Le Monde - 30.08.2019

(Barré) #1

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VENDREDI 30 AOÛT 2019 horizons| 17


THIERRY ALBA

notamment sur les réformes. Ça, c’est vrai »,
admet Valls avec franchise. Le cas Macron
pollue l’ambiance au sein de l’exécutif. « J’ai
géré jusqu’au début 2016, dit Valls. Après,
Macron m’a foutu le bordel dans le gouverne­
ment. Najat [Vallaud­Belkacem], Le Foll, Caze­
neuve ne supportaient pas l’ambiance.
Macron était libre, et pas les autres. » En tout
cas, grâce au 49.3, la loi travail est votée au
forceps. Et Valls, consacré ennemi numéro
un de la gauche du PS.
Au printemps 2016, le premier ministre
n’est plus qu’un bloc d’agressivité. « Le pou­
voir, quand même, c’est une machine à broyer.
Et je sens que j’ai du mal à sortir autre chose
que de la tension », concède­t­il en évoquant
cette période. Mais n’a­t­il pas nourri aussi
quelques pensées coupables? L’échéance de
2017 approche... « Valls a été tenté, oui, révèle
son plus proche soldat, Jean­Marie Le Guen.
Début 2016, on est politiquement très forts.
Valls a renoncé complètement à l’élection pré­
sidentielle à partir du mois de juillet 2016. »
14 juillet 2016. C’est le carnage de la prome­
nade des Anglais, à Nice. Valls s’y rend. « Je
suis sifflé. Il y avait de la haine dans la foule.
S’ils avaient pu lyncher un Arabe, ils l’auraient
fait. » L’heure est à l’unité, il faut serrer les
rangs. Et gérer le cas Macron, aussi. Valls
tente d’alerter Hollande sur les velléités d’in­
dépendance du ministre de l’économie : « Je
disais au président durant toute l’année 2016 :
“Vous me le mettez dans les pattes. Dans l’en­
tourage, on souhaiterait qu’il soit premier
ministre, c’est normal ; mais toi, tu me dis que
ce n’est pas le cas. Je te fais confiance, mais ce
n’est pas moi qui suis visé, c’est toi.” Mais il le
nie. Il le nie. »
Deux jours plus tôt, le 12 juillet, soir de dî­
ner à l’Elysée. Macron vient de s’émanciper,
lors d’un meeting géant à la Mutualité, lan­
çant, à propos de son mouvement, En mar­
che! : « Ce mouvement, personne ne l’arrêtera,
nous le porterons ensemble jusqu’en 2017 et
jusqu’à la victoire. » Une énième provocation,
et pas la moindre. Valls apostrophe Hollande.
Il restitue l’échange.
« Il faut que tu le vires demain! Avant le 14­
Juillet!



  • Non, je ne veux pas, je passerai mon 14­
    Juillet à ne parler que de ça », tranche le prési­
    dent.
    Septembre 2016. Valls passe une tête à l’Ely­
    sée, alors que Macron vient tout juste de
    donner sa démission. Hollande est déconte­
    nancé. « Macron l’a embrassé en partant,
    raconte Valls, Donc il est touché. J’appelle


Macron devant lui, je dis à Emmanuel – quel
con je suis : “Tu n’as aucune chance parce qu’il
y aura toujours un socialiste qui t’empêchera,
il y aura la droite...” » L’ex­premier ministre le
jure ; à cette date, il est encore « dans l’idée
que Hollande va être candidat, qu’il faut
l’aider. Et le livre arrive ».

« LE LIVRE » : « UNE BOMBE »
Entre eux, députés, ministres ou sénateurs
socialistes, tous en parlent ainsi : « le livre ».
Publié le 12 octobre 2016, « Un président ne de­
vrait pas dire ça... » (Stock), signé par les
auteurs de ces lignes, décrypte la présidence
en cours, révèle nombre de faits en coulisse
et, surtout, donne la parole, longuement, au
président Hollande. Qui en use, sans filtre.
« Valls devient fou comme tout le monde à la
sortie du bouquin, se rappelle Le Guen. Une
révolte absolue. Il n’y a plus un député “hollan­
dais” qui soutient Hollande! » Valls, en route
pour le Canada, dévore l’ouvrage dans
l’avion. Et s’étrangle plus d’une fois. « J’ai lu le
bouquin, et là... vous le tuez! », lance­t­il,
avant d’évoquer la réaction du président de
l’Assemblée nationale, égratigné par Hol­
lande dans le livre : « Bartolone, fou furieux,
rompt les relations avec Hollande le jour
même! Il m’a dit : “Plus jamais il ne sera candi­
dat”... Le livre est un événement majeur, c’est
une bombe à fragmentation. »
Hollande voit Valls à son retour à Paris,
tente de se justifier. Son premier ministre
s’épanche, sans fard : « Je lui dis : “François,
vraiment, ce livre est une faute. Tu parles trop.”
Je pense qu’il voit dans ma critique une ma­
nière de rompre, ou de préparer autre chose.
Ce qui n’est pas du tout le cas. Pas à ce mo­
ment­là. Je pense que je lui dis, là : “Mais avec
ça, en plus, tu risques de ne pas pouvoir être
candidat, avec ce livre...” Peut­être que je
n’aurais pas dû le dire, mais... Et là, c’est vrai
qu’à partir de ce moment­là, je me dis : “Il ne va
pas pouvoir être candidat.” Et moi, je sens Hol­
lande pas bien du tout. Et ça monte, ça monte,
ça monte... »
Il faut mesurer l’état de panique dans lequel
se trouve alors le pouvoir socialiste, pris dans
un tsunami qui menace de tout emporter.
« On était tous tellement estomaqués », se
souvient Ségolène Royal. Alors patron du PS,
Jean­Christophe Cambadélis s’agace encore
aujourd’hui : « C’est vous qui foutez le bordel,
je vous ai maudits. Je vois la furie de Barto­
lone, qui me lance : “C’est foutu, il ne sera ja­
mais élu, foi de Bartolone.” Le livre catalyse
tout. » La polémique ne semble jamais devoir

s’arrêter. Michel Sapin, ex­ministre des fi­
nances, se remémore : « Valls et Le Drian
[ministre de la défense], lorsqu’ils lisent le
livre, ils ont sincèrement le sentiment du “ce
n’est plus possible”... »
Une indignation parfois surjouée, aussi. Le
livre, abonde Sapin, « est révélateur de failles,
il y a des colères qui viennent nourrir une am­
bition ». Celle de Macron, bien sûr, qui an­
nonce sa candidature à la présidentielle le
16 novembre. Celle de Valls, également. Le
27 novembre, il explique au Journal du di­
manche (JDD) qu’il pourrait bien se présen­
ter à la primaire socialiste. Un tabou est
brisé. Valls : « Bon, est­ce que j’aurais dû le
faire comme ça? Non, sans doute, mais de
fait, c’est l’idée que le livre, et l’image que ça
donne du président, abaisse la fonction : il va
perdre la primaire, et il faut gagner la pri­
maire. » Valls l’assure : « Oui, je pense que sans
le livre il aurait été candidat. Et j’aurais été
loyal, bien sûr. » Tout a basculé, d’un coup,
alors que les proches de Hollande, quelques
semaines plus tôt, avaient déjà choisi une
agence de communication canadienne pour
préparer la campagne de réélection du prési­
dent sortant.
Lundi 28 novembre 2016, lendemain de la
sortie de Valls dans le JDD, le président et son
premier ministre déjeunent à l’Elysée. Les
chaînes d’information suivent en direct cha­
que étape du psychodrame. « Lui n’est pas
bien, raconte Valls. Et là, je me rends compte
que, physiquement, il a pris la décision de ne
pas y aller. Il me dit : “Il faut faire un communi­
qué où tu dis que tu ne seras pas candidat con­
tre moi.” Il est triste, vraiment touché. Je lui dis
OK, parce que je vois qu’il va renoncer. Vous
dire qu’il me l’a dit, c’est faux. Mais je l’ai com­
pris. Ce n’est pas moi qui le fais renoncer en
tout cas. Le vrai problème, c’est le livre plus
Macron. Le bouquin l’affaiblit terriblement,
c’est un élément que je crois décisif, mais le
vrai choc, c’est la double annonce de Macron,
le départ de septembre et l’annonce de sa can­
didature, alors que Macron lui aurait dit qu’il
ne serait pas candidat tant que lui, Hollande,
ne se serait pas lui­même prononcé. C’est ce
que Hollande nous a toujours dit... »
On connaît la suite. L’annonce par Macron
de sa candidature, le 16 novembre, le renon­
cement de François Hollande, le 1er décem­
bre, puis Valls en route pour la primaire so­
cialiste. Un fiasco. « C’est un chemin de croix.
La primaire est mal organisée. Et moi, je ne
suis pas prêt, je sors trop de Matignon, je ne
peux pas changer d’image. Je suis lessivé. »

Vainqueur surprise, Benoît Hamon est dési­
gné comme candidat socialiste. Valls s’inter­
roge. Pas très longtemps. Il annonce son sou­
tien à Macron, dont il avait pourtant fait sa ci­
ble. « Il m’a fait les poches, mais c’est comme
ça. Macron n’est pas encore dans l’idée de tout
bouffer », relativise Valls. En tout cas, son re­
fus de soutenir le candidat investi par le parti
et son ralliement à Macron, élu le 7 mai 2017,
alimentent un peu plus le procès en traîtrise
instruit contre lui.
Traité comme un pestiféré par le PS, bizuté
par En marche !, il décide crânement de se
présenter aux législatives. « Je suis candidat,
car je ne veux pas être viré par mes électeurs,
dit­il. Une sorte d’orgueil personnel. Et je veux
choisir mon destin. Je n’imagine pas que ce
sera aussi violent de la part des macronistes.
Ils font une erreur. En m’humiliant, ils susci­
tent une toute petite sympathie à mon égard.
Je suis quand même un ancien premier minis­
tre, on ne peut pas me traiter comme ça. » De
fait, la Macronie triomphante se moque
ouvertement de Valls, le rabaisse, annonce
qu’il devra, comme le plus anonyme des pos­
tulants, passer sous les fourches caudines de
la commission d’investiture d’En marche!
Tout juste si on ne lui demande pas d’en­
voyer son CV... « Ils me font un quiz, je dis : “Ar­
rêtez... je suis candidat, vous me prenez ou
vous ne me prenez pas.” Ils m’ont castagné,
quand même... »
De justesse, il l’emporte, dans l’Essonne,
son fief. Mais sa position est intenable. Répu­
dié par sa famille d’origine, humilié par sa fa­
mille d’accueil, Valls est en perte de repères.
L’appel de Barcelone, sa terre natale, tombe à
point nommé. « Je suis venu ici, j’ai senti des
vibrations, confie­t­il. J’ai vu ça comme une
formidable opportunité. Sinon, je serais déses­
péré, là... Qu’est­ce que j’allais faire? J’allais at­
tendre que Macron m’appelle, que je remplace
Collomb, Castaner? Faire un BFM, balancer
une saloperie pour qu’on m’entende? J’ai envie
de vivre, passer une année quasi sabbatique. »

UN PARFAIT BOUC ÉMISSAIRE
Avec Hollande, le fil n’est pas rompu, ils se
textotent, s’appellent parfois. Il leur reste
beaucoup en commun, finalement. Surtout
des regrets. « On a perdu notre lucidité après
les attentats, admet­il. Ça nous est arrivé, à
tous. Pas que lui, je me mets dans le lot. C’était
plus important que tout et on ne comprenait
pas que, pour les autres, ce ne le soit pas. A la
fin, peut­être qu’on ne se supportait plus à
cause du bouquin, aussi. »
Il sait que, désormais loin de Paris, du pou­
voir, de ses intrigues et de ses ragots, il fait fi­
gure de bouc émissaire parfait pour la gau­
che, toutes tendances confondues. Pour l’an­
cien premier ministre Jean­Marc Ayrault, par
exemple : « Valls était toujours dans le calcul. »
Ségolène Royal en remet une couche : « Valls
a trahi, oui, je pense, plus que Macron. Pour­
quoi Valls monte au front, aveuglé et aussi
hargneux? C’est parce qu’il a senti l’ascendant
intellectuel de Macron, qui est réel. A un mo­
ment, Valls a disjoncté. C’était trop haut, Mati­
gnon, par rapport à son expérience. » Les pro­
ches de Hollande estiment quant à eux, à
l’image de Michel Sapin, que « Manuel Valls a
tracé le chemin, et Macron l’a utilisé, ce che­
min ». François Rebsamen, ancien ministre
du travail, y va de sa philippique : « Valls m’a
juré dix fois qu’il ne visait pas 2017. Je l’ai cru
quelques fois, pas dix fois! Macron, s’il avait
été traité convenablement, je ne suis pas sûr
qu’il aurait trahi Hollande. Valls, je suis sûr
que oui. »
En 2019, Valls ne s’énerve plus. Moins, en
tout cas. Calmement, il balaie ces accusa­
tions. « Elles sont dégueulasses. En quoi je suis
traître? A la fin, parce qu’il y a le bouquin qui
sort, parce que Macron est déjà candidat? Ça
ne tient pas la route deux minutes. C’est une
thèse que l’entourage de Hollande accrédite
après son renoncement », dit­il. Et à laquelle
ne souscrit pas complètement Hollande lui­
même, apparemment. « Il a saisi une occa­
sion politique qui s’est retournée contre lui,
nous confiait, en février 2018, l’ancien prési­
dent à propos de Valls. Je lui ai dit : “Si tu avais
été intelligent, tu m’aurais laissé y aller. Tu as
pris la place du mort...” » Et Macron, celle du
conducteur. Sans permis.
gérard davet
et fabrice lhomme

Prochain article
L’ambition dévorante d’Emmanuel Macron

« VALLS M’A JURÉ 


DIX FOIS 


QU’IL NE VISAIT PAS 


2017. JE L’AI CRU 


QUELQUES FOIS, 


PAS DIX FOIS ! »
FRANÇOIS REBSAMEN
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