Le Monde - 14.09.2019

(Michael S) #1

MLemagazine du Monde —14 septembre 2019


porte et elles trouvaient le chemin. Mais, ce matin-là, elles se sont enfuies. J’ai
couru après elles, dans une ruelle étroite, et j’ai voulu les rattraper,mais c’est là
que j’ai vu le taureau foncer sur un soldat. Celui-ciaessayé de le piquer avec sa
baïonnette, moi aussiilm’a visé. Quandjesuisfinalement rentréàla maison,
mon père était parti. Ma mère m’a dit qu’il s’était renduàlaplace de rassem-
blement:legouverneur voulait parler aux hommes du village. Mon père n’a pas
été contraint. Ilyest allé de son plein gré.
J’y suis allé aussi, mais avant d’arriveràl’endroit où se tenaient les
hommes, des soldats m’ont fait signe de partir.Ils m’ont crié dessus, et je me
suis caché dans le jardin de Kado Ustad. Deux autres garçons s’y étaient
déjà réfugiés, nous avons regardéàtravers le trou d’une porte en bois. Un
simple mur en terre séparait le jardin d’un champ. Les soldats ont amené
des centaines d’hommes dans le champ et les ont forcésàs’asseoir.Sans cesse,
de nouveaux villageois arrivaient. J’ai vu qu’ilyavait aussi Kado Ustad,
le gardien du jardin. Il passait ses journées assis sous unvieilarbre. Je peux
vous montrer l’arbre, il existe toujours. Kado Ustad avait un bâton et nous
chassait pour qu’on ne vole pas d’oranges.
Une fois tous les hommes rassemblés, une Jeep est arrivée. Un officier est des-
cendu avec ses gardes du corps. Je ne savais pas qui c’était.Plus tard, les gens
ont dit que c’était Alemyar.Quand il est arrivé, les soldats ont formé un demi-
cercle autour de la foule. Alemyaratenu un bref discours. Il accusait lesvilla-
geois de ne pas avoir empêché lesashrar[les “damnés”, c’est ainsi que les com-
munistesappelaient les rebelles]d’entrer dans le village. Preuve qu’ils étaient
contre le gouvernement. J’ai vu un professeur se lever,ils’appelait Malem
MohammedYoussaf. “Comment aurions-nous pu les arrêter?demanda-t-il à
Alemyar.Vous avez des armes lourdes, et, même vous, vous n’avez pas pu les
arrêter.” Quand le professeurafini de parler,Alemyar luiatiré dessus. Les
hommes se sont levés et se sont précipités sur les soldats. “Feu”,aordonné
Alemyar.Etils ont commencéàtirer.
J’ai vu des choses que je ne peux pas décrire. Je ne pouvais pas crier,jenepouvais
pas pleurer.Certains rampaientàterre et tombaient les uns sur les autres. Je me
souviensd’un autre professeur quiaessayé de se relever trois fois et qui chaque
foi saété touché par une balle. »
Il cache son visage dans ses mains, s’arrête, pleure, esquisse un sourire, l’inter-
prète détourne le regard pour ne pas lui ôter encore un peu plus de sa dignité.
Chez les Pachtounes, les hommes ne pleurent pas en public. Ilyalongtemps
que Mohammed Shersoe n’a pas raconté comment ilaperdu son père.
La plus grande des deux fosses communes de Kerala se trouve près de la
mosquée, au bord de la rivière.L’ autre, dont AbdulRahman Baharigarde
la clé, est au centre du village. De nombreux carrés funéraires plus petits
sont répartis dans le village, ils portent des noms comme«cimetière du
barrage hydroélectrique»ou«tombe de la maison d’Hamid ». Ils abritent
vingt-deux,six ou quatre morts:ceux qui ont été abattus dans les rues ou
dans lesmaisons.Chaquetombeestmarquée parune stèle en pierre gros-
sièrement taillée, sans nom.
Àencroire des témoins, les soldats étaient déjà allés de maison en maison avant
les exécutions de masse, tuant des hommes ici et là parce qu’ils les soupçon-
naient d’être des moudjahidine ou juste comme ça. Il n’yapas de plaque à
Kerala pour commémorer le massacre. Sur le pont se trouve une petite tour
avec une boîte en bois où leshora(conseil) collecte des fonds pour un mémo-
rial. Mais la boîte reste vide.
Àcejour,aucune enquête officielle n’a eu lieu en Afghanistan. En 2007, le
président Karzaïadécrété une amnistie générale, en faisant passer la«loi de
stabilisation et de réconciliation nationale ».L’ État ne prendra donc aucune
initiative pour poursuivre les atrocités commises par les seigneurs de la guerre.
C’est aux victimes etàleurs proches de porter plainte, mais qui, en tant que
simple individu, peut bien avoir le courage de le faire?
Le ministère afghan de la justice ne répond pas aux demandes. Il refuse d’ou-
vrir lesarchives de l’époque communiste. Les États-Unis et l’Occident n’ont
jamais versé autant d’aidesàaucun autre pays qu’à celui de l’Hindou Kouch,
mais ils ont cessé de financer les projets visantàélucider les crimes commis
par le passé. Parce que l’ancien président Karzaï avait besoin des seigneurs de
la guerre, et que son successeur,Ashraf Ghani, en est lui aussi tributaire, au
point d’en avoir nommé un grand nombre ministres. Chacun amène avec lui
ses combattants. Sans eux, le gouvernement ne pourrait pas tenir le coup sur
le plan militaire. Ilaégalement besoin des anciens communistes, les membres


du Khalq, dont beaucoup occupentànouveau des postes éle-
vés. D’autant que, dans ce pays, ils font partie de l’infime
minoritéàdisposer d’une bonne instruction.
Tr ois jeunes communistes, qui avaient perdu des membres de
leur familleàKerala, se sont rendus au siège du gouvernement
àKaboul quelques heures seulement après le massacre pour
protester contre les actes perpétrés–c’est en tout cas ce qu’ils
disent aujourd’hui. Abdul Rauf était l’un d’eux, ce colonelàla
retraiteamaintenant 61 ans. Il vitàJalalabad, la capitale de la
province voisine. C’estunhomme enveloppéàl’air grave avec
unebarbe noire.
«Oui, je faisais partie du Khalq, je pensais que c’était une
bonne chose. Un professeur de mon lycée,àAsadabad, m’avait
recruté dans la branche jeunesse du parti. Onytrouvait sur-
tou tdes professeurs. Ils m’ont dit qu’à l’avenir ilyaurait de
la nourriture gratuite pour tous, des vêtements, que chacun
aurait sa maison. »
Pour repousser l’offensive des moudjahidine contre Asadabad,
la capitale de la province, le gouvernement avait fait venir des
universités tous les membres de l’organisation de jeunesse com-
muniste originaires de la région. Ils étaient une trentaine ou une
quarantaine, réunis dans la cour du gouverneur.Onleuradonné
des fusils vieux de 80 ans pour défendre le bâtiment.
Le lendemain matin, quand ils ont vu la fumée qui s’élevait
àKerala, ils ont décidé de s’enquérir de leurs proches. Le
gouverneur leuraremis des uniformes de la police, sans les-
quelsils n’auraient pas pu passer le pont. Ils ont vu les morts,

“L’officieradit à


Alemyarqu’il devait


fairefouiller les


maisonsetarrêter


lessuspectsmais


ne pastuertousles


villageois.Alemyar


et Abdul H. avaient


perdutrois de


leurshommes


cettenuit-là dans les


attaques.C’est peut-


être pour ça qu’ils


étaientsiremontés.”


Shah Mahmoud, dit«LeColonel ».

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