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VENDREDI 30 AOÛT 2019 économie & entreprise| 15
Reconnaissance
faciale : un test
réalisé à Nice
irrite la CNIL
Le « gendarme » de la vie privée dit
manquer de détails pour pouvoir
évaluer cette expérimentation
D
urant trois jours en fé
vrier, quelques mil
liers de Niçois ont été
les cobayes d’une ex
périence unique en France : leurs
visages captés par la vidéosur
veillance ont été analysés en
temps réel par un logiciel de re
connaissance faciale. Comme de
mandé à l’époque par la Commis
sion nationale de l’informatique
et des libertés (CNIL), compétente
en matière de vidéosurveillance,
un rapport tirant le bilan de cette
expérience, dont Le Monde a ob
tenu copie, a été rédigé par la mai
rie de Nice et transmis à la CNIL.
Le dispositif conçu par la ville de
Nice était relativement simple : les
images de vidéosurveillance de
l’une des entrées du carnaval pas
saient à la moulinette d’un logiciel
développé par l’entreprise israé
lienne AnyVision. Le but : en éva
luer la pertinence et la fiabilité.
Deux grandes situations ont été
mises en place. Sur les files d’at
tente, d’abord, où le logiciel devait
détecter la présence d’un volon
taire ayant préalablement fourni
une photographie de son visage.
Cela a fonctionné, affirme la mai
rie, y compris avec une photogra
phie vieille de plusieurs décen
nies. Sur la foule en mouvement,
ensuite, où le logiciel était chargé
de reconnaître une personne re
cherchée, là encore volontaire.
Carton plein pour le logiciel, selon
la mairie, qui a passé ce test avec
succès, même lorsque la personne
était en mouvement ou camou
flée par une casquette ou des lu
nettes de soleil. Le logiciel, affirme
le rapport, est même parvenu à
distinguer des jumeaux mono
zygotes (il n’a pas détecté celui qui
n’était pas recherché).
Un dispositif d’information
avait été mis en place à l’entrée de
la zone vidéosurveillée et seules
les personnes ayant accepté de
participer à l’expérience (un peu
plus de 5 000 personnes) ont été
passées au tamis du logiciel.
« Aucune plainte quelconque [sic]
de la part des usagers », n’a été re
censée, écrit la mairie. Du côté des
agents de la police municipale,
c’est, sembletil, l’unanimité. « La
reconnaissance faciale est perçue
par les agents ayant participé à
l’expérimentation comme un outil
fiable et pertinent », écrit la muni
cipalité, qui reproduit à l’appui de
sa démonstration plusieurs rap
ports rédigés par ses agents, tous
positifs.
Demande de précisions
Le rapport est pourtant avare de
détails, notamment sur le plan
technique, sur le mode de fonc
tionnement exact du logiciel. A
til détecté par erreur des person
nes qui n’étaient pas recherchées,
ce qu’on appelle un « faux positif »,
l’un des principaux défauts de
cette technologie? Atil manqué
dans la foule une personne pour
tant recherchée? Qu’atil été fait
des données biométriques (capta
tion du visage des 5 000 partici
pants) à l’issue de l’expérience?
Sollicitée, la mairie de Nice assure
qu’« aucun fauxpositif n’était re
monté » et que la durée de conser
vation des données avait été com
muniquée à la CNIL dans un précé
dent document.
Ce rapport est en tout cas loin
d’avoir contenté la CNIL. Le texte,
trop imprécis et manquant d’élé
ments techniques, n’a pas permis
d’avoir « une vision objective de
cette expérimentation et un avis
sur son efficacité », faiton ainsi sa
voir. L’autorité administrative a
donc demandé, par un courrier du
16 juillet, de nombreux complé
ments d’informations, en parti
culier des éléments chiffrés sur
l’efficacité du dispositif technique
ou sur les conséquences concrètes
d’un possible biais (lié au genre, à
la couleur de peau...) du logiciel. La
CNIL disait, mardi, ne pas avoir
reçu de réponse de la mairie de
Nice. Ce courrier est « en cours
d’instruction » nous aton expli
qué à la mairie.
Si la loi ne permet pas en l’état à
cette dernière d’aller plus loin que
son test de février, elle ne donne
pas non plus à la commission de
pouvoir coercitif lorsqu’il s’agit
d’une simple expérimentation.
Les relations entre l’autorité ad
ministrative et la ville dirigée par
Christian Estrosi étaient déjà fraî
ches : le maire s’était vanté d’avoir
obtenu une autorisation de la
CNIL pour cette expérimentation,
avant d’être publiquement dé
menti par l’institution. Le gen
darme de la vie privée avait aussi
déploré « l’urgence dans laquelle
ses services ont été sollicités »
- moins d’un mois avant l’expéri
mentation prévue – et des « cir
constances n’étant pas de nature à
favoriser un travail d’analyse ap
profondie du dispositif projeté ».
La mairie de Nice et la CNIL res
tent, cependant, d’accord sur un
point : la France doit rénover
son cadre juridique et se poser
sérieusement la question des
nouvelles technologies de
vidéosurveillance.
La mairie azuréenne regrette
ainsi dans son rapport « l’absence
de loi encadrant l’expérimenta
tion de nouvelles technologies en
conditions réelles », ce qui l’a con
trainte, assuretelle, à se limiter :
elle aurait aimé tester cette tech
nologie sur toute l’emprise du
carnaval, et non seulement à
l’une de ses entrées. La mairie
veut même voir plus loin et as
sure que les « résultats de cette ex
périmentation vont être utilisés
dans le cadre d’une réflexion vi
sant à aboutir à la rédaction d’un
projet/proposition de loi ».
De son côté, la CNIL réclame de
puis plusieurs mois que le législa
teur se penche sur les nouvelles
utilisations sécuritaires de la vi
déosurveillance afin de compléter
le cadre légal existant et de le doter
de gardefous. L’offre – de la part
des industriels – et la demande –
venant des services de sécurité et
des municipalités – existent et les
JO de 2024, organisés en France,
sont dans toutes les têtes. Ces der
niers représenteront un enjeu en
matière de sécurité et pourraient
être l’occasion pour les pouvoirs
publics de légiférer sur la recon
naissance faciale. En juin, le minis
tre de l’intérieur, Christophe Cas
taner, justement venu prendre
connaissance des résultats de l’ex
périence niçoise, avait jugé impor
tant « d’ouvrir le débat » sur le sujet.
Dans son rapport, la mairie de
Nice a en tout cas arrêté sa posi
tion : il faudrait que les JO puissent
« accueillir une technologie ma
ture » de reconnaissance faciale.
martin untersinger
La municipalité
de M. Estrosi
et l’autorité sont
d’accord sur un
point : la France
doit rénover
son cadre
juridique
Une jolie flottille de 17 voiliers
est venue accueillir dans le port
de New York, ce mercredi
28 août, l’arrivée de la nouvelle
Jeanne d’Arc du combat climati
que mondiale, Greta Thunberg.
La jeune Suédoise de 16 ans est
invitée par le secrétaire général
de l’ONU à s’exprimer au som
met sur le climat qui se tiendra
en septembre. Sa voix adoles
cente émouvra plus sûrement
les médias et les citoyens que les
représentants des pays émer
gents les moins motivés ou le
président Donald Trump. Mais
elle aurait aussi bien pu s’éviter
une pénible traversée de deux
semaines sur un voilier de
course « skippé » par le petitfils
du prince Rainier de Monaco, et
rester en Allemagne où elle était
en juillet.
Car le plus riche pays d’Europe
est en train de perdre son pari
énergétique. « Si cela continue, le
gouvernement ratera les objectifs
qu’il s’est fixés en matière d’éner
gie renouvelable », résume le di
recteur adjoint de la chambre de
commerce allemande, Achim
Dercks, à nos confrères du Finan
cial Times. Son propos se réfère à
l’effondrement des implanta
tions d’éoliennes sur le sol alle
mand. Le nombre de construc
tions nouvelles a chuté en 2019
de 80 % par rapport à 2018, elle
même en recul de plus de 40 %
sur l’année précédente. En cause,
comme ailleurs en Europe, le
manque d’emplacements, les
obstacles réglementaires et la ré
bellion des particuliers contre de
nouvelles implantations. Or,
compte tenu du faible potentiel
du solaire sous ces latitudes,
l’énergie du vent est devenue la
pierre angulaire de toute la poli
tique énergétique du pays.
Berlin s’est promis d’arrêter le
nucléaire en 2022 et le charbon
en 2038. Après l’accident de
Fukushima en 2011, Angela Mer
kel a privilégié politiquement la
peur du nucléaire plutôt que l’ur
gence climatique, laissant pros
pérer quinze ans de plus le char
bon, gros pourvoyeur d’emplois
et de gaz à effet de serre. Et après
des centaines de milliards d’in
vestissement dans sa transition
energétique, l’impact climatique
est pour l’instant quasiment nul
alors que l’éolien représente déjà
25 % de l’électricité produite et
qu’il sera difficile d’aller plus
loin. A méditer sur les bancs des
Nations unies.
philippe escande
PERTES & PROFITS|CLIMAT
p a r p h i l i p p e e s c a n d e
Le pari (presque)
perdu de l’Allemagne
Crise des opiacés : les entreprises américaines
tentent d’obtenir des règlements à l’amiable
Le procès, qui débutera dans deux mois dans l’Ohio, compte quelque 2 000 plaignants
washington correspondance
D
es milliards de dollars de
compensation, la pro
messe de financer des re
mèdes à l’addiction aux opiacés
qui ravage les EtatsUnis, des enga
gements sur plusieurs années :
deux mois avant l’ouverture à Cle
veland (Ohio) d’un procès histori
que opposant quelque 2 000 plai
gnants (villes, comtés, Etats, tribus
indiennes) à plusieurs laboratoi
res et distributeurs pharmaceuti
ques américains mis en cause
dans la propagation d’antidou
leurs addictifs, certaines entrepri
ses s’efforcent de parvenir à des rè
glements à l’amiable. Au banc des
accusés de ce premier procès orga
nisé au niveau fédéral, sont no
tamment cités les laboratoires
Purdue, Teva et Johnson & John
son, et les distributeurs McKes
son, Cardinal Health et Ameri
sourceBergen.
Le groupe Purdue, propriété de
la famille Sackler et fabricant de
l’OxyContin, l’un des principaux
médicaments ayant provoqué les
dépendances fatales, négocierait
le paiement de 10 à 12 milliards de
dollars (9 à 11 milliards d’euros)
pour éviter des semaines de pro
cès, doublées de publicité néga
tive, et des poursuites contre ses
dirigeants. Les détails de cette né
gociation révélés par la presse
donnent la mesure de l’inquié
tude qui parcourt les entreprises
du secteur. Dans un communiqué,
le groupe a expliqué n’avoir
« guère intérêt à passer des années
en vaines batailles juridiques ».
Soumis à des critiques de plus en
plus vives, incluant notamment la
remise en cause de leur mécénat
culturel auprès de grandes institu
tions à travers le monde, les mem
bres de la famille Sackler renonce
raient à la gestion de leur entre
prise, créée par trois frères dans les
années 1950. Purdue aurait pro
posé de se déclarer en faillite afin
de permettre la mise en œuvre
d’un accord selon lequel la société
se transformerait en un trust pu
blic, dont 7 à 8 milliards de dollars
de revenus tirés de la vente de mé
dicaments seraient destinés aux
plaignants. Un montage innovant,
selon des experts cités dans la
presse américaine.
La famille, l’une des plus grosses
fortunes des EtatsUnis à la tête de
13 milliards de dollars, verserait
3 milliards de ses propres deniers.
Elle s’engagerait aussi à délivrer
gratuitement les antidotes aux
overdoses liées à l’abus d’opiacés
et les traitements contre l’addic
tion. L’argent serait notamment
consacré au financement des cen
tres de réhabilitation pour person
nes dépendantes, peu nombreux
dans certains Etats et souvent trop
onéreux pour des personnes en
difficultés sociales et économi
ques. Deux autres entreprises,
Endo et Allergan ont aussi an
noncé le 20 août avoir conclu des
accords avec certains comtés im
pliqués dans le procès du 21 octo
bre, acceptant de leur verser 10 et
5 millions de dollars.
400 000 morts
La société Purdue, elle, n’en est pas
à ses premiers démêlés avec la jus
tice américaine : en mars, pour
éviter un procès, elle avait conclu
un accord à l’amiable avec l’Etat de
l’Oklahoma, assorti d’un verse
ment de 270 millions de dollars.
Teva, une autre entreprise phar
maceutique, avait fait de même
pour un montant de 85 millions.
Mais dès 2007 et les premiers si
gnes d’une épidémie d’overdoses
et de mauvaises utilisations de ses
produits, Purdue avait été con
damnée à 630 millions d’amen
des pour publicité mensongère ;
elle assurait que ses médicaments
ne comportaient pas de risques
d’addiction ; trois de ses dirigeants
avaient été condamnés à...
400 heures de service civique. Cet
épisode ne l’avait pas empêchée
de poursuivre ses pratiques com
merciales agressives. Depuis son
lancement en 1996, l’OxyContin a
rapporté 31 milliards de dollars à
l’entreprise. L’accord entre Purdue
et les plaignants du procès de Cle
veland, encore en discussion, de
vait être finalisé vendredi 30 août.
Ces tractations ont été dévoilées
au lendemain de la première con
damnation par la justice améri
caine d’une entreprise impliquée
dans ce dossier tentaculaire. John
son & Johnson devra verser
570 millions de dollars à l’Etat de
l’Oklahoma pour avoir adopté des
pratiques « trompeuses de marke
ting et de promotion des opiacés ».
L’Etat estimait à 17 milliards sur les
trente prochaines années les frais
nécessaires à l’éradication de la
crise de santé publique due aux
addictions et aux overdoses. La so
ciété a annoncé qu’elle ferait appel.
Selon Caleb Alexander, un spécia
liste de l’université JohnsHopkins
cité dans le dossier de l’Ohio, les
mesures à prendre au niveau na
tional pour maîtriser cette crise
pourraient atteindre 453 milliards
de dollars sur les dix prochaines
années. La surconsommation
d’opioïdes a fait 400 000 morts
entre 1999 et 2017.
stéphanie le bars