Le Monde - 30.08.2019

(Barré) #1
0123
Vendredi 30 août 2019
Critiques| Littérature|

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Berta retrouve le mari qu’elle croyait mort depuis douze ans. Avec « Berta Isla »,


l’écrivain espagnol réécrit magistralement le mythe de Pénélope et d’Ulysse


Javier Marias au plus près de la femme trahie


florence noiville

S’


il fallait n’en retenir
qu’un – un écrivain
contemporain espa­
gnol –, ce serait lui, Javier
Marias. Il y a quelque chose d’entier
et d’altier chez ce Madrilène. Une
noblesse de style, une élégance
souveraine, loin des modes ou des
prétendues attentes du marché qui
font de lui, en quelque sorte, le plus
grand des grands d’Espagne.
Sa percée, magistrale, remonte
aux années 1990, lorsque, avec Un
cœur si blanc et Demain dans la ba­
taille pense à moi (Gallimard, 1993
et 1996), Marias a énergiquement
secoué des lettres hispaniques en­
core traumatisées par des décen­
nies de franquisme. Aujourd’hui,
après une douzaine de livres, il
continue d’étonner. Se renouvelant
à chaque parution tout en restant
lui­même, totalement fidèle à
ses thèmes.
Celui qui le hante par­dessus tout,
c’est la trahison. Son œuvre tourne
autour comme celle de Cézanne
autour des pommes. Trahis, vous
l’avez tous été, ou vous le serez tous
un jour, nous dit en substance cha­
que ouvrage de Marias. La seule in­
connue, c’est par qui. Et comment
vous détectez (ou pas) – aux traits
d’un visage, à l’expression d’une
paire d’yeux... – la présence à vos
côtés d’un Iago, d’un Judas ou sim­
plement d’un homme qui n’est ab­
solument pas celui que vous
croyiez, mais dont les actes vont
peser lourd sur votre vie.
Quel est cet homme en face de
moi? se demande ainsi Berta Isla
au début du roman qui porte son
nom. « Pendant quelque temps, elle
ne sut pas au juste si son mari était
son mari, pas plus que l’on ne sait,
dans un demi­sommeil, si l’on pense
ou si l’on rêve, si l’on a encore toute
sa tête ou si on l’a perdue, épuisé.
Parfois elle se disait que oui, et par­
fois elle décidait de n’en rien croire et
de continuer à vivre sa vie avec lui,
ou avec cet homme plus âgé qui lui
ressemblait tant. »

Faux­semblants
Berta et Tomas n’ont pas eu l’exis­
tence d’un couple ordinaire. Re­
cruté très jeune par les services
secrets britanniques, Tomas a été
laissé pour mort sur une plage pen­
dant la guerre des Malouines (1982)


  • à moins que ce ne soit lors d’une
    opération spéciale en Irlande. En
    tout cas, Berta se croit veuve depuis
    douze ans lorsque Tomas, un beau
    jour, réapparaît. Comme Ulysse


devant Pénélope. Mais qui est­il, ce
revenant dont elle a pendant tout
ce temps pieusement entretenu la
mémoire auprès de ses enfants?
Ce champion des faux­semblants
dont elle découvre qu’elle ignorait
tout? Est­ce « son » Tomas? A­t­elle
été décrétée veuve « par erreur »?
Par stratégie? Pourquoi ne lui a­t­il
pas téléphoné une seule fois pen­
dant toutes ces années, pour lui
dire qu’il était vivant? Les ordres,
toujours les ordres... Mais alors,
Berta a bien peu compté pour
Tomas si les ordres passaient avant
tout. Et si la vraie vie était pour
lui ailleurs.
Dans Comme les amours (Galli­
mard, 2013, peut­être son plus beau
roman), Marias déjà donnait la

parole à une femme. Avec en face
une « personne » au sens latin de
persona, le masque. Ce thème, la
part inconnaissable de l’Autre, peut
paraître banal. « Chaque créature
humaine est constituée pour être
un secret et un mystère profonds
pour chaque autre », confirme Dic­
kens, plusieurs fois cité par Marias.
Dickens ajoute même : « Quelque
chose de l’horreur de la mort est
imputable à ceci. »

Noir terreau des émotions
Mais rien n’est jamais banal chez
Marias qui fore toujours plus pro­
fond le noir terreau des émotions.
Passé la surprise, il y a chez Berta
du chagrin, du ressentiment, la
rancune que l’on trouve certes chez

toute femme trompée. Il y a le te­
naillement du doute qui jette une
ombre persistante sur le passé tout
autant que sur le présent et sur
l’avenir (ce que son mari a réelle­
ment fait pendant ces années, elle
sait qu’elle ne le saura ja­
mais). Mais il y a aussi ce que
Javier Marias appelle joli­
ment des « loyautés imméri­
tées ». Ces fidélités inexplica­
bles qui s’appliquent à « des
gens que vous choisissez avec
une résolution, une détermi­
nation juvénile ou plutôt pri­
mitive, et pour lesquels ce pri­
mitivisme l’emporte sur la
maturité et la logique, sur le
ressentiment et la haine
qu’éprouvent ceux qui ont été
trompés ».
Un jour, à Madrid, « Le
Monde des livres » a de­
mandé à Javier Marias d’où
lui venait cette obsession de
la trahison. L’écrivain nous
avait confié que, pendant la
guerre d’Espagne, son père,
le philosophe Julian Marias
Aguilera, un républicain,
avait refusé de prêter ser­
ment au Caudillo. Empri­
sonné, le père de Marias fut
interdit d’enseignement, puis
contraint de s’exiler aux Etats­Unis.
Plus tard, il avait découvert qui
l’avait livré aux phalangistes en
tant qu’« agent de Moscou ». C’était
son meilleur ami.

YASMINE GATEAU

berta isla,
de Javier
Marias,
traduit de
l’espagnol par
Marie­Odile
Fortier­Masek,
Gallimard,
« Du monde
entier »,
592 p., 23 €.
Signalons, du
même auteur,
la parution, le
12 septembre,
de Vies écrites,
traduit par
Stéphanie
Decante
et Alain
Keruzoré,
Gallimard,
« Arcades »,
216 p., 17 €.

EXTRAIT


« Personne n’a une image bien nette de ce qui n’est plus là,
devant soi, même si cela vient de se passer ou s’il flotte encore
dans la chambre l’odeur ou l’insatisfaction de celui à qui l’on
vient de dire adieu. Il suffit que quelqu’un sorte par la porte et
disparaisse pour que son image commence à s’estomper, il
suffit que l’on cesse de voir quelque chose pour qu’on ne le
voie plus nettement, ou plus du tout. Il en va de même pour ce
qui est d’entendre, quant au toucher, n’en parlons pas (...).
Comment pouvait­elle se souvenir fidèlement de ce mari d’il y
a quinze ou vingt ans, qui venait se coucher dans le lit ou elle
dormait depuis un moment et qui, de son membre, lui péné­
trait le corps? Tout cela aussi s’évanouit et devient flou (...).
Sans doute est­ce cela qui s’évanouit le plus vite. »

berta isla, page 15

L’homme qui n’effrayait pas les animaux


« Starlight », beau roman posthume du Canadien Richard Wagamese, invite à l’empathie avec la forêt et tout ce qui y vit, humains inclus


macha séry

L’


écrivain canadien Richard Wa­
gamese est mort à l’âge de
61 ans, en mars 2017, laissant
un manuscrit inachevé, aujour­
d’hui publié. Starlight est la suite des
Etoiles s’éteignent à l’aube (Zoé, 2016) où
apparaissait le jeune Franklin Starlight,
un Indien de Colombie­Britannique. De­
puis, il a mûri. A la mort de son père
d’adoption, il a pensé quitter la région. Y
a renoncé. Il a repris la ferme. C’est là
qu’il aime vivre, à la lisière de la forêt, en
compagnie de son meilleur ami, Eugène.
Deux vieux garçons tranquilles, dont la

routine va être dérangée par une cohabi­
tation inopinée.
Car, en échange de quelques heures de
ménage et d’un peu de cuisine, Starlight
a accepté d’héberger deux vagabondes
en cavale, réduites à l’extrême précarité
et aux menus larcins dans les supermar­
chés. C’est une offre de domiciliation et
un emploi comme alternative à un sé­
jour en prison. Il en a fait la proposition,
laquelle a été acceptée. La police locale et
l’assistante sociale surveilleront de loin
en loin cette période probatoire. Emmy
est une jeune mère cabossée ; Winnie, sa
fillette intelligente, se bagarre à l’école.
Il y a de la sauvagerie et de l’humanité
chez ces protagonistes qui cherchent à
s’apprivoiser mutuellement. Photogra­
phe animalier à ses heures perdues,
Starlight, qui n’effraye ni les cerfs ni les
loups, va soigner ces deux bouts de

femmes vaillantes par de longues bala­
des en forêt. « Il m’a toujours semblé que
le meilleur endroit pour apprendre la
confiance, c’était là­bas dans la nature.
On apprend à lui faire confiance et on ap­
prend à se faire confiance quand on est
confronté à elle. Il est facile de s’y déplacer
quand on sait où on met les pieds. Le res­
pect vient de ça. Tout comme le courage.
L’humilité », soutient­il. Appelons ça une
sylvothérapie initiatique.

Courses nez au vent
En de magnifiques pages offrant le par­
fait témoignage de la qualité d’expressi­
vité atteinte par l’écrivain ojibwé avant sa
disparition, Richard Wagamese évoque
les aventures nocturnes de ses personna­
ges. Il décrit des courses nez au vent,
quelques jours de bivouac, l’autarcie de
hasard et de nécessité (eau de rivière,

poissons, baies, écureuils). En pareilles
occasions, le cerveau est lavé des tour­
ments, voué au strict présent. Ces pages
dilatent le temps. Elles modifient même
la respiration du lecteur aux aguets.
Le sentiment de plénitude qu’on est
susceptible d’éprouver au sein de la na­
ture possède deux sources. Il peut naître
d’une contemplation aiguisant les sens,
de l’émerveillement devant la grâce
animale, de l’écoute couplée à la vue.
Autre forme de plénitude : la fusion,
puisqu’il s’agit cette fois de parvenir à se
« fondre dans le paysage » ; ne plus être
considéré comme un intrus par les
autres espèces animales, qu’elles soient
tapies ou mobiles dans les bois. Cela im­
plique de respirer par d’autres pores, de
« rôder comme un couguar », ainsi que
l’enseigne Starlight. C’est un don para­
doxal : l’instinct s’acquiert.

A la beauté propre au récit de Waga­
mese s’ajoute le charme de l’inachève­
ment. L’imagination doit façonner les
scènes de fin manquantes. Par exemple,
la confrontation violente de deux
hommes traquant Emmy avec le doux
géant, chef d’une famille élective. Toute­
fois, l’épilogue, rédigé de manière antici­
pée par Richard Wagamese, figure en fin
de volume.
Starlight n’est pas un livre testamen­
taire, au sens crépusculaire. C’est un
roman solaire, dont on sort ragaillardi
avec des envies de grandes foulées sous
la canopée.

starlight,
de Richard Wagamese,
traduit de l’anglais (Canada)
par Christine Raguet,
Zoé, 268 p., 21 €.

Mélodie du bonheur


Beau, grand et inutile. Voilà à quoi
ressemble le piano de Clara, une
mécanicienne de Californie. Bien
que la jeune femme ne sache pas
en jouer, elle veut conserver
l’instrument en souvenir de son
père – il est son unique héritage.
Mais le piano prend bientôt autant
de place dans la vie de Clara que
dans son appartement. Elle décide
donc de le mettre en vente. Puis se
ravise. Trop tard : un acquéreur a
déjà acheté l’instrument. Alors
Clara le suit, soucieuse de son sort.
Une filature qui lui révélera des
liens inattendus tant sur ses ori­
gines que sur celles dudit piano.
Mêlant les récits comme les
portées éclatées d’une étrange
partition, l’Americain Chris Cander
compose une mélodie à la fois
douce et passionnée – comme ce
prélude de Scriabine maintes fois
cité. Entre poésie et onirisme, un
roman d’une grande sensibilité
sur la liberté et le choix du
bonheur.
éloi thiboud
La Mécanique
du piano (The
Weight of a Piano),
de Chris Cander,
traduit de l’anglais
(Etats­Unis) par
Florence Cabaret,
Christian Bourgois,
432 p., 22 €.

Une vie à inventer
Le jeune Hugo attend de la vie
qu’elle lui révèle les hautes mis­
sions auxquelles il se croit appelé.
Sera­t­il médecin en Afrique, saxo­
phoniste, écrivain...? Ou vivra­t­il
dans une cabane au bord d’une
rivière? Une seule certitude, cet
enfant unique d’un couple de Ma­
drilènes ne veut pas mener l’exis­
tence sans fantaisie de ses parents :
son père, administrateur de biens
obèse et bigot, se noie dans le tra­
vail, tandis que sa mère apaise sa
tristesse par des visites clandesti­
nes à un mystérieux médecin.
Secondé par la truculente Leo, son
amie d’enfance, Hugo échappera­
t­il au déterminisme familial?
Dans la veine picaresque, ce pre­
mier roman de Luis Landero dé­
peint, des années 1990 à nos jours,
l’itinéraire d’un jeune homme os­
cillant entre rêves un peu fous et
retours acrobatiques à la réalité.
D’amours décevantes en projets
professionnels chaotiques, c’est
tout le chemin accidenté vers l’âge
adulte que retrace cet attachant
récit. Une tragi­comédie qui met
en garde aussi bien contre l’excès
d’ambition que contre les dan­
gers de la
résignation.
ariane singer
La Vie
négociable
(La vida negociable),
de Luis Landero,
traduit de l’espagnol
par Alexandra
Carrasco, Le Rocher,
442 p., 22 €.
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