Le Monde - 06.09.2019

(vip2019) #1

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VENDREDI 6 SEPTEMBRE 2019 planète| 17


PRINCIPAUX 


MARCHÉS : L’INDE, 


LES ÉMIRATS 


ARABES UNIS,


LE BANGLADESH,


LA TURQUIE


ET L’UNION 


EUROPÉENNE


s’est trouvé au bon endroit au bon moment. »
Et qui n’a pas ménagé ses efforts pour accom­
pagner cette transition exigeant une adapta­
tion de l’équipement agricole, des pratiques
agronomiques et des habitudes des agricul­
teurs. « J’ai fait des dizaines de présentations
orales à de petits groupes de fermiers aux qua­
tre coins de la province », se souvient­il.
Il a fallu une vingtaine d’années à la lentille
pour s’imposer dans la région. Selon Statisti­
que Canada, sa superficie ensemencée dans
la Saskatchewan est passée de 109 000 hecta­
res en 1990 à 1,37 million d’hectares en 2019.
« Au début, cultiver des lentilles ressemblait à
du travail supplémentaire sans grand résul­
tat », se souvient Bob Copeland, 56 ans, fils et
associé de Bill. « Ça donnait de toutes petites
plantes, renchérit Murray Purcell, et jusqu’à la
mise au point des têtes de récolte flexibles
[technologie qui permet d’atteindre ces plan­
tes plus basses que les céréales ou les oléagi­
neux], on s’arrachait les cheveux avec nos en­
gins agricoles trop hauts. » « On était un peu
perdus avant que les fabricants de produits
chimiques ne nous aident à lutter contre les
mauvaises herbes auxquelles les lentilles résis­
tent très mal », complète Bill Copeland.
Bob Copeland recharge le réservoir de son
pulvérisateur aux bras géants en métribu­
zine, un herbicide « homologué et approuvé »,
précise­t­il. La sécheresse a occasionné une
invasion d’herbes indésirables plus tardive
qu’à l’accoutumée au milieu de ses plants de
lentilles. Il opère sans autre protection que
des gants en caoutchouc. « Aucun risque, j’ai
fait comme ça toute ma vie, assure­t­il. Et ces
lentilles, je les mange mêmes crues. »

FIÈVRE JUDICIAIRE
Bob Copeland attrape un livre volumineux
qui ne quitte jamais le cockpit climatisé truffé
d’ordinateurs de bord. C’est une bible à
l’usage des agriculteurs de la province pour la
« gestion des produits chimiques pour la pro­
tection des cultures ». « Le bon sens doit préva­
loir dans leur utilisation, dit­il. Bien sûr, les ac­
cidents arrivent, mais si on est éclaboussé, il
suffit de se laver avec du savon. »
Ici, comme presque partout dans la pro­
vince, la culture hypermécanisée des légumi­
neuses, se fait à grand renfort de pesticides,
comme dans toutes les cultures industrielles
conventionnelles. « On ne peut pas nourrir le
monde en travaillant en bio sur des exploita­
tions de la taille des nôtres », justifie Bill Cope­
land. L’exploitant n’ignore pas que des milliers
de requêtes judiciaires (plus de 18 000) liées à

l’utilisation du Roundup, l’herbicide au gly­
phosate fabriqué par la multinationale améri­
caine Monsanto, rachetée en 2018 par l’Alle­
mand Bayer, sont en cours aux Etats­Unis.
En un peu plus d’un an, des tribunaux cali­
forniens estimant que « l’usage ancien et ré­
pété du glyphosate » a pu provoquer lympho­
mes non hodgkiniens et cancers (ce que con­
teste Bayer), ont condamné le groupe à in­
demniser un ancien jardinier, un retraité et
un couple. Une addition de plusieurs dizai­
nes de millions de dollars. Un « non­sens », se­
lon Bill Copeland et Murray Purcell, convain­
cus que les requérants sont « probablement
malades d’autre chose ». « Nous avons besoin
du Roundup, insiste Bill Copeland. L’interdire
provoquerait un retour à l’utilisation de pro­
duits beaucoup plus nocifs. »
La fièvre judiciaire autour de cet herbicide
gagne pourtant la Saskatchewan. Mi­mai, à
Moose Jaw, dans le sud, une procédure collec­
tive a été lancée par un avocat réputé opiniâ­
tre autour d’un producteur de légumineuses
atteint d’un lymphome non hodgkinien. De
quoi écorner « l’image de notre agriculture »,
regrettent Bill Copeland et Murray Purcell. Et
nuire à son économie... Car Bill et Bob sont
aussi négociants à l’international. La société
Copeland Seeds cultive des lentilles et autres
légumineuses qu’elle nettoie, vend et ex­
porte dans le monde entier, au gré des ordres
de courtiers basés de Vancouver à Dubaï, en
passant par la Caroline du Nord. Le 8 juillet,
24 tonnes de lentilles sont parties « pour le
Brésil ou le Mexique », dit Bill.
Chef de file du commerce mondial des légu­
mineuses, le Canada traite avec plus de
130 pays, selon l’association nationale des pro­
ducteurs, négociants et transformateurs de lé­
gumineuses canadiennes Pulse Canada.
En 2018­2019, selon le ministère de l’agricul­
ture canadien, les exportations de lentilles –
dont plus de 90 % proviennent de la Saskat­
chewan – ont atteint 2 millions de tonnes, soit
une hausse de 30 % par rapport à la période
2017­2018. Principaux marchés : l’Inde, les
Emirats arabes unis, le Bangladesh, la Turquie
et l’Union européenne. « Les cargaisons chan­
gent souvent d’acheteur au milieu de l’océan »,
précise un des quinze employés de Copeland
Seeds.
L’Inde, à la fois producteur de légumineuses
(25 % de la production mondiale avec 22 mil­
lions de tonnes en 2018, contre 8 millions
pour le Canada) et consommateur (30 % de la
consommation mondiale), joue un rôle pré­
pondérant dans l’évolution de ce commerce,

et cherche à se protéger de concurrents avec
lesquels elle doit tout de même composer
puisqu’elle ne produit pas suffisamment par
rapport à ses besoins. Fin 2017, pour préserver
ses agriculteurs, elle a imposé des tarifs doua­
niers sur les importations de légumineuses de
toute origine : 33 % pour les lentilles, 50 % pour
les pois et 66 % pour les pois chiches. Une me­
sure rude pour le Canada et les autres gros
pays producteurs (Australie, Etats­Unis...).
« Nous avons les terres disponibles et la
technologie pour produire les lentilles en
masse, mais les coûts de production augmen­
tent et notre part du gâteau s’amenuise », ob­
serve Bill Copeland. Selon le ministère de
l’agriculture canadien, le prix moyen des
lentilles était de 575 dollars la tonne pour
l’année 2016­2017, contre une prévision si­
tuée entre 455 à 485 dollars la tonne pour
2018­2019. Une tendance qui n’est pas pour
déplaire à Vandana Shiva, 66 ans, figure in­
dienne de l’altermondialisme. Jointe par té­
léphone à Dehradun, dans le nord de son
pays, cette militante qui prône l’agroécolo­
gie et désigne l’agriculture intensive comme
responsables de la crise alimentaire a fondé,
en 1991, l’ONG Navdanya (« Neuf semen­
ces »), laquelle a donné naissance à une
soixantaine de banques de semences desti­
nées à préserver les variétés locales.
Auteure de Who Really Feeds The World
(« Qui nourrit vraiment le monde? », North At­
lantic Books, 2016, non traduit), Vandana
Shiva est en pleine promotion de son nouvel
essai 1 %. Reprendre le pouvoir face à la toute­
puissance des riches (Rue de l’Echiquier, 184 p.,
19 euros). Celle qui a obtenu son doctorat en
philosophie des sciences au Canada en 1978 ne
décolère pas. « L’Inde n’a pas besoin des lentilles
du Canada, qui sont aspergées de glyphosate et
n’ont pas la qualité nutritionnelle des nôtres,
peste Vandana Shiva. Au lieu d’acheter à nos
agriculteurs qui cultivent la plus grande diver­
sité au monde de légumineuses nutritives, no­
tre gouvernement en importe qui sont toxi­
ques. » Elle accable en particulier les lentilles
Clearfield, résistantes aux herbicides, lancées
au Canada en 2006.
« Les lentilles Clearfield ont éliminé le princi­
pal obstacle à une production compétitive, ré­
plique le docteur Albert Vandenberg, 65 ans,
qui dirige la chaire de recherche industrielle
en amélioration génétique des lentilles du
département des Sciences végétales de l’uni­
versité de la Saskatchewan, financée par la
Saskatchewan Pulse Growers et le gouverne­
ment canadien. Elles s’insèrent dans la rota­
tion de cultures sans laquelle nos sols devien­
nent infertiles, ce qui permet à la production
bio de redémarrer peu à peu, pour retrouver
son niveau de l’époque précédant le système
de jachères de blé qui s’était généralisé, con­
duisant à une destruction complète des sols. »
Avec Alfred Slinkard (son professeur auquel
il a succédé) et Rick Holm, un spécialiste des
mauvaises herbes, le docteur Vandenberg a
mis au point, après une dizaine d’années de re­
cherches, ces plants de lentilles qui résistent à
la pulvérisation de l’herbicide imidazolinone,
au Centre de développement des cultures.
L’université en détient le brevet, concédé sous
licence au groupe chimique allemand BASF.
Dans son laboratoire de l’université de la Sas­
katchewan, en périphérie de Saskatoon, où il
œuvre sans relâche avec ses équipes à percer
tous les mystères de la lentille, le docteur Van­
denberg défend son travail. « Nous travaillons
au développement de la production de légumi­
neuses afin qu’elles fournissent des protéines
végétales améliorant la nutrition tout en rédui­
sant l’empreinte environnementale des systè­
mes agricoles », martèle le scientifique en rap­
pelant que « l’empreinte carbone de 1 gramme
de protéine de bœuf est 350 fois supérieure à
celle de 1 gramme de protéine de lentille ».
La mission des chercheurs est de fournir aux
agriculteurs un accès rapide à des variétés à
haut rendement et de haute qualité, adaptées
aux conditions climatiques canadiennes pour
accroître durablement la production. Mais le
défi des chercheurs est aussi de les aider à res­
ter les fournisseurs de légumineuses favoris
des pays importateurs en devançant les désirs
des consommateurs. Or, les habitudes alimen­

taires évoluent, et les lentilles – et d’autres es­
pèces comme les pois, les pois chiches, les ha­
ricots secs ou les fèves – font désormais figure
d’alternative aux protéines animales.
« Au­delà de la diversification de la produc­
tion des grains entiers, il faut penser, des an­
nées en amont, à celle destinée à être intégrée
dans des produits alimentaires en améliorant
le profil nutritionnel des lentilles », explique le
docteur Kirstin Bett, directrice du programme
de génomique des lentilles au Collège d’agri­
culture et de bioressources de l’université de
la Saskatchewan, qui y travaille depuis 2010.
Les associations de défense de l’environne­
ment, et le Groupe intergouvernemental
d’études sur l’évolution du climat (GIEC) – qui
dénoncent l’impact de la production de
viande sur les sols, les ressources en eau et les
émissions de gaz à effet de serre – renforcent
l’intérêt pour les protéines végétales, et
ouvrent de nouvelles perspectives au com­
merce mondial des légumineuses. Celui­ci
aimante les investisseurs les plus inattendus.
James Cameron, réalisateur oscarisé dont
l’ensemble des films a dégagé des bénéfices
de plusieurs milliards de dollars, a ainsi inau­
guré, en novembre 2017, Verdient Foods, la
plus grosse usine actuelle de transformation
de protéines de pois d’Amérique du Nord, à
Vanscoy, un bourg de 460 habitants de la Sas­
katchewan. Avec son épouse, Suzy Amis, mi­
litante écologiste, le cinéaste originaire de
l’Ontario a investi dans cette entreprise qui
doit traiter, à terme, 160 000 tonnes de pro­
téines de pois biologiques destinés à servir
d’ingrédients pour des produits alimen­
taires. Pour l’heure, elle se contente de pois
conventionnels. Végan depuis 2012, le couple


  • qui partage sa vie entre la Nouvelle­Zélande
    où il possède une ferme bio et la Californie –
    s’est contenté de préciser que son investisse­
    ment vaut « plus que la peine ».


BURGER À BASE DE PROTÉINES DE POIS
La huitième version du « Guide alimentaire
canadien », institué en 1942 en pleine se­
conde guerre mondiale, confirme cette ten­
dance. Publiée en janvier, elle a provoqué une
petite révolution en regroupant produits lai­
tiers et viandes – qui constituaient jusqu’ici
des groupes alimentaires à part entière – au
sein de la famille des aliments protéinés, au
même titre que les légumineuses.
« En supprimant le terme “alternatives” qui
définissait jusqu’ici les protéines végétales
comme “alternatives à la viande”, le guide in­
cite à manger davantage d’aliments à base de
plantes tout en dissipant la croyance selon la­
quelle seule la viande contient des protéines »,
observe la docteure Susan Whithing, profes­
seure au Collège de nutrition et de pharmacie
de l’université de la Saskatchewan.
Une aubaine pour les fabricants de substi­
tuts de viande comme la start­up califor­
nienne Beyond Meat, dont le burger végéta­
rien colonise les rayons des supermarchés du
Canada depuis juillet 2018. L’engouement
pour sa galette à base de plantes et d’ingré­
dients imitant la coloration, la jutosité et la
consistance du bœuf a même généré des rup­
tures de stocks.
Les ventes d’A & W, première chaîne de res­
tauration rapide à servir le burger Beyond
Meat au Canada, ont augmenté de 10 % entre
mi­mai et mi­juin. Au point qu’elle a récem­
ment ajouté un sandwich à l’œuf et à la sau­
cisse (fabriquée, comme le burger, à partir de
protéines de pois et d’huile de canola) et est
désormais imitée par des enseignes concur­
rentes. Introduite en Bourse, le 2 mai, au
cours de 25 dollars l’unité, l’action Beyond
Meat avait presque triplé au cours de sa pre­
mière journée de cotation.
Un succès sur lequel espère capitaliser Mu­
rad Al­Katib. Anticipant le potentiel de déve­
loppement de ces plantes, ce Canadien aux
racines turques a créé, en 2001, à Regina, ca­
pitale administrative de la Saskatchewan,
AGT Food And Ingredients. L’entreprise est
devenue l’un des plus grands fournisseurs
de légumineuses à valeur ajoutée, d’ali­
ments de base et d’ingrédients alimentaires
au monde. Elle emploie 2 000 personnes et
achète au Canada, aux Etats­Unis, en Tur­
quie, en Australie, en Chine et en Afrique du
Sud des légumineuses qu’elle transforme et
distribue dans plus de 120 pays d’Amérique,
d’Europe, d’Afrique et d’Asie.
Mais déguster un burger à base de lentilles, la
Rolls des légumineuses par sa valeur nutritive
et ses qualités agronomiques, semble encore
une perspective lointaine. « Les lentilles ont,
pour l’heure, trop de valeur [marchande] en vrac
dans les pays dont le régime alimentaire de base
en dépend », explique la docteure Kirstin Bett. A
Saskatoon, Güd, le premier et unique fast­food
végan de la Saskatchewan, propose des burgers
Beyond Meat... et la lentil cream ale : une bière
artisanale brassée à partir de lentilles rouges et
d’orge cultivés localement. Lancée fin 2015 par
Rebellion, une entreprise fondée dans le sud de
la province, le breuvage fait fureur, selon la ven­
deuse. « Il permet aux gens qui ne mangent
pas de lentilles mais savent qu’elles sont bon­
nes pour leur santé d’en consommer... », assure­
t­elle le plus sérieusement du monde.
patricia jolly

LES  CHIFFRES


2,32  MILLIONS
d’hectares en 2016
C’est la superficie consacrée
à la culture des lentilles, selon
l’agence du gouvernement
fédéral Statistique Canada.
Soit un bond de 106,2 % par
rapport à 2011.

40 %
de la production mondiale
de lentilles assurée par la
province de la Saskatchewan
Le Canada est le premier produc-
teur et exportateur de la planète.

Au Crop Science Field Lab de l’université de la Saskatchewan, à Saskatoon, le 10 juillet.


Serre de lentilles en pot au Crop Science Field Lab de l’université de la Saskatchewan, à Saskatoon, le 10 juillet.

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