18 |économie & entreprise SAMEDI 14 SEPTEMBRE 2019
0123
Madrid Nuevo Norte,
la folie des grandeurs
Après vingtcinq ans de blocage, l’un des plus grands projets de
rénovation urbaine d’Europe peut démarrer. Il fera de la gare
de Chamartin et ses alentours, qui séparent le nordouest et le
nordest de Madrid, un quartier d’affaires d’un nouveau type
madrid correspondance
P
rès du squelette en
béton d’un immeu
ble inachevé, un pe
tit bidonville, avec
ses baraques en tôle,
est tapi au creux de
vastes terrains vagues. Un peu
plus loin, en contrebas d’une an
cienne chapelle murée et cou
verte de graffitis, une vieille ci
menterie s’active, soulevant une
épaisse couche de poussière. Der
rière, une succession d’entrepôts
abandonnés borde la petite route
qui longe les voies ferrées infran
chissables de la station de train de
Chamartin... Bienvenue sur les
terrains de « Madrid Nuevo
Norte », au nord de la capitale es
pagnole, non loin des quatre ma
jestueux gratteciel en verre de
Madrid. C’est ici que doit bientôt
démarrer « le plus grand projet de
régénération urbanistique d’Eu
rope », selon ses promoteurs.
Qu’il soit le plus grand ou pres
que, les chiffres parlent d’euxmê
mes. Sur 5,6 kilomètres de long,
au nord du Paseo de la Castellana,
la principale artère de la capitale
espagnole, cette opération immo
bilière englobe 3,3 millions de m^2 ,
dont 1,6 million de m^2 destinés à
des bureaux et commerces et
1 million de m^2 à des immeubles
résidentiels. Trois nouvelles sta
tions de métro et une station de
trains de banlieue sont prévues.
Une partie des voies ferrées de la
vieille gare de Chamartin sera re
couverte d’une dalle sur laquelle
sera façonné un parc urbain de
13 hectares.
La gare ellemême sera transfor
mée en la plus grande et la plus
moderne station TGV d’Espagne,
reliée directement à celle d’Ato
cha. Quatre ponts connecteront
les quartiers aujourd’hui séparés
par les rails. Près de 250 000 m^2 de
terrains seront occupés par des
bâtiments publics : écoles, centres
de santé, édifices culturels.... Au
nord, près de 10 500 logements,
dont 20 % à prix modérés, de
vraient être mis en vente. Au sud,
trois tours dont l’une pouvant at
teindre 300 mètres de haut, et des
dizaines d’immeubles de bu
reaux, compléteront les quatre
gratteciel déjà existants pour for
mer un vaste quartier d’affaires.
« IL FAUDRA VINGT ANS »
Après vingtcinq ans de paraly
sie, de vaetvient administratifs
et de remodelage du projet, la
ville a enfin débloqué « l’opéra
tion Chamartin ». A l’unanimité,
tous les partis formant le conseil
municipal madrilène – de la gau
che alternative à l’extrême
droite en passant par les socialis
tes, les conservateurs et les libé
raux –, ont approuvé, le 29 juillet,
la modification du plan d’amé
nagement du territoire pour per
mettre le lancement de ce projet
pharaonique.
Il aura fallu pour y parvenir de
longues négociations entre la pré
cédente équipe municipale, me
née par la maire de gauche alter
native Manuela Carmena, l’entre
prise ferroviaire publique ADIF,
propriétaire de près de la moitié
du foncier, et surtout la société
DCN, détenue à 73 % par la banque
BBVA et à 27 % par l’entreprise San
Jose Construction, titulaire de
puis 1994 de la concession sur les
terrains, à 70 % publics. Le nou
veau maire conservateur, José
Luis Martinez Almeida, au pou
voir depuis le 15 juin, a décidé de le
soumettre au vote du conseil mu
nicipal sans y toucher. Pas ques
tion de prendre le risque d’un
nouveau blocage. La mairie es
time les retombées économiques
attendues à 16 milliards d’euros,
et 200 000 emplois.
« Pour la réalisation du projet, il
faudra compter environ vingt
ans », résume le directeur techni
que de Madrid Nuevo Norte, Jorge
Serrano, dans le local ultramo
derne ouvert en décembre 2018
sur le Paseo de la Castellana, où
les visiteurs peuvent contempler
les immenses maquettes lumi
neuses du projet et se faire une
idée du résultat final grâce à des
casques de réalité virtuelle.
« Notre objectif est de colmater
cette blessure qui barre le nord de
Madrid et de créer de la ville, en mê
lant à la fois logements, bureaux et
commerces, ajoutetil en pointant
avec un laser les alentours de la
gare de Chamartin, qui coupent le
nordouest du nordest de la capi
tale. Les travaux ne devraient pas
commencer avant 2021, selon les
estimations les plus optimistes, le
temps que le projet soit approuvé
définitivement par la région – une
simple formalité – et que soient ré
novées les canalisations du « Ca
nal de Isabel II » qui apportent
l’eau potable dans la ville.
Le projet, cependant, suscite de
nombreux doutes. L’Espagne ne
seraitelle pas en train de considé
rer de nouveau le béton comme la
poule aux œufs d’or, comme du
rant la bulle des années 2000, au
risque de reproduire les mêmes
erreurs?
Lorsque l’idée de rentabiliser les
terrains publics d’ADIF afin de fi
nancer la rénovation de la gare a
été lancée, en 1991, le projet de col
laboration publicprivé se limitait
à l’urbanisation de 60 hectares.
Mais la perspective d’une opéra
tion d’une grande rentabilité,
alors que la construction connais
sait un grand essor, a provoqué de
constantes retouches de la con
cession pour qu’elle s’étende fina
lement sur 300 hectares. Plu
sieurs fois sur le point d’être
scellé, le projet a été chaque fois
bloqué par l’une ou l’autre des
parties. Pendant la crise économi
que, il est resté dans un tiroir. La
reprise du secteur immobilier a
de nouveau éveillé l’appétit des
promoteurs.
Les prix ont augmenté de 50 %
par rapport aux plus bas enregis
trés au plus fort de la récession.
Dans certains quartiers prisés des
grandes villes, ils sont même pro
ches des maxima historiques.
En 2018, le nombre de permis de
construire a dépassé les 100 000.
Un niveau qui n’avait pas été at
teint depuis 2009. Entre juin 2018
et juin 2019, près de 500 000 opé
rations d’achatsventes de loge
ments ont été réalisées en Espa
gne, selon les statistiques du col
lège de notaires. Un niveau qui
n’avait pas été atteint depuis
dix ans. Jeudi 12 septembre, l’Ins
titut national de statistiques a an
noncé que le nombre d’achats
ventes avait augmenté de 3,8 % en
juillet 2019 par rapport à
juillet 2018, avec près de 48 000
opérations. Un record mensuel
depuis mai 2008. Cependant, ces
derniers mois, la tendance est à la
stabilisation des prix et des tran
sactions immobilières.
NOMBREUX DÉTRACTEURS
« Dans des villes comme Madrid
ou Barcelone, un projet comme
Madrid Nuevo Norte peut avoir du
sens, car la population continue
d’y augmenter et la demande n’y
est pas seulement locale. Des ache
teurs étrangers et des fonds d’in
vestissement internationaux sont
présents sur ces marchés, mais il
est difficile de savoir quels seront
les besoins de Madrid dans dix ou
quinze ans », rappelle Rafael Gil,
directeur du service d’études de la
société de cotation immobilière
Tinsa, qui se veut néanmoins
sceptique. « Actuellement, nous
entrons dans un changement de
cycle avec un ralentissement du
nombre de transactions comme
de la hausse des prix. Madrid
aurait plutôt besoin d’une aug
mentation progressive de la super
ficie de bureaux. Quant aux loge
ments, il semble qu’ils ne répon
dent pas au principal problème,
qui est le manque d’offre de loca
tions, alors que la demande est très
élevée, la précarité des emplois et
la faiblesse des salaires limitant les
capacités d’achat dans l’immobi
lier », ajoutetil. Les promoteurs,
de leur côté, n’ont aucun doute
sur la facilité à commercialiser les
lieux : ce sont les derniers terrains
vierges dans les quartiers nord de
Madrid : les plus prisés.
Malgré l’unanimité politique af
fichée lors de son approbation, le
projet ne manque pas de détrac
teurs. La Fédération des associa
tions de voisinages de Madrid
(FRAVM) s’y oppose. Tout comme
l’association Ecologistes en ac
tion. Et une plateforme, Zona
Norte, s’est créée pour articuler le
mécontentement autour d’un
projet qualifié d’« attentat urba
nistique et environnemental ». En
semble, ils ont déposé un recours
détaillant près de 3 500 infrac
tions présumées.
Pour Eduardo Mangada, presti
gieux architecte urbaniste, « c’est
une opération spéculative et un
projet urbanistique vulgaire qui
reprend le concept de grands cen
tres d’affaires comme la Défense
alors que l’on sait aujourd’hui que
ce sont des modèles inefficients et
obsolètes ».
« Ce projet ne repose que sur le
fantasme de faire de Madrid une
capitale globale capable d’attirer
par exemple les entreprises fuyant
le Brexit : ce qui s’est révélé une chi
mère, assure le porteparole de la
plateforme Zona Norte, Felix
Arias. Il risque de saturer les trans
ports publics alors que la ville n’a
pas besoin de tant de nouveaux
bureaux de standing, puisque 10 %
sont encore vides. Mais elle a be
soin de logements en location, ce
qui n’est pas inclus dans le projet.
Ou de vrais espaces verts naturels,
pas d’un parc construit sur une
dalle recouverte d’un mètre de
terre sur laquelle ne pousseront
que des arbustes. Cela va à l’encon
tre de l’intérêt général. Une ville
doit chercher à équilibrer les terri
toires, pas à faire en sorte que tous
les riches soient au nord et les pau
vres au sud.
Pour cet architecte, ancien chef
de la direction de l’urbanisme de
la région et exconseiller munici
pal socialiste entre 2003 et 2007,
« sa seule utilité est d’enrichir les
promoteurs, qui sont déjà en train
de vendre leurs parts, en espérant
remporter des millions avant
même d’avoir posé une seule bri
que ». Une référence aux informa
tions parues sur le site d’informa
tion El Confidencial selon lesquel
les BBVA chercherait à revendre
ses parts à un fonds d’investisse
ment dès que le feu vert définitif
sera donné. La banque assure au
Monde qu’elle « ne commente pas
les rumeurs ».
sandrine morel
« C’est une
opération
spéculative
et un projet
urbanistique
vulgaire »
EDUARDO MANGADA
architecte urbaniste
PLEIN CADRE
Vue d’artiste du projet, qui prévoit des logements, des bureaux, des stations de métro, un parc, des commerces... DISTRITO CASTELLANA NORTE, S.A. (DCN)/ROGERS STIRK HARBOUR + PARTNERS
Gare de
Chamartin
Gare de Atocha
Palais-Royal Plaza Mayor
MADRID