Le Monde - 06.09.2019

(vip2019) #1

16 |planète VENDREDI 6 SEPTEMBRE 2019


0123


cultures dans le Sud aride de la Saskat­
chewan. Comme Murray Purcell et tous leurs
collègues, il a d’abord cultivé du blé.
« La commission canadienne du blé avait le
monopole de sa vente et de son exportation,
raconte­t­il. Elle établissait des quotas et nous
versait des paiements initiaux, mais le solde
n’arrivait qu’à la fin de la campagne, huit mois
plus tard. Avec les excédents mondiaux dans
les années 1970, les prix étaient très bas et nous
nous retrouvions avec des silos pleins de blé
produit à des coûts supérieurs aux prix fixés
par la commission. »
C’est un désastre. Les agriculteurs de la Sas­
katchewan cherchent donc désespérément à
cultiver tout ce qu’ils peuvent vendre. En fé­
vrier 1972, la nomination d’un Américain, le
docteur Alfred Slinkard, comme directeur de
recherche au tout nouveau Centre de dévelop­
pement des cultures de l’université de la Sas­
katchewan facilite cette réorientation de ma­
nière providentielle. Transfuge de l’université
de l’Idaho, cet agronome ingénieux travaille à
l’époque sur le développement d’une variété
de pois adaptés aux conditions canadiennes.


ADAPTATION DE L’ÉQUIPEMENT AGRICOLE
« Les caractéristiques des deux cultures étant
très proches, je me suis procuré les lentilles de
la collection du ministère de l’agriculture des
Etats­Unis, j’en ai testé dix variétés sur des ter­
res que Bill Copeland et d’autres mettaient à
ma disposition, raconte ce professeur émérite
du département des sciences végétales de
l’université de la Saskatchewan de 88 ans.
Sept variétés ont pris, j’en ai lancé deux qui
sont devenues très populaires : la Laird,
en 1978, et l’Eston, en 1980. »
Signe de sa passion pour le sujet, le docteur
Slinkard a ressorti des piles de publications
concernant ces travaux et a enfilé une veste
pour nous recevoir dans sa résidence pour se­
niors de Saskatoon. Il raconte que les agricul­
teurs ayant foi dans la lentille ont su prendre
leur destin en main quand, en 1976, onze
d’entre eux, dont Bill Copeland, ont fondé
l’ancêtre de la puissante Saskatchewan Pulse
Growers, association des producteurs de lé­
gumineuses de la province qui représentent
aujourd’hui plus de 15 000 exploitants.
Initiative décisive, en 1983, l’organisation
vote une retenue obligatoire annuelle à la
source sur toutes les ventes de légumineuses
commerciales de la province. Des sommes


réinvesties dans les programmes du Centre
de développement des cultures pour l’ac­
croissement de la productivité. Plus de 150
variétés de légumineuses ont ainsi vu le jour
par l’entremise de l’organisme de recherche.
« Pour chaque dollar investi, on en a eu 20 en
retour, estime Murray Purcell, probablement
en deçà de la réalité. Et les sols ont bénéficié de
l’introduction des lentilles dans la rotation des
cultures. » Aujourd’hui, la plupart des agricul­
teurs de la Saskatchewan plantent jusqu’à un
quart de leurs terres en légumineuses chaque
année. Celles­ci présentent en effet l’avantage
de fixer l’azote dans les sols, ce qui permet de
diminuer le recours aux engrais et aux herbi­
cides, lorsqu’on réintroduit les céréales et les
oléagineux les années suivantes. Et leur pré­
sence, une année sur cinq dans la rotation, di­
minue les émissions de gaz à effet de serre sur
l’ensemble d’un cycle.
« Je n’avais aucune idée de l’ampleur que
prendraient mes recherches, s’étonne encore
Alfred Slinkard. Je ne suis ni économiste ni
commercial, simplement un chercheur qui

pour les scientifiques de Global
institut for food security (GIFS), labo­
ratoire de recherche canadien, ins­
tallé sur le campus de l’université de
la Saskatchewan, à Saskatoon, l’avenir
de la planète se joue désormais...
quelques pieds sous terre. Depuis
2016, date d’entrée en opération de
leur entité, ils cherchent une parade à
la crise alimentaire mondiale, à l’in­
flation démographique galopante et à
la compétition féroce pour les terres
arables afin d’aider les 195 Etats signa­
taires de l’accord sur le climat, de
2015, à tenir leur engagement de
« contenir la hausse des températures
à 1,5 degré par rapport à l’ère préindus­
trielle ». Et le meilleur moyen d’y par­
venir est, selon eux, de prendre
l’étude des céréales et légumineuses
par leur système racinaire.
« Pour nourrir les 9,6 milliards d’habi­
tants que devrait compter la planète
d’ici à 2050, la productivité agricole doit
augmenter d’environ 70 %, la culture de
végétaux aux racines saines et vigou­
reuses, capables d’absorber efficace­
ment l’eau et les éléments nutritifs, est

donc une partie de la solution », synthé­
tise le professeur américain Leon Ko­
chian, directeur associé du GIFS.
Pour s’acquitter de sa mission qui
consiste à « nourrir le monde en amé­
liorant les cultures à travers la génomi­
que » et à « accroître la production ali­
mentaire pour les pays en développe­
ment, le Canada et la Saskatchewan »,
le GIFS s’appuie également sur l’équipe
du professeur Tim Sharbel, centrée sur
l’amélioration de la qualité des semen­
ces et leur biologie reproductive, et
celle du professeur Dave Schneider,
spécialiste de l’agriculture numérique.

Systèmes d’imagerie
La recherche fondamentale à laquelle
se consacrent ces scientifiques fait
écho au rapport spécial, rendu public
le 8 août, par le Groupe d’experts in­
tergouvernemental sur l’évolution
du climat, qui porte notamment sur
la dégradation des sols, la gestion du­
rable des terres et la sécurité alimen­
taire. Cet état des lieux rappelle que la
culture et la consommation de pro­
téines végétales – moins émettrices

de gaz à effet de serre que le bétail –
contribue efficacement à la lutte
contre le changement climatique.
« Rendre les racines résilientes permet
un transport plus efficace de l’eau et des
nutriments vers la partie aérienne des
plantes et favorise l’émergence de varié­
tés adaptables même à des sols pauvres,
notamment dans les régions où le man­
que de nutriments et la présence de mé­
taux toxiques limitent le rendement »,
explique Pierre­Luc Pradier, physiolo­
giste végétal français chargé de la ges­
tion du laboratoire de Leon Kochian.
« Sécheresses, inondations et autres
épisodes climatiques extrêmes vont en­
core réduire la superficie de sols sains
pouvant servir à la production alimen­
taire, prévient son patron. Les sols aci­
des représentent déjà 40 % des terres
potentiellement arables de la planète et
se trouvent majoritairement dans des
pays tropicaux ou subtropicaux en voie
de développement. La compréhension
de l’architecture des systèmes racinai­
res est donc cruciale pour que les agri­
culteurs – et plus particulièrement ceux
des pays émergents – puissent adapter

durablement leurs cultures aux condi­
tions agricoles qui s’imposent à eux. »
Pour étudier les dessous des plantes,
le GIFS a développé des systèmes d’ima­
gerie en 2D et en 3D permettant d’ob­
server des végétaux produits en culture
hydroponique : la méthode consiste à
les placer dans une solution composée
d’eau, d’azote, de phosphate et de potas­
sium. « On dispose ainsi d’un système ra­
cinaire vierge de terre, on contrôle 100 %
des nutriments auxquels la plante a ac­
cès, et on peut la soumettre à des stress
de nutriments, de température, et/ou de
métaux toxiques », note M. Pradier.
L’équipe de Leon Kochian peut donc
cartographier les gènes associés aux ca­
ractéristiques du système racinaire qui
favorisent l’absorption des éléments
nutritifs comme de l’eau et qui leur per­
mettent de réagir efficacement dans
des conditions de sécheresse et d’aci­
dité induites et amplifiées par le dérè­
glement climatique. Le GIFS publiera
des résultats dans quelques mois, no­
tamment une étude attendue sur la ré­
sistance des plantes à la sécheresse.
patricia jolly

Les racines, cruciales pour la sécurité alimentaire


Les silos à légumineuses de la société Copeland Seeds, à Elrose (Canada), le 9 juillet.


A Saskatoon,
le 13 juillet.
Le docteur
Alfred Slinkard,
88 ans, directeur
de recherche
retraité
du Centre de
développement
des cultures de
l’université de la
Saskatchewan.

suite de la page 15

Free download pdf