Le Monde - 30.08.2019

(Barré) #1
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| Littérature| Critiques

Vendredi 30 août 2019

0123


Avec « Une bête au Paradis », la romancière


signe un conte cruel de l’amour et de la folie


Les âmes sauvages


de Cécile Coulon


Cécile Coulon, à Clermont­Ferrand, en mars 2019. ED ALCOCK/M.Y.O.P.

xavier houssin

C’


est Marianne qui avait planté
la pancarte à l’entrée du che­
min de terre, là où s’arrêtait la
route. « Vous êtes arrivés au
Paradis. » Mais comment donc s’appelait
celui qui, des siècles avant, avait, le pre­
mier, donné ce nom édénique à ce coin de
terre? On était religieux à ces époques et,
sans doute, le bonhomme avait­il en tête
le psaume de David qui parlait de verts
pâturages et d’eaux tranquilles. « Rien
ne saurait me manquer. » Il faut bien re­
connaître qu’en arpentant le domaine on
ressentait une sorte de plénitude. Car en­
fin, tout y était. Des champs, de larges prai­
ries, un chapelet d’étangs dont le plus
grand faisait comme une mer intérieure,
des bois à l’horizon.
Des générations s’étaient succédé à la
ferme, avaient semé, planté, récolté.
S’étaient occupées du bétail, des couvées.
Sans jamais ménager ni les efforts ni la
peine. Au point d’ailleurs que la vie au Pa­
radis devait ressembler plutôt à un épui­
sant purgatoire. Le père de Marianne, « un
bougre de travail », en était mort à la tâche.
Sa femme, Emilienne, avait pris la relève.
Forte, inébranlable. A 18 ans, Marianne,
l’héritière, ne se sentant pas de rivaliser
avec sa mère, était partie à la ville. Elle était
rentrée, quelques années plus tard, avec
un Etienne. Un étudiant en géographie as­
sez ignorant de la campagne, mais qui,
grâce à elle, et pour elle, était tombé sous
le charme de l’endroit. Jours heureux. La
pancarte date de ce temps­là. Sauf que Ma­
rianne et Etienne se sont tués en voiture.
Laissant à Emilienne deux petits orphe­
lins. Blanche, 5 ans, et Gabriel, 3 ans.
Une bête au Paradis, le nouveau roman
de Cécile Coulon, déroule une histoire de
famille, de lignée, d’attachement à la terre.
Il est construit comme une tragédie, où
chacun des protagonistes entrant en
scène ne peut échapper au destin qui
l’attend. Le domaine du Paradis est en
effet un huis clos barbelé. Les frontières
sont fermement posées autour de sa vaste
étendue. Chacun vieillit, grandit, aime,
souffre, à l’intérieur de ses limites. Il se ré­
vèle une prison pour les uns, un piège
pour les autres.

Violence contenue
Au centre, la ferme, avec son logis, les
chambres chargées d’inquiétante mé­
moire. Autour, les bâtiments, les dépen­
dances : granges, étable, poulailler, souille
aux cochons. On vit à l’heure des bêtes, au
rythme des saisons. La violence est conte­
nue. Elle fuse quelquefois, mais le plus
souvent en dehors de cet étrange fief : au
marché, au bar du village. Emilienne fait
régner l’ordre dans la maisonnée. Auprès
de ses petits­enfants et de Louis aussi, un
adolescent d’une dizaine d’années plus
âgé qu’eux, et qu’elle a recueilli alors qu’il
se faisait battre sans cesse par son père. De

lui, elle fera « un homme utile »,
mais il restera, toujours, malgré son
absolue fidélité, sa soumission, une
simple pièce rapportée. « Tais­toi,
Louis. »
Les enfants vont grandir. Gabriel
renfermé, fuyant, inconsolable de
la mort de ses parents. Blanche,
l’aînée, vive, intelligente, prompte,
semble­t­il, à cicatriser ses malheurs et
qu’Emilienne regarde, rassurée quant à
l’avenir des terres. A 16 ans, lorsqu’elle ren­
contre Alexandre au lycée, elle sait, au mo­
ment où elle se donne, que celui­là sera
l’homme de sa vie. Il y a de la gravité dans
l’abandon. On n’aime qu’une fois au Para­
dis. Mais le jeune homme veut une autre
existence, loin du domaine, du village, de
son enfance rurale. Il abandonne Blanche
pour ses rêves et ses ambitions. En elle,
quelque chose se fissure, se fend, se
détache. A jamais.
Avec ce texte, Cécile Coulon continue la
veinure sombre du Roi n’a pas sommeil et
de Trois saisons d’orage (Viviane Hamy,
2012 et 2017). Des romans, des secrets et
des étouffements. Des empêchements,
des remords fuyants. S’y nattent les désirs,
la sauvagerie, les peurs. Au cœur d’une

nature attirante et hostile qui quitte
le décor pour se faire, à part entière,
personnage, acteur, de l’intrigue et
de ses accidents. Dans Une bête au
Paradis, elle laisse monter une op­
pressante tension de chaque ins­
tant, qui se charge d’angoisse, d’at­
tente des drames à venir. Colères et
monstrueux chagrins. Sensualité
trouble. Cécile Coulon égare son lecteur,
l’embarque sur de fausses pistes, pour le
ramener au dénouement qu’il pressen­
tait. En pire.
Conte cruel de l’amour, de la folie, de la
possession, ce livre est peut­être le plus
proche, le plus intime de la romancière.
En témoigne un ton moins retenu, moins
dompté. Qui sait de quel lointain elle tire
cette acuité des souffrances de Blanche?
Pour Les Ronces (Le Castor astral, 2018),
son recueil de poèmes récompensé
par le prix Guillaume­Apollinaire, elle
avait écrit, sur la quatrième de couver­
ture : « On se remet de tout mais jamais
à l’endroit. »

une bête au paradis,
de Cécile Coulon,
L’Iconoclaste, 348 p., 18 €.

Yaël Pachet autobiographie son père


L’écrivaine consacre un livre intime et lumineux à l’intellectuel Pierre Pachet, décédé en 2016


solenn de royer

S


on cœur s’est arrêté de
battre le premier jour de
l’été, sur la cuvette des toi­
lettes. La veille, il avait été
au cinéma, épuisé mais bravache,
désireux, une fois de plus, de « se
donner au mouvement », « se jeter
dans la vie (...) comme on se jette à
l’eau ». Ecrivain, enseignant, criti­
que et penseur de la littérature,
intellectuel antitotalitaire, Pierre
Pachet est mort le 21 juin 2016
chez lui, à Paris, à 79 ans.
Mue par l’adoration qu’elle lui
vouait mais aussi l’impérieuse
nécessité de l’écriture, qui avait
irrigué la vie de son père, Yaël
Pachet lui consacre un livre in­
time et lumineux, à la fois jour­
nal de deuil, au plus juste des
émotions et des sentiments, et
fresque identitaire et familiale :
Le Peuple de mon père. Elle retrace
ainsi la vie de Pierre, fils de
Simkha (« joie » ou « gaieté », en

hébreu), juif d’Odessa arrivé en
France avant la première guerre
mondiale, et de Ginda, originaire
de Lituanie, tous deux porteurs
d’une « mémoire en souffrance ».
Elevé dans les traditions juives,
la pudeur et la mélanco­
lie, Pachet est d’abord un
étudiant taiseux avant
de devenir un enseignant
charismatique, profes­
seur de littérature à Jus­
sieu et dans plusieurs uni­
versités étrangères. Pilier
de La Quinzaine littéraire,
il est l’auteur d’une ving­
taine de livres, dont les boule­
versants Adieu (Circé, 2001),
adressé à sa femme Soizic, et
Autobiographie de mon père (Be­
lin, 1987), sur les traces duquel
marche le texte de Yaël Pachet. Il
refusait pour autant de se dire
écrivain.
Sous la plume de sa fille se
dessinent les traits d’un homme
intense, à la fois heureux et
anxieux, bougon et attentif, aus­
tère et prodigieusement vivant,
écartelé entre une « disponibilité
à l’égarement, à la distraction » et
une « exigence de vérité, une

conscience inquiète du réel ». Elle
dit la force et la plénitude, l’auto­
rité et le charme, l’allure. Puis
viennent, au cours des dernières
années, la maladie, la solitude.
En filigrane du récit, Yaël Pachet
livre des sensations et des
images, fragments épars
d’un quotidien enfui : le
bruit des mules de son
père quand elles frottaient
le parquet, la manière
singulière qu’il avait de
s’asseoir sur une chaise,
« de s’y tenir au bord, dans
un déséquilibre constant »,
les cigarettes fumées en silence
sur le balcon, quand il venait la
voir à Nantes.

Une forme de dépassement
Méditation sur la mort, « cet
impossible à penser », et l’écriture,
les deux étant ici intimement
mêlées, Le Peuple de mon père
appelle à une forme de dépasse­
ment : « Je me propose de faire en
sorte que sa mort ne soit pas un
choc sourd dans ma vie, et si je
voulais dire l’ambition de mon
propos, ce serait de danser une
dernière fois avec lui et, dans ce

mouvement, de vérifier que je suis
encore bien vivante, que je ne suis
pas morte avec lui. Ne pas mourir
étant la vraie, la seule cause de
l’écriture, à mon sens. »
Habitée par le « sens de l’héri­
tage », l’auteure mesure dans le
« trou noir » de la mort de son
père l’étendue de ce qu’il lui a
transmis : le goût de l’écriture et
de la vie intérieure ; une vigilance
et une gravité ; le devoir d’être
celui que l’on est. Au­delà, ce livre
sensible et juste ouvre sur une
profondeur, un mystère. « J’ai
toujours sacralisé mon père, sans
vergogne, avec l’acharnement du
disciple (...), écrit Yaël Pachet,
parce qu’il y avait un sacré non
pas en lui, mais auquel il donnait
accès, un au­delà de lui qui aspi­
rait mon attention et la soufflait
plus loin, vers un au­delà qui
n’était pas religieux, mais qui
l’était peut­être un peu, comme est
un peu religieuse ou sacrée la
beauté du ciel au­delà de la fron­
daison des arbres. »

le peuple de mon père,
de Yaël Pachet,
Fayard, 270 p., 18 €.

Perdues en mer


Trois femmes voyagent. Dima sur le pont, Chochama et
Semhar à fond de cale. Qu’elles croient en Yahvé, Allah ou
Dieu, qu’elles y soient contraintes par la guerre ou le
réchauffement climatique, toutes trois ont choisi l’exil vers
l’Europe et subissent à présent dans leur chair la violence de
l’industrie migratoire, tellement féroce envers les femmes.
Inspiré par le sauvetage en mer de dizaines de réfugiés par le
tanker danois Torm­Lotte durant l’été 2014, Louis­Philippe
Dalembert livre ici un roman chargé de symboles, à la dimen­
sion épique et souvent tenté par l’allégorie, mais aussi très
réaliste, notamment grâce à sa description des clivages
sociaux et de leur incidence sur les conditions de l’exil de son
trio féminin. L’audace du roman ne réside pourtant pas dans
cette tension tenue d’un bout à l’autre, mais
dans l’implacable cruauté avec laquelle
l’auteur abandonne brusquement et définiti­
vement des personnages qu’il s’était pourtant
ingénié à rendre attachants. C’est ainsi du
« voyage », qui fait disparaître sans un mot
tant d’hommes et de femmes, et dont
Louis­Philippe Dalembert offre ici un tableau
fort juste.zoé courtois
Mur Méditerranée, de Louis­Philippe Dalembert,
Sabine Wiespeser, 336 p., 22 €.

Gilles Rozier défait les silences
Le conseil de discipline doit statuer sur le cas d’élèves ayant
envoyé à un professeur une lettre arborant six croix gam­
mées et le message : « Vieux Juif, tu seras puni par le troisième
Reich. » Nous sommes en 1975, et Gilles Rozier, 12 ans, familier
des recherches dans l’annuaire par goût des blagues télépho­
niques, fait partie des accusés pour avoir communiqué aux
auteurs de la missive l’adresse de leur enseignant. Connais­
sait­il son contenu? Ses parents lui demandent de quitter la
pièce pour révéler l’information censée le disculper : « Com­
ment voulez­vous que mon fils soit antisémite alors que mon
père est mort à Auschwitz? », demande sa mère, qui ne parle
jamais de l’histoire familiale. Les deux scripteurs sont ren­
voyés ; Gilles, dispensé de revenir avant les grandes vacances,
quinze jours plus tard. De « lévénement », on ne parlera plus.
Jusqu’à ce qu’un courriel le ramène à la mémoire de l’auteur,
devenu traducteur du yiddish et de l’hébreu, écrivain et édi­
teur. Dans Mikado d’enfance, son huitième roman, il se
penche sur l’enchevêtrement de silences qui ont précédé
« lévénement », et ceux qui l’ont suivi. Il dit
aussi le mélange de questions (liées au genre,
à la religion, à la classe sociale) auquel, enfant
et adolescent, il a dû faire face. Avec intelli­
gence, il ne cherche pas à débrouiller complè­
tement ce « mikado » – lequel apparaît surtout
comme une pièce essentielle du puzzle qu’est
la quête identitaire menée, de livre en livre,
par Gilles Rozier.raphaëlle leyris
Mikado d’enfance, de Gilles Rozier,
L’Antilope, 192 p., 18 €.

De belles noces de perle


Lorsque le tableau est idyllique, le malaise ne tarde pas à
surgir. L’« El Dorado » que Pierre Daymé nous invite à habiter
aux côtés de son héroïne n’échappe pas à la règle. Heureux en
mariage, semble­t­il, Catherine et Christian ont décidé de
retourner, trente ans plus tard, sur l’île où ils avaient passé
leur voyage de noces. Mais un client retient le mari, qui ne
pourra arriver qu’un jour plus tard. Catherine part donc seule,
en attendant que le couple puisse être réuni pour fêter son
anniversaire de mariage. Le lecteur croit rapidement flairer la
mauvaise surprise qui attend Catherine, et s’apprête à lire
l’histoire d’une désillusion conjugale. Mauvaise pioche. Les
sources du malaise sont tout autres, et il serait dommage de
les dévoiler, tant l’efficacité du deuxième roman
de Pierre Daymé tient à la façon dont il orchestre
les révélations. El Dorado est le beau récit d’une
quête d’identité, qui conduit son héroïne aux
lisières de la folie et lui offre la possibilité d’en
revenir. Ce qui n’est pas si fréquent, même en
littérature. Même lorsqu’on croit autant que
Catherine dans les pouvoirs de la fiction.
florence bouchy
El Dorado, de Pierre Daymé,
Fayard, 180 p., 16 €.

Mes chers instituteurs


Peut­on imaginer monde plus figé que celui du groupe sco­
laire Denis­Diderot, que longent, seul gage de modernité, les
voies de L’Arbalète, le train reliant Bâle et Zurich à Paris? Au
mitan des années 1970, les enseignants qui s’y partagent les
logements de fonction travaillent sous la houlette du sévère
directeur Lorrain, et Mai 68 paraît bien loin. Même si, avec
l’arrivée de Florimont, un collègue « freinetiste », la donne
change insensiblement. Livrant une peinture délicieusement
nostalgique d’un temps effacé où les femmes, même féminis­
tes convaincues, assument toutes les tâches domestiques,
où la mixité, prônée, perturbe plus qu’elle ne libère et où les
codes d’apprentissage de la masculinité en sont mis à mal,
Jean­Philippe Blondel campe un petit théâtre
social dont chaque personnage sublime sa
caricature. Prenant une hauteur de vue com­
parable à son jeune héros, Philippe Goubert,
qui ouvre le roman au moment où il risque de
chuter d’une corniche, le romancier défie le
temps comme le garçonnet le vertige pour ra­
viver les couleurs passées du monde d’hier.
philippe­jean catinchi
La Grande Escapade, de Jean­Philippe Blondel,
Buchet­Chastel, 272 p., 18 €.
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