Le Monde - 14.09.2019

(Michael S) #1

20 |disparitions SAMEDI 14 SEPTEMBRE 2019


0123


19 NOVEMBRE 1929 Nais-
sance à Talence (Gironde)
1947 Entre à l’Ecole navale
1968 « Pacha »
du « Redoutable »
1972 Conduit la première
patrouille sous-marine
de dissuasion nucléaire
1987-1990 Chef d’état-major
de la marine
6 SEPTEMBRE 2019 Mort
à Cherbourg

28 SEPTEMBRE 1930 Nais-
sance à New York
1959 Doctorat
en sociologie politique
de l’université Columbia
1974 Publie « The Modern
World-System »
1976-1999 Professeur
de sociologie à Binghamton
(Etat de New York)
31 AOÛT 2019 Mort
à New York

Immanuel Wallerstein


Sociologue américain


P


ère de la théorie du systè­
me­monde, engagé dans
l’altermondialisme, Im­
manuel Wallerstein est
mort le 31 août à New York, à l’âge
88 ans. Né à New York le 28 sep­
tembre 1930 dans une famille de
juifs polonais, il fait ses études à
l’université Columbia de New
York, où il obtient une licence
en 1951, une maîtrise en 1954 et un
doctorat en sociologie politique
en 1959. D’abord maître de confé­
rences à l’université de Columbia
jusqu’en 1971, il est ensuite profes­
seur de sociologie à l’université
McGill à Montréal puis, à partir de
1976, à l’université d’Etat de New
York, à Binghamton, jusqu’à sa re­
traite en 1999.
Au cours de sa formation, il a
fréquenté nombre d’universités,
dont Oxford, l’université libre de
Bruxelles, l’université Paris­VII et
l’université nationale autonome
de Mexico. Sa carrière académi­
que aussi sera internationale : il a
occupé des postes de professeur
invité dans nombre d’universités
étrangères, et a entretenu de fré­
quentes et étroites relations avec
les chercheurs français. Il a été
souvent invité à Paris comme di­
recteur d’études associé à l’Ecole
des hautes études en sciences so­
ciales (EHESS) ou dans le cadre de
la Fondation Maison des sciences
de l’homme.

L’érosion américaine
Sa thèse « The Emergence of Two
West African Nations : Ghana and
the Ivory Coast » est le point de
départ d’une série de recherches
sur l’Afrique, objet d’ouvrages pu­
bliés de 1962 à 1972. Ses travaux
portent ensuite sur l’émergence
au XVIe siècle en Europe d’une
économie­monde. La publication
en 1974 de l’ouvrage The Modern
World­System (New York Acade­
mic Press, non traduit) marque le
début de recherches menées tout

au long de sa carrière et des trois
autres volumes de cet ouvrage,
publiés en 1980, 1989 et 2011.
Un fil directeur parcourt son
œuvre : on ne peut comprendre
les sociétés sans analyser leurs in­
terdépendances à travers les rela­
tions qu’elles entretiennent à
l’échelle mondiale, et leurs confi­
gurations n’ont cessé d’évoluer
du XVIe siècle à nos jours.
Fernand Braudel avait décrit le
développement des réseaux
d’échanges économiques et leurs
conséquences politiques dans le
monde européen entre 1400 et


  1. A sa lecture, Immanuel
    Wallerstein prend conscience de
    « l’importance de la construction
    sociale du temps et de l’espace et
    de son impact sur [ses] analyses ».
    La notion d’économie­monde de
    Fernand Braudel cède la place à
    celle de système­monde, entité
    formée par la densité des échan­
    ges entre espaces nationaux et
    locaux. Le système­monde ne
    cesse de se transformer à partir
    de la dynamique initiée en Eu­
    rope et de s’étendre à l’ensemble
    de la planète.
    Marqué par les tendances à l’ac­
    cumulation dans les économies
    du centre et l’extension des rela­
    tions marchandes à la périphérie,
    le système­monde se caractérise
    par les disparités persistantes
    parce que structurelles dans le dé­
    veloppement économique, ce qui
    implique une distribution inégale
    du pouvoir politique. La hiérar­
    chie en son sein change, de sorte
    que l’on observe des cycles dans la
    constitution puis le déclin de sys­
    tèmes­mondes successifs. Pour
    Wallerstein, un nouveau cycle
    s’est amorcé en 1970 avec l’éro­
    sion de la puissance américaine.
    Cette influence de Braudel est
    durable. Longtemps directeur du
    centre Fernand­Braudel pour
    l’étude de l’économie, des systè­
    mes historiques et des civilisa­


tions à l’université de Bingham­
ton, dont l’objectif est « d’analyser
des changements sociaux de
grande ampleur dans le temps his­
torique long », Wallerstein fonde
la Review qui vise à encourager
des travaux « contribuant à revi­
gorer la sociologie et ses discipli­
nes sœurs, en particulier l’histoire
et l’économie politique ».
Ces travaux s’inscrivent dans le
renouveau des théories de la dé­
pendance. Nées pour rendre
compte des obstacles au dévelop­
pement en Amérique latine, elles
fournissent une alternative à la
vision d’une « mondialisation
heureuse » en vertu de laquelle le
sous­développement ne serait
qu’un retard par rapport à un pro­
cessus de modernisation inéluc­
table. En proposant la distinction
entre « centre », « semi­périphé­
rie » et « périphérie », Wallerstein
rejoint les analyses d’auteurs tels
que Samir Amin, Giovanni Arri­
ghi et André Gunder Frank, qui à
leur tour influencent François
Fourquet, auteur moins connu.
La divergence entre Nord et Sud
ne peut pas s’expliquer unique­
ment par la référence à la notion
de « tiers­monde », qui a long­
temps organisé les débats sur le
développement, mais par la
structure même du système
monde contemporain. A ce titre,
Wallerstein s’inscrit dans la li­
gnée de Franz Fanon en tant que
défenseur des laissés­pour­
compte du processus de mondia­
lisation, puisqu’il n’a cessé de
soutenir le projet des militants
altermondialistes.

« Inventer un nouveau langage »
L’analyse des systèmes mon­
diaux est aussi un « mouvement
de la connaissance ». « Nous de­
vons inventer un nouveau langage
afin de transcender les illusions
des trois domaines soi­disant dis­
tincts de la société, de l’économie

et de la politique », écrit Wallers­
tein. Ce message est fort car il va à
l’encontre de l’extrême spécialisa­
tion des sciences de la société, qui
s’est d’ailleurs depuis lors encore
renforcée. Ce principe a inspiré
toute l’œuvre de Wallerstein qui
s’en est fait le défenseur dans le
monde académique.
Ainsi, dans les années 1990, il a
présidé la Commission Gulben­
kian sur la restructuration des
sciences sociales, qui avait pour
objet de dégager une orientation
de la recherche en sciences socia­
les pour les cinquante prochaines
années. Son rôle d’animation de
la communauté internationale a
été largement reconnu par de
multiples honneurs académi­
ques. Sa défense d’une unité des
sciences sociales va de pair avec
sa présidence de l’Association in­
ternationale de sociologie, entre
1994 et 1998. Divers spécialistes,
en particulier des historiens, ont
pu contester la solidité et les ba­
ses empiriques de ses analyses.
On peut s’interroger sur la com­
patibilité entre l’existence de cy­
cles longs du système­monde, et
le rôle déterminant que Wallers­
tein attribue aux mouvements

antisystème dans les bifurca­
tions qui font époque.
Ces critiques ne diminuent en
rien sa contribution : penser en
grand les problèmes contempo­
rains est une audace devenue rare
chez les chercheurs. Ainsi, en no­
vembre 2014 sur l’antenne de
France Culture, il a avancé deux
pronostics qui méritent ré­
flexion, l’un sur l’avenir du capita­
lisme : « La possibilité d’accumula­
tion du capital, qui est la raison
d’être du capitalisme, n’existe plus.
Les capitalistes eux­mêmes ne
trouvent plus de moyens de faire
une belle accumulation du capital.
Pour moi, la crise structurelle du
système moderne a commencé
dans les années 1970. Il devrait al­
ler jusqu’à 2030 ou 2050. » L’autre,
sur les dangers que courent les ré­
gimes politiques : « La nation
semble être un rempart contre le
néo­libéralisme, et à la fois elle ren­
force ce qui est mauvais dans la vie
politique. » Un grand intellectuel
universaliste nous a quittés.
robert boyer
(directeur d’études à l’ecole
des hautes études en sciences
sociales, chercheur
à l’institut des amériques)

En 1987. LOUIS MONIER/GAMMA RAPHO

Bernard Louzeau


Amiral


N


é à Talence (Gironde)
le 19 novembre 1929,
l’amiral Bernard Lou­
zeau, premier com­
mandant d’un sous­marin nu­
cléaire lanceur d’engins français,
est mort le 6 septembre à Cher­
bourg (Manche). « Pacha » du Re­
doutable en 1968, l’officier supé­
rieur conduira avec son équipage
en 1972 la première patrouille de
dissuasion nucléaire, qui était
alors développée à coups d’inves­
tissements humains et matériels
massifs par le général de Gaulle.
« Il a bâti la marine d’aujourd’hui,
a salué son actuel chef d’état­ma­
jor, Christophe Prazuck, son intelli­
gence pénétrante, sa vision straté­
gique, la qualité de son comman­
dement ont marqué ceux qui l’ont
servi. » La ministre des armées,
Florence Parly, a rendu hommage
à « un grand marin, à la personna­
lité chaleureuse et charismatique ».
Fumeur de Gitanes à l’allure
bonhomme et affectueusement
surnommé « Babar » dans la ma­
rine, doté d’une intelligence

fulgurante ainsi que de beau­
coup de cran, Bernard Louzeau
a marqué des générations de
sous­mariniers.
« C’est une figure, il restera
comme un pionnier et un exemple
parce qu’il fut un officier qui
croyait en son équipage et qui était
en même temps très doué dans les
domaines techniques », témoigne
le commandant Bertrand Du­
moulin, sous­marinier, ancien
porte­parole de la marine.

« L’art de tenir sa langue »
Entré à l’Ecole navale en 1947
alors qu’il n’a pas encore 18 ans,
Bernard Louzeau participe à la
guerre d’Indochine en 1950. Il
commande alors de petits navi­
res d’assaut, les LCM, dans la flot­
tille amphibie d’Indochine du
Sud, avant de s’orienter vers les
sous­marins à son retour. L’Asso­
ciation générale des amicales de
sous­mariniers (AGASM) rappelle
que le lieutenant de vaisseau Lou­
zeau fut breveté officier de lutte
anti­sous­marine en 1954, pour

embarquer la même année sur le
Narval, le premier sous­marin na­
tional construit après la guerre,
dont il devient l’officier en se­
cond à 25 ans. La marine de l’épo­

que avait récupéré des mains de
l’ennemi plusieurs navires, et
Bernard Louzeau commande
également un ancien U­Boot alle­
mand, le Laubie, en 1958. Elève,

puis pendant un temps profes­
seur de neutronique, à l’Ecole des
applications militaires de l’éner­
gie atomique de Cherbourg (EA­
MEA), il devient ingénieur en gé­
nie atomique. Servant à la direc­
tion du personnel dans le cadre
du « projet Q­252 », qui deviendra
Le Redoutable, il conduit la cons­
truction de ce premier navire em­
portant la bombe, en étant son
officier d’armement au lance­
ment du bateau. « C’est là que j’ai
appris l’art de tenir sa langue », a­
t­il confié en évoquant cet événe­
ment. Après ses essais en mer, le
bateau appareillera pour sa pre­
mière patrouille le 28 janvier


  1. Après un poste à l’état­major


particulier du président Valéry
Giscard d’Estaing, puis des res­
ponsabilités en état­major, il
prendra le commandement de la
force océanique stratégique (Al­
fost) en 1984, avant de devenir
chef d’état­major de la marine de
1987 à 1990. Son mandat est mar­
qué par les débuts de la construc­
tion des sous­marins nucléaires
lanceurs d’engins suivants, les
Triomphant, comme le souligne
l’AGASM. Mais aussi par « la con­
ception très innovante du porte­
avions Charles­de­Gaulle, les pis­
tages des sous­marins soviétiques,
la guerre Iran­Irak, avant de voir
s’effondrer le mur de Berlin et
l’Union soviétique au terme d’une
carrière marquée par la confron­
tation avec le pacte de Varsovie ».
Membre de l’Académie de ma­
rine, l’amiral était resté très fi­
dèle aux cérémonies de la marine
nationale. En avril, les marins
l’avaient accueilli à Cherbourg
pour inaugurer à l’Ecole atomique
une salle portant son nom.
nathalie guibert

En 1987. ECPAD/COLLECTION TOULON/DEFENSE
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