Le Monde - 30.08.2019

(Barré) #1

0123
VENDREDI 30 AOÛT 2019 international| 3


Au Parlement, qui siégera à nouveau le
3 septembre, après la pause estivale, une
course contre la montre va également s’en­
gager. Mardi, les députés d’opposition ne
voulant pas d’un « no deal » s’étaient enten­
dus sur une stratégie législative, une « prise
de contrôle » de l’agenda parlementaire.
L’objectif : amender une proposition de loi et
obliger le gouvernement à réclamer à
Bruxelles un décalage de la date du Brexit. La
manœuvre avait déjà été tentée au prin­
temps, avec succès, mais elle avait nécessité
de longues semaines de tractations. Elle pa­
raît désormais plus compliquée, en raison de
la réduction des délais d’ici au 31 octobre.

TOTAL CYNISME
Les commentateurs pariaient plutôt, ces
dernières heures, sur l’organisation de sou­
mettre M. Johnson à un vote de confiance,
dans l’espoir de le faire chuter. Les oppo­
sants au « no deal » avaient repoussé ce scé­
nario à plus tard ces derniers jours, de peur,
s’ils parvenaient à leurs fins, d’installer
malgré eux Jeremy Corbyn au 10 Downing
Street. S’ils s’en saisissent de nouveau, il
s’agira de convaincre les députés conserva­
teurs remainers de s’y associer. Ce qui n’a
rien d’évident : leur loyauté serait mise à
rude épreuve dans un parti où cette valeur
est cardinale. Mais, sans ces effectifs tory,
les opposants à un « no deal » n’atteindront
pas la majorité requise. « Il va devenir de
plus en plus difficile pour des gens comme
moi de conserver notre confiance dans ce
gouvernement », a déclaré l’ancien procu­
reur général Dominic Grieve, une des figu­
res des conservateurs anti­Brexit.
Avec sa décision controversée, le premier
ministre, souvent caricaturé comme un
bouffon en Europe, a en tout cas démontré
une étonnante détermination. Et un total
cynisme. « Si les députés parviennent à faire
aboutir un vote de confiance, la semaine
prochaine, nous ne démissionnerons pas,
assurait une source gouvernementale ano­
nyme, citée par le Financial Times, mer­
credi. Nous dissoudrons le Parlement et ap­
pellerons à des élections générales entre le 1er
et le 5 novembre. » Soit après la sortie de
l’UE, le 31 octobre. Qui, de Boris Johnson ou
des parlementaires, des brexiters ou des op­
posants à un « no deal », gagnera la bataille?
Elle s’annonce en tout cas historique, et
saignante.
cécile ducourtieux

A Bruxelles, les négociations


continuent sans illusions


Les négociateurs de l’UE soupçonnent Londres de chercher à gagner
du temps en maintenant des discussions qui restent très générales

bruxelles ­ bureau européen

U


ne rencontre « techni­
que », encore une. Qui
sera suivie d’une autre, la
semaine prochaine, et qui a livré
un commentaire identique à celle
du 31 juillet : David Frost, le princi­
pal conseiller du premier minis­
tre, Boris Johnson, est venu à
Bruxelles, mercredi 28 août, ren­
contrer la « task force » de l’Union
européenne (UE) sur le Brexit pen­
dant plus de deux heures, mais n’a
formulé aucune proposition con­
crète susceptible d’éviter un Brexit
dur à la fin du mois d’octobre.
Londres demande principale­
ment l’abolition du « backstop » ir­
landais, ce « filet de sécurité »
censé éviter que le Brexit entraîne
le retour d’une frontière physique
entre les deux Irlandes. Son aban­
don menacerait le commerce et la
paix, mais les partisans du Brexit
le rejettent car ils y voient une ma­
nière indirecte de maintenir fina­
lement le Royaume­Uni dans
l’union douanière. Ils redoutent
également qu’un tel dispositif re­
présente un obstacle à la négocia­
tion de traités commerciaux avec
d’autres pays – dont les Etats­Unis,
qui promettent à Londres, par la
voix de Donald Trump, une en­
tente d’une ampleur inédite.

« Aveu de faiblesse »
Les négociateurs de l’UE maintien­
nent le cap de la fermeté, se disant
toutefois encore ouverts à « une
adaptation » de la déclaration poli­
tique sur la future relation Bruxel­
les­Londres, sur les mécanismes
du libre­échange qui pourraient la
régir, ou le fonctionnement de
l’union douanière.
« Malheureusement, on en est
toujours à des idées générales, que
M. Frost a développées sans jamais
faire allusion à la décision de sus­
pendre les travaux du Parlement à
Londres », confie un proche des
négociateurs européens. Le con­
seiller de M. Johnson a évoqué de
possibles « alternatives » aux dis­
positions de l’accord de retrait,
mais sans jamais les détailler.

« Nos négociateurs prêtent une
oreille attentive et nous souhaitons
travailler sur toute proposition
concrète, dans la mesure où elle se­
rait compatible avec notre ac­
cord », répète la Commission par la
voix de Mina Andreeva, l’une de
ses porte­parole. Jean­Claude
Juncker, le président de la Com­
mission, a eu, mardi 27 août, un
entretien téléphonique avec M. Jo­
hnson. Résultat? « Ils vont poursui­
vre le dialogue et ont accepté de
rester en contact. » A court de for­
mules pour décrire le blocage, les
Européens indiquent que plus tôt
ils recevraient des propositions de
Londres, « mieux ce serait ».
Le sentiment général est que
Londres joue désormais la montre
pour tenter, en bout de ligne, de re­
jeter la responsabilité d’un échec
sur les Européens, présumés in­
flexibles et voulant « punir » les
Britanniques pour leur vote.
Une source diplomatique fran­
çaise estime également que les
Européens sont confrontés à une
manœuvre de M. Johnson :
« Même s’il n’a pas fait de proposi­
tion concrète sur la frontière avec
l’Irlande, Frost discute sérieuse­
ment. L’idée de Johnson est qu’il
pourra ainsi continuer d’affirmer
que la discussion avec Bruxelles se
poursuit, éviter ainsi le décrochage
de quelques conservateurs modé­
rés, tout comme les tentatives de
blocage de la semaine dernière ».
A Berlin, le porte­parole du gou­
vernement n’a pas souhaité com­
menter la décision de Boris John­
son, même si, dans ce pays de cul­

ture politique profondément par­
lementaire, elle a choqué. « C’est
une décision malheureuse, un terri­
ble aveu de faiblesse de la part du
premier ministre d’une nation qui
est un peu la “mère de nos démo­
craties” », déclare au Monde Nor­
bert Röttgen, président CDU­CSU
de la commission des affaires
étrangères du Bundestag. « Si cela
arrivait dans un pays du Sud, nous
parlerions sans doute de coup
d’Etat », a quant à lui commenté
Volker Perthes, directeur de l’Insti­
tut allemand de politique interna­
tionale et de sécurité (SWP).

« Partie de poker »
Il y a une semaine, lors de la venue
de Boris Johnson à Berlin, la chan­
celière Angela Merkel, avait af­
firmé qu’un « accord négocié »
avec le Royaume­Uni lui semblait
encore envisageable « dans les
trente jours ». « La probabilité d’un
“no deal” est, hélas, de plus en plus
vraisemblable », estime désormais
M. Röttgen. Pour Berlin, qui a tout
fait pour éviter un Brexit sans ac­
cord, au risque de provoquer quel­
ques tiraillements avec Paris, le
pire des scénarios semble donc de
plus en plus inéluctable.
Un expert de la scène bruxel­
loise se montre, quant à lui, moins
pessimiste : « Nous assistons à une
partie de poker, mais on ne peut
pas exclure un accord de dernière
minute, acceptable pour nous,
moins ambitieux que ce que vou­
drait Johnson, mais susceptible de
franchir le cap de son Parlement et
de lui permettre de traverser
l’épreuve. » Un pari. Parmi d’autres,
car certains n’imaginent pas que
le premier ministre britannique
puisse changer de discours.
Michel Barnier, le négociateur
en chef de l’UE, était lui à Copenha­
gue, mercredi, convaincu sans
doute que l’absence d’accord est le
plan de M. Johnson. Ce qui force
les Européens, même s’ils restent
partisans d’une sortie « ordon­
née », à se préparer à cette issue.
jean­pierre stroobants
(avec jean­baptiste chastand, à
paris, et thomas wieder, à berlin)

LES  DATES


2018


25 novembre Lors d’un som-
met extraordinaire à Bruxelles,
les dirigeants européens
valident un accord de sortie du
Royaume-Uni de l’UE, négocié
avec la première ministre britan-
nique, Theresa May. Pour être
valable, il doit être ratifié par
la Chambre des communes.

2019
29 mars Pour la troisième fois
depuis janvier, les députés
britanniques rejettent l’accord
de sortie de l’Union, le jour
de la date initialement prévue
pour le Brexit.
24 mai Faute d’accord sur le
Brexit, reporté au 31 octobre
par l’Union européenne,
Theresa May annonce sa
démission.
23 juillet Prônant un Brexit
« coûte que coûte » avant le
31 octobre, sans accord s’il le
faut, Boris Johnson est élu chef
du Parti conservateur. Il devient
automatiquement premier
ministre du Royaume-Uni.

« Si cela arrivait
dans un pays
du Sud, nous
parlerions sans
doute de coup
d’Etat »
VOLKER PERTHES
Institut allemand de politique
internationale et de sécurité
Free download pdf