facebook vise
moins l’Europe que les pays en
développement, dont les mon­
naies sont parfois instables et où
les habitants ont recours à des
transferts d’argent depuis l’étran­
ger. Sur cette activité, les prix et
les délais pratiqués par les ban­
ques sont insatisfaisants, a
d’ailleurs concédé M. Le Maire,
demandant au secteur des pro­
grès rapides et appelant de ses
vœux l’essor d’une « cryptomon­
naie publique ».
« Les commentaires du ministre
français de l’économie soulignent
encore davantage l’importance de
notre travail en cours avec les
autorités de régulation dans le
monde », a réagi Libra dans un
court communiqué. Malgré l’hos­
tilité, Facebook tente d’afficher sa
sérénité. Il faut dire que la polémi­
que autour du libra a, pour l’entre­
prise de Mark Zuckerberg, un
avantage indirect : elle la pose en
innovateur qui bouscule l’écono­
mie. Un rôle qu’elle a toujours af­
fectionné.
alexandre piquard

Le président de la Banque centrale européenne (BCE), Mario Draghi, à Francfort (Allemagne), le 12 septembre. RALPH ORLOWSKI/REUTERS

Malgré quelques
divisions au sein
du conseil des
gouverneurs, la
BCE reprend son
programme de
rachat de titres

Une « raison d’être » pour les
entreprises dont l’Etat est actionnaire
Venu assurer le service après-vente de la loi Pacte (Plan d’action
pour la croissance et la transformation des entreprises), jeudi
12 septembre à Bercy, Bruno Le Maire a demandé à toutes les
sociétés dans lesquelles l’Etat détient une participation de se do-
ter d’une « raison d’être » en 2020. Pour montrer l’exemple, elles
devront inscrire dans leurs statuts la poursuite d’objectifs dépas-
sant le simple profit. Une démarche permise par la nouvelle loi
et censée aller de pair avec une meilleure prise en compte des
enjeux sociaux et environnementaux. « C’est à l’Etat d’être à la
pointe du capitalisme responsable! », a insisté le ministre de
l’économie, fidèle à son nouveau mantra, tout en défendant un
partage plus poussé de la valeur au sein de l’entreprise. « Fin
2020, nous devons passer de 1,2 million de salariés couverts par
un accord d’intéressement à 3 millions », espère M. Le Maire.

L’institution de
Francfort prévoit
seulement 1,1 %
de croissance
dans la zone euro
en 2019 et 1,2 %
en 2020

La firme vise
moins l’Europe
que les pays en
développement,
dont les
monnaies sont
parfois instables
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