Le Monde - 06.09.2019

(vip2019) #1
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VENDREDI 6 SEPTEMBRE 2019

PLANÈTE


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REPORTAGE
saskatoon, rosetown, elrose (canada) ­
envoyée spéciale

L


e ciel de juillet charrie des carava­
nes de nuages. La Saskatchewan
honore son surnom de « Pays des
cieux vivants » (« The Land of Li­
ving Skies »), mais les sols de cette
province de l’Ouest canadien ne
sont pas en reste. Quadrillés par des chemins
rectilignes tel un gigantesque patchwork aux
nuances or et vert, ils exultent. Blé, orge,
avoine, canola – une variété de colza spécifi­
que au Canada –, graines de moutardes... No­
tre pick­up vorace en gazole et aux amortis­
seurs robustes semble tracer une route sans
fin dans cette profusion de cultures à perte
de vue et à 360 degrés.
Avec l’Alberta et le Manitoba, la Saskat­
chewan compose la région des Prairies cana­
diennes. Située dans le prolongement des
Grandes Plaines des Etats­Unis, cette province
de 1,1 million d’habitants compte près de
19 millions d’hectares de terres cultivées qui
font d’elle le grenier alimentaire du pays. Une
fois libérées de la gangue de gel et de neige qui
les contraint au repos jusqu’à 250 jours par an,
ces terres savent se montrer généreuses. Et les
bouquets de silos rutilants qui les hérissent
recèlent bien d’autres richesses que les tradi­
tionnels oléagineux et céréales.
Ces dernières décennies, le blond dominant
du blé et du canola a cédé du terrain à des ali­
gnements de pousses vert tendre inattendues
sous ces cieux. D’aspect fragile, celles­ci ne dé­
passent guère quelques dizaines de centimè­
tres une fois à maturité. « Des lentilles..., révèle
notre guide, Murray Purcell, 70 ans. La Saskat­
chewan assure 40 % de leur production mon­
diale, ce qui fait aujourd’hui du Canada le pre­
mier producteur et exportateur de la planète. »
Le pays en exporte même... en Inde, où cette
plante fait partie de l’alimentation de base.
Sur son exploitation de Rosetown, à une
heure quarante de route au sud­ouest de Sas­

katoon, ville la plus peuplée de la province
avec 273 000 habitants, David Purcell parti­
cipe à cet effort national. En cette mi­juillet, le
fils de Murray affiche cependant une mine
soucieuse. Ses plans de lentilles pointent tout
juste alors qu’ils devraient être en fleurs. « J’ai
semé le 28 avril et on commence en principe à
récolter mi­août », explique ce quadragénaire
en casquette et salopette.
Les yeux rivés sur l’écran de son smart­
phone, il consulte des applications qui actuali­
sent les prévisions météorologiques toutes les
quinze minutes et qui simulent le rendement
de la récolte à venir. Même si les lentilles, peu
gourmandes en eau, sont parfaitement adap­
tées au climat semi­aride de cette région, la sé­
cheresse – enrayée de justesse par quelques
précipitations récentes – a bien failli les faire
mourir. « Heureusement, la neige de fin d’hiver
a laissé de l’humidité dans le sol et il doit pleu­
voir encore », se réjouit David Purcell.

UNE DENRÉE PRÉCIEUSE
Il plonge les mains dans un bac et laisse filer
entre ses doigts, comme autant de pièces
d’or, un flot de lentilles rouges. Une partie
du stock de 2018 qu’il s’est refusé à brader...
« Les faire pousser, c’est assez simple, mais il
faut aussi être bon en marketing, dit­il. Bien
ventilées, elles gardent leur couleur et je peux
les conserver jusqu’à trois ans. » Et attendre
que les cours remontent.
Verte, blonde, noire ou rouge corail, la len­
tille est ici est une denrée précieuse. Selon
l’agence du gouvernement fédéral Statistique
Canada, cette culture arrivait dans la province,
en 2016, en troisième position derrière le ca­
nola et le blé de printemps en superficie décla­
rée avec plus de 2 320 000 hectares (he) a con­
tre seulement plus d’1 125 000 ha en 2011. Soit
une hausse de 106,2 % sur cette période tandis
que la culture du blé reculait de 16,3 %.
A entendre ses cultivateurs, c’est une plante
miraculeuse. « Les lentilles sont riches en fi­
bres, en protéines, en glucides et en micronu­
triments essentiels comme le fer, le zinc, la vi­

tamine B9, et elles sont aussi pauvres en gras
et en calories : un vrai remède à l’insécurité ali­
mentaire mondiale », affirme Murray Purcell,
qui a enseigné l’éducation physique et spor­
tive et les sciences durant vingt ans avant de
prêter main­forte à son père agriculteur. Mais
il avoue toujours préférer un steak de bœuf
Angus élevé en liberté à un plat de lentilles.
Les agriculteurs de la Saskatchewan n’ont en
effet pas adopté ces petites graines par goût,
ou par altruisme, mais par nécessité.
Quelques kilomètres plus au sud, à Elrose,
Bill Copeland, 82 ans, un colosse tout de jean
vêtu, à la main rêche et au visage buriné, est
un pionnier de cette conquête hardie. Il est
l’un des premiers à avoir parié sur la lentille,
dès le début des années 1970. Il retrace la ge­
nèse de leur introduction dans la rotation des

« FAIRE POUSSER 


LES LENTILLES, 


C’EST ASSEZ 


SIMPLE, MAIS


IL FAUT ÊTRE BON 


EN MARKETING »
DAVID PURCELL
exploitant

Les lentilles miraculeuses


du Canada


MANGER DEMAIN  5  |  6 En une quarantaine d’années, les agriculteurs de la


province de la Saskatchewan ont fait du Canada le principal


producteur mondial de la légumineuse, considérée comme une


alternative aux protéines animales. Avec des méthodes intensives


ÉTATS
UNIS

CANADA

Ottawa

SASKATCHEWAN
Saskatoon

Moose Jaw

Rosetown

 

CANADA

Regina

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Kelly McFarell,
à Zealandia, le 12 juillet.
L’exploitant se prépare
à épandre un herbicide
dans un de ses champs
de lentilles.

Lentilles produites par
la société Copeland
Seeds, à Elrose (Canada),
le 10 juillet.
PHOTOS : JULIEN GOLDSTEIN
POUR « LE MONDE »
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