Le Monde - 30.08.2019

(Barré) #1

16 |horizons VENDREDI 30 AOÛT 2019


0123


Les trois péchés


capitaux


de Manuel Valls


PS, SEPT ANS DE TRAHISONS  4  |  


Depuis 2012, le Parti socialiste ne cesse


de se désintégrer, miné par les haines


internes. Dans ce quatrième volet,


nos journalistes Gérard Davet et Fabrice


Lhomme abordent la trajectoire politique


brisée de l’ancien premier ministre


M


âchoire contractée, re­
gard noir, joues écarla­
tes. Quand Manuel Valls
est contrarié, ça se voit
immédiatement. Sous
les yeux de ses proches,
ce 22 octobre 2014, François Hollande lui re­
met les insignes de grand­croix de l’ordre na­
tional du Mérite, pour ses six mois passés à
Matignon. Le président a calé dans son dis­
cours deux phrases grinçantes : « Une des fi­
gures qui vous sert de référence, c’est celle de
Clemenceau. Clemenceau n’est pas devenu
président, mais on peut aussi réussir son exis­
tence sans être président. » Violent.
Car, la même semaine, dans L’Obs, Valls s’en
prend à la vieille gauche utopique, et n’épar­
gne pas Hollande au passage : « En 2012, nous
avons commis l’erreur de ne pas tendre la
main à François Bayrou. Il n’y a rien de pire
que le sectarisme au nom d’une prétendue pu­
reté (...). Il faut en finir avec la gauche pas­
séiste. » Il va jusqu’à suggérer de changer le
nom du PS, comme s’il préparait déjà la suite.
L’élection présidentielle de 2017, par exem­
ple. Les extraits de l’entretien ont fuité juste
avant la remise de décoration. Evidemment,
François Hollande goûte assez peu la sortie
de son premier ministre. D’où la remon­
trance publique, le jour même, à l’Elysée.
Valls, cinq ans plus tard, se rappelle encore
l’humiliation, cuisante. Comment l’avait­il
ressentie? « Très mal. D’abord, il y a ma
femme, il y a ma mère... Je me suis exprimé
dans L’Obs, le changement du nom du PS...
Comme si je faisais peur à Hollande. Je lui en ai
parlé après. Je lui dis que je n’ai pas apprécié, il
me répond : “Oui, mais L’Obs...”, il tourne ça... »
L’anecdote dit beaucoup de ce drôle de cou­
ple, malgré tout lié par une forme de respect,
aujourd’hui, en dépit des embûches, des
engueulades et des arrière­pensées. Les at­
tentats de 2015 ont créé, entre eux, une com­
plicité particulière, éternelle. Le sang, parfois,
fait ciment. Pourtant, au PS et dans l’entou­
rage de Hollande, on positionnerait volon­
tiers Manuel Valls en bonne place sur le po­
dium des traîtres à la cause socialiste.

« VALLS, C’EST LE POUVOIR »
« Valls n’a jamais été loyal, il ne faisait même
pas semblant, tranche ainsi Pierre Moscovici,
commissaire européen et ancien ministre de
Hollande. Je le voyais de temps en temps, il
passait la moitié du temps à dire du mal de
François Hollande, avec un ton, “heureuse­
ment que je suis là, il fait n’importe quoi”. Je me
suis toujours méfié de lui. J’ai toujours pensé
qu’il était surcoté, personnel. Manuel, c’est un
50 cc : la carrosserie est superbe, mais, dedans,
il n’y a pas de moteur. » Même le très mesuré
Jean­Marc Ayrault, son prédécesseur à Mati­
gnon, l’assure : « Beaucoup de gens en veulent
à Manuel Valls. » D’après lui, ils étaient nom­
breux à « souhaiter qu’il morde la poussière à
Barcelone », où il a entamé, depuis 2018, une
seconde vie politique. Leurs vœux ont été
exaucés : en mai, il a été largement battu, éli­
miné dès le premier tour (avec 13,2 % des
voix) dans la course à la mairie de la capitale
catalane, dont il est originaire.
Ses contempteurs socialistes lui reprochent
d’avoir voulu jouer sa carte, dès le début, en
durcissant et « droitisant » le quinquennat,
puis d’avoir précipité Hollande au cimetière
des éléphants politiques, et, enfin, d’avoir
préparé, bien involontairement cette fois,
l’avènement de Macron. Cela fait beaucoup
de péchés pour un seul homme? Certes, mais
l’ex­premier ministre a beaucoup d’enne­
mis... « Valls, c’est le pouvoir, accuse ainsi
Stéphane Le Foll, ancien ministre de l’agricul­
ture et proche de Hollande. Il nous a fait, “la
République, la République”, et il va en Espagne
pour défendre la monarchie! Il considérait
que Hollande était un incapable et il voulait
être candidat. »
Valls n’est dupe de rien. Trois heures pas­
sées avec lui dans son exil catalan, au début
de l’été 2019, lors d’un déjeuner à l’espa­
gnole, permettent de mieux saisir l’enchevê­
trement des destins, des embuscades et des
ambitions. L’amorce de ses soucis? Son ac­
cession à Matignon, en avril 2014. La fin de
l’innocence, en quelque sorte. Ministre de
l’intérieur (ses fonctions précédentes), il
pouvait s’exprimer sans trop mettre à mal la
geste hollandienne. A Matignon, il est le chef
de la majorité. « Valls va prendre beaucoup
trop de place dans l’émission des messages
politiques à partir du moment où il est pre­

mier ministre », estime Le Foll en revenant
sur cette période.
L’une de ses grandes fautes, aux yeux de
ses détracteurs : avoir propulsé Emmanuel
Macron au ministère de l’économie. Nous
sommes alors en septembre 2014. Arnaud
Montebourg vient de se saborder en quittant
le gouvernement. Valls n’attendait que ça. Il
a un projet : insuffler de la modernité. Et
incarner, du coup, ce vent nouveau suscep­
tible de souffler dans les voiles du navire
socialiste avant qu’il ne se transforme en
radeau de la Méduse. Voilà l’ambition ;
Macron, ex­conseiller de Hollande à l’Elysée,
en sera l’instrument.
Déjà, en avril 2014, à son arrivée à Mati­
gnon, Valls avait voulu l’imposer comme se­
crétaire d’Etat, de même qu’Aquilino Morelle,
autre ex­conseiller élyséen. « Je les considé­
rais comme des amis et des gens brillants,
précise Valls. Et Hollande ne veut pas. Il dit :
“Non, je ne prends pas les collaborateurs.” Et
Macron ne le ressent pas bien. »
Cinq mois plus tard, la place de Monte­
bourg se libère à Bercy, le premier ministre
revient donc à la charge. Louis Gallois, pre­
mier pressenti, est en Chine, injoignable.
Pascal Lamy, trop estampillé commerce
international. Valls propose ensuite Gérard
Collomb, Hollande refuse. Trop à droite,
argue­t­il. Le nom de Macron resurgit alors
dans la conversation. Le jeune loup est forte­
ment poussé, en coulisse, par Jean­Pierre
Jouyet, Alain Minc et Jacques Attali...
Valls plaide encore une fois, dans le bureau
du président. Ce dernier opine finalement,
avec réticence. « Oui, je vais l’appeler... Mais il
me pose des conditions! » L’insolent Macron,
revendicatif, exige une totale indépendance,
ne veut pas de ministre de tutelle. En secret, il
mûrit déjà son projet présidentiel. Prétextant
une envie pressante, Valls sort du bureau de
Hollande et téléphone à Macron : « Ecoute, tu
ne peux pas faire ça, saisis l’occasion. » Il le
convainc. Et voici Macron intronisé. Valls ins­
talle donc un « jeunot » au plus beau des pos­
tes d’action et d’observation. A Bercy, celui­ci
pourra agir à sa guise. Il ne s’en privera pas.
Mais, très vite, le premier ministre est acca­
paré par un autre sujet, bien plus préoccu­
pant. « Il y a un événement qui change tout,
confirme­t­il. C’est Charlie. » Le 7 janvier 2015,
la rédaction de Charlie Hebdo est massacrée.
Le 13 janvier 2015, le chef du gouvernement
prononce un discours vibrant à l’Assemblée
nationale. Standing­ovation. Le moment est
resté dans les mémoires. « Sans les juifs de

France, la France ne serait plus la France », ex­
horte Valls, avant d’ajouter : « Je ne veux pas
qu’il y ait des musulmans qui aient honte, car
la République est généreuse et elle est là pour
accueillir chacun. » « Je pense que mon dis­
cours à l’Assemblée, ç’a été le début de mes pro­
blèmes : je fais un discours trop fort, trop im­
posant. C’est le moment dont je suis le plus fier
de ma vie politique, mais qui m’a signalé
comme quelqu’un qui était trop dangereux »,
estime Valls aujourd’hui, paradoxalement.

« SI T’AS PAS COMPRIS, TU VAS VOIR »
En enfilant le costume d’homme d’Etat,
Valls devient une cible d’autant plus évi­
dente qu’il ne fait rien pour se dissimuler.
Toute l’année 2015, il ferraille. Notamment
avec Macron. Car la créature s’est vite éman­
cipée de ses maîtres, Hollande et Valls.
Toujours plus populaire, plus médiatique,
Macron fascine, Macron fait vendre. La
presse adore la nouveauté. Le Foll observe le
phénomène. « Un jour, Valls vient me voir,
en 2015, à l’été, et me dit : “Mais comment t’ex­
pliques Macron ?” Je lui réponds : “Ecoute,
Manuel, toi, c’est : terrorisme, salafisme, Ré­
publique... C’est anxiogène. Qu’est­ce que c’est
que Macron? C’est : ‘Je m’adresse à l’opti­
misme, les jeunes peuvent devenir milliardai­
res’...” Je lui dis : “T’as pas compris? Si t’as pas
compris, tu vas voir.” Voilà. »
Les passes d’armes se multiplient, jusqu’au
13 novembre 2015. Nouvelle situation de
crise. Encore des attentats, toujours plus
meurtriers, cette fois au Bataclan, au Stade de
France et dans des cafés parisiens. « L’am­
biance n’est plus la même, rapporte Valls.
Quand il y a les attentats du Bataclan, on sent
vraiment que le pays peut basculer... Hollande
et moi, on a été, avec Cazeneuve [ministre de
l’intérieur], témoins de deux personnes qui
nous crient dessus, et qui nous insultent :
“Vous ne nous avez pas protégés !” C’était à
côté du Bataclan... »
Toute cette période, Valls la revisite, à re­
gret. Trop d’occasions manquées, d’errances
idéologiques. « Hollande aurait dû renverser
la table à ce moment­là. Y compris changer de
premier ministre. Peut­être provoquer une dis­
solution, proposer à Bayrou... Raffarin était
dispo pour un truc... » Rien de tout cela. Plutôt
un discours martial du chef de l’Etat au
Congrès de Versailles, où la déchéance de
nationalité fait son apparition.
Voilà une autre croix que porte Valls. C’est
lui, tout à sa conviction républicaine intran­
sigeante, qui a défendu cette mesure em­

pruntée à la droite. « On sent qu’on est à un
moment de basculement, poursuit­il, on a les
régionales quatre semaines après, et Hollande
nous dit : “Cherchez des choses qui puissent
me permettre de faire l’unité nationale.” D’où
la réforme constitutionnelle qu’on propose,
plus la déchéance de nationalité... La dé­
chéance de nationalité, elle existe déjà dans le
droit ; pour moi, elle n’est pas un problème. »
Pour Christiane Taubira, si. La ministre de la
justice, icône de la gauche morale, renâcle,
met sa démission dans la balance.
« J’appelle Hollande, raconte Valls, en lui di­
sant : “Ecoute, franchement, tu ne peux pas
renoncer à cette mesure, tu l’as annoncée...”
Cazeneuve, lui, aimerait qu’on renonce. Par
ailleurs, moi, j’ai les sondages, qui sont hyper­
favorables... Mais, à la fin, c’est Hollande qui
décide. C’est trop sympa de mettre ça sur mon
dos, c’est quand même lui le président! C’est lui
qui nous demande des mesures qui viennent
de la droite, c’est ça l’idée. »
Tout cela sent l’affaire mal embarquée, tant
une grande partie de la gauche est vent de­
bout. Le fidèle Le Foll en veut encore à Valls :
« Il se plante complètement, et il plante Hol­
lande, il va jusqu’au bout en pensant que la
droite allait lâcher au Sénat... Ou alors... je ne
veux pas faire de procès d’intention, mais
est­ce qu’il a fait ça pour planter Hollande? »
Le Foll est alors aux premières loges pour
constater l’état de fatigue avancé du chef de
l’Etat. « Hollande ne prend pas les choses en
main, il se laisse bouffer. Complètement in­
hibé... Hollande s’est complètement trompé. »
Acculé, le président de la République en­
terre la déchéance de nationalité, et accélère
la sienne sur le plan politique. Le Foll est à
l’Elysée ce 30 mars 2016, jour de capitulation.
Il lâche au secrétaire général, Jean­Pierre
Jouyet : « Tu vois, quel gâchis, quelle bêtise!
C’est fini pour la présidentielle, c’est terminé. »
Le fluide politique a déserté l’exécutif.
Hollande ne contrôle plus rien. Et Valls con­
temple aujourd’hui les ruines de la gauche.
« Je ne regrette pas la déchéance, assure­t­il
néanmoins. Si c’était à refaire, je le referais. Ça
a divisé le PS, pas le pays. » Peut­être. Mais
comment gouverner contre une partie signi­
ficative de sa propre majorité? D’autant
qu’après la déchéance voici que s’avance la
loi travail, fortement désirée par Valls, qui
veut en faire un totem.
Cette loi, il la vit comme une prise de
guerre à celui qui est devenu son pire cauche­
mar : Macron. « Lui et moi, on est dans la riva­
lité pour savoir qui est le plus moderne,

« MON DISCOURS 


À L’ASSEMBLÉE, 


Ç’A ÉTÉ LE DÉBUT DE 


MES PROBLÈMES : 


JE FAIS 


UN DISCOURS 


TROP FORT, 


TROP IMPOSANT »
MANUEL VALLS
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