Le Monde - 14.09.2019

(Michael S) #1

0123
SAMEDI 14 SEPTEMBRE 2019 styles| 25


Les (nouvelles) lois


de l’attraction


Des têtes d’affiche qui se font rares,
une ambiance un peu morose : New York
n’est plus la capitale de la mode qu’elle était

A


New York, c’est le nou­
veau président du con­
seil du CFDA (l’instance
dirigeante de la mode améri­
caine) qui vous accueille à l’aéro­
port. Du moins, sa dernière cam­
pagne lunettes qui est partout. Le
vrai Tom Ford, lui, était occupé à
organiser son premier dîner offi­
ciel le 6 septembre chez Indo­
chine, un restaurant franco­viet­
namien qui est aussi une institu­
tion fréquentée depuis trente ans
par les célébrités de la mode et du
show­business.
Le 6 septembre, on ne croisait
ni Catherine Deneuve ni top mo­
dèle dans le décor tropical du
lieu, juste des journalistes de la
presse internationale et des créa­
teurs de jeunes marques améri­
caines, réunis dans une am­
biance très calme autour du cha­
rismatique Tom Ford. Nommé
en mars à la tête du CFDA, le
Texan a déjà pris des mesures in­
diquant clairement la direction
de son programme : efficacité,
modernité et diversité. De huit
jours, la durée de la fashion week
a été ramenée à cinq ; quatre nou­
veaux designers – dont trois
Afro­Américains reconnus pour
leur talent et leur rayonnement à
l’étranger – ont été nommés au
conseil d’administration (Kerby
Jean­Raymond, Virgil Abloh,
Carly Cushnie et Maria Cornejo).
Tom Ford fait figure de sauveur
d’une fashion week new­yor­
kaise en perdition. Mais va­t­elle
si mal que cela? Beaucoup de si­
gnaux négatifs se sont accumu­
lés. De nombreuses marques
stars ont disparu du calendrier :
Alexander Wang, Rodarte, Calvin
Klein défilent à un autre mo­
ment ou plus du tout. Les gran­
des maisons européennes qui
avaient élu domicile à New York
ont retraversé l’Atlantique. La­
coste est rentré à Paris et Hugo
Boss a choisi Milan pour son pro­
chain show. Raison invoquée :
l’importance du marché euro­
péen et une production large­
ment italienne.

La faillite de Barneys
Dans un mouvement migratoire
inverse, certains créateurs amé­
ricains qui avaient été embau­
chés dans les grandes maisons
parisiennes sont rentrés aux
Etats­Unis. Après la fin de l’expé­
rience Alexander Wang­Balen­
ciaga en 2015 vue par beaucoup
comme un échec, Kenzo se sépa­
rait juste avant l’été du duo Carol
Lim­Humberto Leon. A cette
baisse de pouvoir d’attraction
s’ajoutent des symptômes éco­
nomiques, comme la mise en
faillite en août des grands maga­
sins luxe Barneys, croulant sous
le poids des dettes.
En conséquence, un certain
nombre de journalistes et d’ac­
teurs influents de la mode ne se
sont pas déplacés cette saison.
« Cette Fashion Week est très fac­
tuelle, ici, un vêtement est un vê­
tement, il n’y a pas grand­chose à
ajouter à ce que l’on voit à l’écran.
Et New York donne très rarement
naissance à une tendance forte
de la saison. Nous n’irons pas
cette saison car la plupart des
shows qui restent ne sont pas as­
sez influents », explique Alexan­
dra Van Houtte, qui a fondé Ta­
gwalk, moteur de recherche con­
sacré à la mode.
On est en effet loin de l’âge d’or
des années 1990, où Calvin
Klein, Donna Karan, Helmut

Lang et Alexander McQueen fai­
saient de New York une capitale
ultra­vibrante de la mode. Effa­
cée aussi, l’effervescence du mi­
lieu des années 2000 où une
nouvelle vague menée par
Alexander Wang faisait de la
ville l’épicentre du cool sous in­
fluence streetwear.
Malgré ces signaux, la baisse de
l’influence de la mode améri­
caine est toute relative. Une nou­
velle vague de designers améri­
cains a investi le luxe européen,
comme Virgil Abloh, superstar
de Louis Vuitton, ou Casey Cad­
wallader chez Mugler. Certaines
grandes marques européennes
continuent de venir se position­
ner sur le marché américain :
Longchamp y défile pour la troi­
sième fois tandis que Bulgari est
venu présenter une ligne de sac
cosignée par Alexander Wang.
Les statistiques mesurées par
Tagwalk montrent que la
fashion week new­yorkaise reste
la deuxième plus populaire der­
rière Paris et devant Londres et
Milan (26 % contre 37 % des vues
pour la saison automne­hiver
2019). « On ne peut pas dire
qu’elle n’a aucun pouvoir alors
que son sportswear et son
streetwear ont conquis la pla­
nète », rappelle Pierre Rougier,
Français installé à New York, où il
a fondé une agence de relation
presse influente.
Et puis New York ne parle pas la
même « langue » que les capita­
les de mode européennes. « A
Paris ou à Londres, créativité et
savoir­faire sont des critères ma­
jeurs tandis qu’aux Etats­Unis, le
marketing ou le commerce sont
plus importants. Si on vient ici
pour trouver le nouveau Alexan­
der McQueen, on risque d’être
déçu, ajoute­t­il. Mais la mode
américaine est aussi très réac­
tive, elle a répondu très vite aux
questions sociales comme la di­
versité, les droits LGBT, la montée
du populisme. »
Enfin, les acheteurs des princi­
paux magasins et sites de vente
du monde entier se déplacent
encore à New York. « Cette der­
nière année, New York est deve­
nue avec Copenhague notre ren­
dez­vous privilégié pour recruter
des jeunes talents. Nous venons y
chercher des marques fraîches,
portables et engagées, qui ont un
point de vue sur la mode et la so­
ciété, explique Nathalie Lucas­
Verdier, directrice des achats
pour la mode femme et les acces­
soires au Printemps. Ces mar­
ques constituent une nouvelle
gamme intéressante : elles ont un
côté créateur sans afficher les prix
du luxe européen ; c’est une mode
qui ne se prend pas la tête et c’est
ce dont les gens ont envie. »
Au fond, la mode américaine
est à l’image du pays : plongée
dans une phase de confusion
mais armée pour s’en sortir. « Ici
tout tourne très vite », rappelle
Pierre Rougier.
c. bi.
(new york, envoyée spéciale)

« ICI, UN VÊTEMENT


EST UN VÊTEMENT,


IL N’Y A PAS GRAND­


CHOSE À AJOUTER À CE 


QUE L’ON VOIT À L’ÉCRAN »
ALEXANDRA VAN HOUTTE
Tagwalk

chignon à l’iroquoise. Les bustiers et
brassières moulés et laqués accentuent
le côté amazone de tenues du soir épu­
rées. Timides s’abstenir.


Importation de créateurs Traditionnel­
lement, New York accueille des desi­
gners étrangers dont le travail, jugé
moins commercial que la mode locale,
doit animer la Fashion Week. Les résul­
tats sont contrastés. Avec ses silhouettes
aux couleurs vibrantes et aux textures
de satin façon cuirs exotiques, le Néer­
landais Sander Lak, de Sies Marjan, équi­
libre parfaitement poésie et sens du vê­
tement portable.
Le Japonais Tomo Koizumi a fait sensa­
tion la saison dernière avec ses robes­
sculptures de tulles multicolores. Sou­
tenu par une équipe d’élite du milieu (la
maquilleuse Pat McGrath, la styliste Ka­
thy Grant), il présente cette saison le
même type de pièces, portées par un
mannequin qui se contorsionne sur le sol
de la boutique Marc Jacobs. Une allure de
balai Swiffer déjanté qui aurait davantage
sa place à Paris pour la haute couture?
La marque française Longchamp dé­
file, elle, à New York pour la troisième
saison. Sa collection qui fusionne sport
technique, esprit intello abstrait et clas­
sicisme surprend par sa complexité,
alors qu’on s’attendait à la simplicité ef­
ficace des sacs signatures de la maison
appliquée au vêtement.


Fin du minimalisme? Calvin Klein et
Donna Karan ayant disparu du calen­
drier, le style épuré qui a fait long­
temps le succès de la mode américaine
peine à trouver un nouveau souffle. En­
tre simplicité ultraluxe et style basique,
il existe une très mince frontière. Cette
saison, The Row ne trouve pas le bon
équilibre, et Helmut Lang (à travers le
travail de Mark Thomas et Thomas Caw­
son) explore une piste plus mode, mais
pas assez poussée pour convaincre. Tous
les regards sont braqués sur les graphis­
mes et plissés d’un certain Peter Do,
nouveau designer à suivre, qui ne défile
pas. Pour l’instant.
carine bizet


Pyer Moss.
KENA BETANCUR/AFP

Ralph
Lauren.
CAITLIN OCHS/
REUTERS

Tom Ford.
FRANK FRANKLIN II/ AP
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