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INTERNATIONAL
VENDREDI 30 AOÛT 2019
0123
londres correspondante
C
ollege Green, le parc qui fait
face à Westminster, s’est très
rapidement couvert de
monde. Familles de vacan
ciers, députés, militants, ca
dres tout juste sortis du bu
reau... Il est 17 h 30, mercredi 28 août, il fait
encore beau à Londres, ils sont plusieurs
milliers à s’être spontanément rassemblés
dans ce lieu emblématique des manifesta
tions antiBrexit, face au Parlement britan
nique, et ils scandent à pleine gorge : « Stop
the coup! Stop the coup! Stop the coup! [arrê
tons le coup d’Etat !] ».
Le matin même, le premier ministre, Bo
ris Johnson, a créé la surprise en annonçant
la suspension du Parlement britannique
pour cinq semaines, à partir de début sep
tembre (entre le 9 et le 12) et jusqu’au 14 oc
tobre, ne laissant plus aux députés qu’une
petite semaine, début septembre, puis une
quinzaine de jours, fin octobre, pour discu
ter d’un deal ou d’un « no deal » (Brexit sans
accord) avant le couperet du 31 octobre, date
prévue pour la sortie de l’Union euro
péenne (UE).
« ON VA SE BATTRE, JUSQU’AU BOUT »
Le but du premier ministre, qui répète tous
les jours qu’il veut réaliser le divorce d’avec
l’UE dans les temps, paraît évident. Sa déci
sion, qui a été approuvée par Elizabeth II
dans l’aprèsmidi – la reine est tenue de
mettre en œuvre les décisions du gouverne
ment – va drastiquement limiter la marge
de manœuvre des parlementaires hostiles à
une sortie de l’UE, qui souhaitaient mettre à
profit le mois de septembre pour faire dé
railler un éventuel « no deal ». Ils ne pour
ront pas débattre du Brexit avant le 21 octo
bre, dix jours avant l’échéance, ont calculé
les médias britanniques.
Mardi 27 août, une centaine de députés,
dont des travaillistes, des démocrates
libéraux (libdem), des Verts, des indépen
dantistes écossais et quelques transfuges
de chez les conservateurs, avaient juste
ment réussi à mettre leurs divisions de côté
pour signer une « déclaration de Church
House », afin d’empêcher une sortie de l’UE
sans accord.
« Il ne s’agit pas du tout d’empêcher les par
lementaires de stopper un “no deal” », s’est
défendu M. Johnson, mercredi. « Ils auront
amplement le temps », en octobre, de débat
tre « de l’UE, du Brexit et de tous les autres su
jets d’actualité ». L’argument n’a pas franche
ment porté dans un pays qui a littéralement
vu naître la démocratie parlementaire, et où
Westminster est couramment désigné
comme la « mother of Parliaments » (« la
mère des Parlements »).
Sa décision a au contraire suscité une très
forte émotion chez les députés, à un mo
ment pourtant crucial de l’histoire natio
nale. Mais aussi chez tous les opposants au
divorce d’avec l’UE et au « no deal », qui
crient au déni de démocratie : comment le
Brexit, censé rendre leur souveraineté aux
législateurs britanniques et les libérer
du joug de la Cour européenne de justice, a
til pu être dévoyé à ce point?
Qui plus est, le premier ministre, qui veut
fermer d’autorité le Parlement, n’a pas été
élu par la population, mais désigné en juillet
par moins de 180 000 adhérents conserva
teurs, après la démission de Theresa May. A
en croire un sondage à chaud, mené par l’ins
titut YouGov, mercredi, 47 % des personnes
interrogées considéraient comme « inaccep
table » une suspension du Parlement en
pleine crise du Brexit, contre seulement 27 %
estimant le contraire. La pétition « Do not
prorogue Parliament », mise en ligne mer
credi, en fin d’après midi, avait dépassé le
million de signatures en soirée.
« Je suis folle de rage! Ce Parlement est le nô
tre, pas celui de Boris », hurle Eloise Todd, une
trentenaire, dans un micro qui circule sur la
pelouse de College Green. « Il compte sur le
fait qu’on ne va pas bouger, qu’on va rester si
lencieux. Mais on va se battre, jusqu’au bout,
pour révoquer cette suspension », ajoute la
militante antiBrexit, habituée du lieu.
Même colère chez Michael, un jeune cadre
qui explique « avoir passé la journée au bu
reau à trépigner » et « avait besoin de sortir,
de manifester ce soir ». Car « ce qui est en jeu,
c’est bien plus que le Brexit, c’est notre démo
cratie! Il faut qu’on occupe le Parlement ».
Debby, une quinquagénaire en short, lui suc
cède : « Boris dit vouloir défendre la démocra
tie en fermant le Parlement, vous y croyez,
vous? Noooon! »
« PROFONDÉMENT ANTIDÉMOCRATIQUE »
Traditionnellement neutre, mais concerné
au premier chef, John Bercow, le président
de la Chambre des communes, a dénoncé
« un outrage constitutionnel », car « il est par
faitement évident que l’objet de cette proroga
tion [suspension] est d’empêcher le Parle
ment de débattre du Brexit et de faire son de
voir ». La décision de M. Johnson est « profon
dément antidémocratique », a affirmé Philip
Hammond, l’exchancelier de l’Echiquier,
conservateur, et notoirement opposé au
« no deal ». Même réaction outrée de Lord
Michael Heseltine, ancien ministre et figure
respectée chez les conservateurs : « Un gou
vernement qui a peur du Parlement a peur de
la démocratie. J’espère que tous les députés,
conscients de cette humiliation, vont utiliser
tous les moyens légaux et les armes constitu
tionnelles pour bloquer [cette décision]. »
La suspension du Parlement estelle lé
gale? Audelà de l’émotion, la question était
aussi sur toutes les lèvres, mercredi. Dans
un pays sans Constitution codifiée, où les
institutions se reposent sur la tradition
pour fonctionner, la réponse n’a rien d’évi
dent. « Cette suspension du Parlement n’est
pas anticonstitutionnelle », estime Georgina
Wright, experte du think tank Institute for
Government. « Il est dans les usages qu’un
nouveau premier ministre convoque un nou
veau Parlement en mettant fin à une session
parlementaire en cours. Mais, en général, la
prorogation ne dure pas aussi longtemps »,
ajoute l’experte. D’habitude, pas plus d’une
semaine : il faut remonter à 1945, dans l’his
toire récente du RoyaumeUni, pour trou
ver une suspension d’une telle durée.
Très respectée, la constitutionnaliste Meg
Russell a relevé, au micro de la BBC, le carac
tère « extraordinaire » de la décision du pre
mier ministre et marqué très nettement sa
réprobation. « Le RoyaumeUni a toujours
eu une Constitution politique non écrite.
Mais cette Constitution politique repose sur
le fait que ses principaux acteurs respectent
les traditions. A ignorer les précédents, spé
cialement en temps de crise, on peut dire que
le premier ministre agit de manière inconsti
tutionnelle », atelle expliqué.
Quelles seront, dans les jours qui vien
nent, les conséquences du « coup » de Boris
Johnson? Vatil rajouter à la confusion na
tionale, la crise démocratique et politique
se doublant désormais d’une profonde
crise institutionnelle? Et quid du rôle de la
reine, traditionnellement audessus des
partis, qui a bien pris garde jusqu’à présent
de se laisser entraîner dans le tourbillon du
Brexit? Vatelle devoir prendre position?
Mercredi, Joe Swinson, la présidente des lib
dem, et Jeremy Corbyn, le leader des tra
vaillistes, ont réclamé une audience royale
« urgente », pour empêcher la manœuvre
du premier ministre.
La suspension annoncée va probablement
galvaniser les opposants à un « no deal » et
les opposants au Brexit, désormais cons
cients de l’extrême urgence à agir. Une pre
mière réplique, judiciaire, se dessinait dès
mercredi soir. Quelques dizaines de députés
remainers et des avocats, dont la militante
antiBrexit Gina Miller, comptaient, selon les
médias britanniques, saisir la Haute Cour de
justice britannique sur la décision de M. Jo
hnson, espérant un barrage pur et simple.
« UN GOUVERNEMENT
QUI A PEUR
DU PARLEMENT
A PEUR DE LA
DÉMOCRATIE »
LORD MICHAEL HESELTINE
ancien ministre
conservateur
Brexit : le coup
de force de Boris
Johnson contre
Westminster
Le premier ministre britannique suspend le
Parlement jusqu’au 14 octobre, déclenchant
une vague d’indignation au RoyaumeUni
L A C R I S E P O L I T I Q U E A U R O Y A U M E U N I
Trump salue la décision de Johnson
Le président américain a fait l’éloge, mercredi 28 août, du premier
ministre britannique, après la décision controversée de ce dernier
de suspendre le Parlement, à l’approche de la date prévue pour
le Brexit. « Boris [Johnson] est exactement ce que le Royaume-Uni
attendait, et prouvera qu’il est un grand homme. J’adore le Royau-
me-Uni » , a tweeté M. Trump, estimant qu’il serait « très difficile »
au dirigeant travailliste britannique, Jeremy Corbyn, de deman-
der une motion de défiance à l’encontre de M. Johnson. Diman-
che, lors du sommet du G7 à Biarritz, le président américain a
promis un accord commercial entre Londres et Washington.
boris johnson a annoncé, mer
credi 28 août, la « prorogation » (sus
pension) du Parlement britannique
entre le 9 ou le 12 septembre et le
14 octobre, réduisant d’autant le
temps des débats pour les parlemen
taires, à moins de soixantetrois jours
du Brexit, prévu le 31 octobre.
En quoi consiste la « prorogation »?
La prorogation est une manière, for
melle, de mettre un terme à une ses
sion parlementaire. La suspension
dure en général peu de temps, avant
le début d’une nouvelle session inau
gurée par le discours de la reine, qui
présente l’agenda législatif du gou
vernement. A la date de début de pro
rogation, le Parlement (Chambres des
lords et des communes) est sus
pendu, il interrompt toutes les dis
cussions ou débats en cours. La proro
gation intervient en général à
l’automne. La session parlementaire
actuelle a commencé en juin 2017, et
elle est la plus longue depuis quatre
cents ans puisqu’elle a duré « plus de
trois cent quarante jours », a rappelé
M. Johnson dans un courrier aux
députés mercredi.
Combien de temps duretelle nor
malement? Selon une étude de la
Chambre des communes publiée en
juin, « la durée typique d’une proro
gation parlementaire a été très
courte » ces dernières années :
« Depuis les années 1980, les proroga
tions ont rarement duré plus de deux
semaines. » La prorogation inter
vient systématiquement après des
élections générales. La prorogation
n’a été que très occasionnellement
utilisée pour limiter les débats
parlementaires.
En 1949, elle avait été décidée par le
premier ministre de l’époque, le tra
vailliste Clement Attlee. Certains
commentateurs font référence à la
décision du roi Charles Ier en 1629, qui
ne cessa ensuite de s’opposer au Par
lement anglais. Cela se termina très
mal – par des guerres civiles et sa dé
capitation.
Les députés peuventils s’y oppo
ser? La prorogation et la convoca
tion d’une session parlementaire,
historiquement, étaient des préroga
tives royales. Désormais, c’est le gou
vernement qui décide. Il n’y a pas de
mécanisme légal permettant aux
députés de s’opposer à une proroga
tion. Ils peuvent à la rigueur approu
ver une législation réduisant sa
durée.
cécile ducourtieux
(londres, correspondante)
La « prorogation » du Parlement, mode d’emploi
Au sommet du G7,
à Biarritz, le 26 août.
LUDOVIC MARIN/AFP