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INTERNATIONAL
SAMEDI 14 SEPTEMBRE 2019
0123
sarkouna (tunisie)
envoyée spéciale
L
a route vers Sarkouna ser
pente dans un paysage
vallonné. Le véhicule tan
gue avant d’arriver au dir
(ensemble de maisons), hameau à
flanc de montagne près du Kef,
cité du nordouest tunisien non
loin de la frontière avec l’Algérie.
La beauté des terres agricoles et
de la forêt voisine est trompeuse.
Elle laisse vite la place à des habi
tations parfois conçues de bric et
de broc, à peine finies ou sans toi
ture stable. L’unique école sur le
chemin est abandonnée depuis
quatre ans et la petite mosquée
est un chantier inachevé. Huit ans
après la révolution de 2011, la Tu
nisie démocratique offre aussi ce
visagelà, celui d’un arrièrepays
délaissé. Le vote de cette popula
tion rurale désenchantée va peser
lourd lors du scrutin présidentiel
du 15 septembre.
Hawa Fateh, une grandmère
édentée au foulard fleuri noué
autour du cou, ne cesse de répéter
en parlant de Nabil Karoui : « Il est
gentil. » La villageoise l’admet
sans détour : elle apparaît bien
sur une vidéo que M. Karoui, pa
tron de la chaîne Nessma et
aujourd’hui candidat à la prési
dentielle, avait tournée lorsqu’il
rendait visite au hameau en 2018
avec l’association Khalil Tounès.
Une fondation caritative créée
en 2012 en hommage à son fils dé
funt, Khalil Karoui. Hawa Fateh
ne tarit pas d’éloges sur Nabil Ka
roui. « Il nous donne des vête
ments, de quoi manger, c’est tout
ce qu’il nous faut », ditelle.
Pendant de très longues semai
nes, le capital de sympathie accu
mulé au fil de ses visites dans les
villages pauvres de la Tunisie in
térieure, où il distribuait de géné
reuses offrandes, a valu à M. Ka
roui de caracoler en tête des in
tentions de vote pour le scrutin
présidentiel du 15 septembre.
Mais, à quelques jours du vote, il
est toujours en prison. Arrêté le
23 août dans le cadre d’une affaire
d’« évasion fiscale » et de « blan
chiment d’argent » – un dossier ré
vélé en 2016 et opportunément
ressorti avant l’été –, il a été privé
de campagne même s’il reste for
mellement en lice. Quel que soit
son sort, M. Karoui aura incarné
l’émergence d’un populisme
prospérant sur le désenchante
ment à l’égard des personnalités
politiques post2011 qui ont
échoué à améliorer la situation
socioéconomique du pays.
« Nous n’avons vraiment rien »
A quelques kilomètres de la ma
sure de Hawa Fateh, la dame au
foulard fleuri, Fawzia Jebeli et Fa
tiha, deux sœurs, se préparent à
glisser dans un sac en plastique du
tabouna (pain artisanal) pour aller
le vendre sur la route. Elles aussi
ont vu les gens de Khalil Tounès
faire la tournée des maisonnées.
« Ils ont vraiment aidé beaucoup de
gens ici, soit en achetant des médi
caments, soit en donnant quelques
habits et couvertures chaudes, ja
mais d’argent, raconte Fawzia Je
beli. Vous savez, nous n’avons vrai
ment rien. » L’hiver est rude dans
ces villages de montagne. Il neige
souvent. Chaque année, les chaî
nes de télévision et des associa
tions mobilisent des dons dans la
capitale pour venir en aide à ces lo
calités touchées par les intempé
ries. Mais, passé ces élans ponc
tuels de solidarité, la pauvreté sur
place ne faiblit pas, tout comme le
sentiment d’isolement. Comment
refuser dès lors les largesses d’un
Nabil Karoui?
Aux côtés de Fawzia, Hedi Jebeli,
un agriculteur de 52 ans, précise
que l’association Khalil Tounès lui
a donné un radiateur, un réfrigéra
teur et une télévision. « Ici, on vit
comme on peut, de l’agriculture ou
d’un travail journalier, explique
til. Pour moi, ce que fait Nabil Ka
roui n’est pas très différent de ce que
faisait Ben Ali. A l’époque, ses gens
nous amenaient parfois des ca
deaux et la vie était meilleure. »
Hedi Jebeli fait référence aux ac
tions du Fonds de solidarité natio
nale créé en 1992 par l’exprésident
Ben Ali (19872011) pour assister les
plus démunis. La pratique avait
alors été dénoncée par les oppo
sants comme un clientélisme de
régime autoritaire instrumentali
sant la pauvreté. A la sortie du
dir, une pancarte indique :
« Sarkouna ». Ironiquement, le
mot signifie : « Ils nous ont volés. »
Dans ces endroits démunis,
aucune affiche de candidat n’est
placardée sur les murs. Il faut at
tendre d’arriver un peu plus bas
dans le village de Nebeur pour en
trouver quelquesunes.
Dans le centreville, Naziha Jen
doubi, 45 ans, prend sa pause. Elle
est femme de ménage à l’hôpital.
Elle sait ce qu’a fait Nabil Karoui
pour les habitants des montagnes.
« J’ai vu qu’il a fait du bien autour de
lui, ditelle. Ici, vous savez, la plu
part des gens vivent sous le seuil de
pauvreté. Nous n’avons pas d’en
droit de loisir où emmener nos en
fants se défouler. Et, quand l’un
d’eux est malade, c’est difficile de
trouver des soins à cause du man
que de transport ou juste de méde
cins. » Elle dit travailler dur pour
subvenir aux besoins de ses en
fants. « Honnêtement, depuis la
révolution, c’est difficile de joindre
les deux bouts », se plaintelle.
En 2019, les régions du nordouest
et du centreouest du pays enregis
trent les taux de pauvreté les plus
élevés du pays, respectivement
28 % et 31 %. A l’échelle nationale,
le phénomène touche plus de
1,7 million personnes (sur une po
pulation totale de 11,5 millions).
Flair politique
Si Nabil Karoui a capitalisé sur
cette réalité sociale souvent igno
rée à Tunis, certains villageois res
tent sceptiques. Aymen Abdelwa
heb, un entrepreneur de 33 ans, se
soucie davantage, plutôt que des
élections, de son village aux rares
cafés où échouent quelques jeu
nes venant tromper leur ennui.
« Nous savons que Nabil Karoui
s’est basé sur la pauvreté et l’électo
rat féminin, les femmes vulnéra
bles, les femmes rurales, assuretil.
Nous ne sommes pas dupes. » Un
tel pari n’est pas dénué de flair po
litique. « Il peut gagner grâce à ça
car, ici, les femmes triment, ajoute
Aymen Abdelwahed. Elles tra
Des panneaux
présentant
les candidats
à la présidentielle,
parmi lesquels
Nabil Karoui
(numéro 4),
à Tunis,
le 7 septembre.
FETHI BELAID/AFP
« Ce que fait Nabil
Karoui n’est pas
très différent de ce
que faisait Ben Ali.
A l’époque, ses gens
nous amenaient
des cadeaux »
HEDI JEBELI
agriculteur
vaillent toute la journée aux
champs et, quand elles voient quel
qu’un qui les touche à la télévision,
elles sont tentées de voter pour lui. »
A ses côtés, Hichem Chaabane,
27 ans, photographe, fait partie
des jeunes qui sont restés au vil
lage pour aider, grâce à une ferme
familiale, à redonner de l’emploi et
à raviver une agriculture touchée
par le manque d’eau et le maldé
veloppement. « Moi, je n’irai pas
voter, clametil. Je tente de chan
ger les choses ici, mais je suis abs
tentionniste depuis 2011, tout sim
plement parce que je ne fais plus
confiance à personne. »
Dans le village, cinq affiches
seulement sur 26 candidats sont
collées au mur, certaines sont
déchirées. Gestes d’un rejet des
politiciens ou acte de délin
quance ordinaire? Votes sanc
tion et abstention sont les grands
risques du scrutin, huit ans après
la révolution.
lilia blaise
huit ans après sa révolution de 2011,
la Tunisie s’apprête à franchir une nouvelle
étape de sa transition démocratique avec
un scrutin présidentiel, dimanche 15 sep
tembre, suivi de législatives le 6 octobre. Le
petit pays d’Afrique du Nord, berceau et seul
rescapé de la vague des « printemps ara
bes », aborde ce moment dans un lourd cli
mat d’incertitude, voire d’inquiétude sur sa
future stabilité politique. Le désenchante
ment social et économique – la croissance
n’a été au premier semestre que de 1,1 %,
alors que le chômage reste élevé à 15 % – ris
que de peser sur la participation ou de
nourrir la tentation d’un vote populiste.
« La Tunisie se rend aux urnes dans un con
texte délétère », s’alarme Michaël Béchir
Ayari, analyste pour la Tunisie d’Internatio
nal Crisis Group. Les promesses non tenues
de la révolution ont démotivé une grande
partie de la jeunesse sans emploi, ne l’inci
tant pas à aller voter.
Dimanche, les 7,15 millions d’électeurs tu
nisiens sont invités à se prononcer sur une
offre politique plus éclatée que jamais. Si le
nombre candidats – vingtsix – n’est pas en
soi révélateur d’un climat –, le scrutin prési
dentiel de 2014 en comptait autant – l’ab
sence de dynamique en faveur d’un cou
rant dominant laisse craindre une frag
mentation du paysage lourde d’instabilité.
Activités caritatives
Symptôme de la confusion ambiante, les
candidats dits « populistes », parmi lesquels
le patron Nessma TV, Nabil Karoui, ou le ju
riste Kaïs Saïed – ont longtemps été crédités
par les instituts de sondage d’intentions de
vote élevées. M. Karoui s’est bâti une popu
larité à travers ses activités caritatives
auprès des villages pauvres de la Tunisie in
térieure. Reste à savoir si son arrestation, le
23 août, dans le cadre d’une affaire d’« éva
sion fiscale » et de « blanchiment d’argent »
- exhumée à la veille de la campagne – aura
porté tort ou non à sa candidature.
L’émiettement de la scène électorale,
qu’illustrent à leur manière M. Karoui et
M. Saïed, provient de l’érosion du clivage
qui avait dominé le double scrutin législatif
et présidentiel de 2014 : le schisme autour
de l’islam politique. Si la césure demeure,
elle a perdu de sa centralité, notamment
après la normalisation du parti islamiste
Ennahda au fil de sa participation aux coali
tions gouvernementales depuis 2011.
Privée dès lors d’un adversaire fédérateur,
la famille dite « moderniste », issue de la
gauche ou du bourguibisme, s’est balkani
sée en candidatures multiples. Parmi cel
lesci émergent Abelkrim Zbidi, trois fois
ministre de la défense depuis 2011, et Yous
sef Chahed, le chef du gouvernement de
puis 2016. La lutte féroce entre les deux
hommes pourrait laisser des traces au sein
de l’appareil d’Etat, où les deux candidats
constituent leurs réseaux. Comme si la
jeune démocratie, déjà confrontée au res
sentiment social de la « Tunisie d’en bas »,
devait affronter un nouveau péril : la frac
ture au sein de la « Tunisie d’en haut ».
frédéric bobin (tunis, correspondant)
Climat d’incertitude sur une scène électorale fragmentée
Désillusion et tentation populiste en Tunisie
Dans l’arrièrepays délaissé, abstention et vote sanction menacent de dominer la présidentielle, dimanche