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| Dossier
Vendredi 30 août 2019
0123
« Barbarossa » :
angles neufs
sur une
offensive totale
Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri réévaluent l’invasion de l’URSS par
l’Allemagne nazie, en 1941, dans la somme qu’ils consacrent à cet
épisodeclé de la guerre. Des archives nouvelles éclairent les causes,
le déroulement et la dimension génocidaire de l’opération
tal bruttmann
historien
D
ans l’historiographie de
la seconde guerre mon
diale, l’histoire militaire
a longtemps été un
champ négligé. L’une des
conséquences de ce dé
sintérêt fut de laisser le champ libre à la
construction d’une histoire puisant aux
récits livrés par les anciens généraux
allemands. Dans une période marquée
par la guerre froide, où les ennemis
d’hier pouvaient apporter leur expé
rience face au bloc soviétique, leurs
œuvres ont été autant de plaidoyers pro
domo leur permettant de se dédouaner,
en particulier à propos de la guerre à
l’Est. De ces récits sont ressorties des
idées longtemps dominantes, comme
celles d’un échec imputable à un Hitler
incompétent imposant des choix désas
treux à son étatmajor ou d’une « guerre
propre » menée par une Wehrmacht
chevaleresque, les crimes ayant été
commis par les seules unités nazies (SS,
Einsatzgruppen).
Il a fallu attendre la fin du XXe siècle
pour voir ces affirmations balayées les
unes après les autres par les travaux
d’historiens anglosaxons, comme Omer
Bartov, Antony Beevor ou Richard Evans,
et d’une nouvelle génération d’histo
riens allemands. Cette histoire militaire
renouvelée, loin de se cantonner au front
et de se limiter aux questions stratégi
ques ou tactiques, englobe de nombreux
aspects, intégrant le militaire à un en
semble plus large. En France, le genre
demeure pourtant, au mieux, marginal,
contrairement à ce que l’on observe, par
exemple, dans les travaux portant sur la
première guerre mondiale.
Avec Barbarossa. 1941. La guerre abso
lue, consacré à l’opération qui a vu dix
millions de combattants s’affronter du
rant les six mois courant du 22 juin 1941,
début de l’invasion de l’URSS par les
forces du IIIe Reich, à l’échec allemand de
vant Moscou, lors de l’hiver 1941 scellant
la fin de l’opération, Jean Lopez et Lasha
Otkhmezuri démontrent avec éclat la
fécondité de ce type d’histoire.
Ils brossent un vaste tableau permet
tant de saisir l’ensemble des enjeux,
avant même d’aborder l’opération en
tant que telle. Leur choix de l’inscrire
dans un temps plus long, à partir de la
première guerre mondiale, met au jour
la généalogie, les acteurs et un cadre
d’ensemble dans lequel il apparaît que,
loin d’être une ligne droite menant à l’in
vasion, la politique allemande a large
ment varié au cours des deux décennies
précédentes. Les relations entre l’Allema
gne, celle de Weimar comme celle du
IIIe Reich, et l’URSS ont connu nombre
de revirements, au gré des objectifs
recherchés, à l’image du pacte Ribben
tropMolotov de nonagression, conclu
deux ans à peine avant « Barbarossa ».
L’affrontement qui se dessine à partir
de l’été 1940, quand le Reich commence à
élaborer ses projets d’attaque, va mettre
aux prises deux adversaires dont les
armées ont connu d’importantes trans
formations. Surtout, « Barbarossa » s’an
nonce comme un affrontement d’une
violence sans équivalent, hautement
idéologique. Pour l’Allemagne, il s’agit
d’un combat final, visant à mettre à bas
l’ennemi « judéobolchevique » dans une
victoire promise face à un « colosse sans
tête aux pieds d’argile ». Afin d’y parvenir,
non seulement les lois de la guerre sont
totalement abolies, mais en outre une
série d’ordres (les « ordres criminels »)
enjoint aux combattants d’éliminer
commissaires politiques, saboteurs,
hommes juifs...
Car l’objectif poursuivi, et d’abord,
comme le soulignent les auteurs, selon
la volonté d’Hitler, ne se réduit pas à la
destruction de l’URSS. Il inclut l’asservis
sement de ses populations, et l’élimina
tion de certaines d’entre elles. « Barba
rossa » doit permettre au IIIe Reich tout à
la fois de se saisir de territoires destinés à
fournir l’« espace vital » revendiqué et de
résoudre des problèmes économiques
grâce à la capture de riches régions in
dustrielles, agricoles et minières.
L’analyse proposée des phases succes
sives de l’opération, qui débute avec les
batailles aux frontières, suit non seule
ment les différents échelons militaires,
depuis le commandement, assuré res
pectivement par Hitler et Staline, jus
qu’au champ de bataille, mais également
les politiques déployées de part et
d’autre. Celle d’occupation mise en place
par les Allemands, celle destinée à faire
face à l’offensive du côté soviétique, sou
vent, elle aussi, d’une extrême violence
- la défense du pays se fait au prix de me
sures radicales contre les déserteurs ou
les soldats battant en retraite. Pour le ré
gime stalinien, la lutte contre l’ennemi
intérieur est tout aussi importante que
celle menée contre l’ennemi extérieur.
Les pertes colossales enregistrées par les
Soviétiques dès les premières heures et
les spectaculaires avancées allemandes
cachent pourtant une autre réalité. Au
bout de trois semaines, les soldats
allemands sont déjà à bout, non seule
ment en raison de renforts acheminés de
façon continue côté soviétique, mais
aussi parce que l’Armée rouge se bat féro
cement, loin de l’image de « soushom
mes » imprégnant l’esprit des soldats
allemands, certains d’un triomphe rapide,
qui verrait une victoire en trois mois.
Cette croyance laisse peu à peu la place,
à partir de la mijuillet 1941, à la crainte
d’un conflit plus long et plus dur qu’es
compté. Si la défaite du Reich n’est pas
encore à l’ordre du jour – il faudra
attendre la bataille de Stalingrad
(17 juillet 19422 février 1943) pour que
celleci commence à se dessiner –, en re
vanche ces difficultés servent à justifier
une radicalisation de plus en plus grande
et un accroissement vertigineux de la
violence exercée. L’antisémitisme sous
tend l’invasion dès ses premières heures
et les juifs, y compris les femmes et les
enfants, finissent par devenir une cible
militaire : leur assassinat en masse à par
tir de l’été 1941 – au moins 600 000 victi
mes jusqu’à fin décembre – fait partie in
tégrante, dans la logique allemande, des
objectifs de guerre.
Mais Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri
montrent également que « Barbarossa »
ne se limite pas à un affrontement ger
manosoviétique. Et si à ce moment la
guerre n’est pas encore mondiale – elle le
devient à la fin de l’année 1941, à la suite
de Pearl Harbor –, les implications et les
enjeux qui s’y nouent en sont largement
annonciateurs. L’Italie, la Finlande, la
Hongrie, la Roumanie, la Slovaquie sont
engagées aux côtés des Allemands,
tandis que le Japon fait peser une me
nace sur la Sibérie avant de s’en détour
ner et de lancer ses offensives en Asie. En
face, Britanniques, mais aussi Améri
cains, fournissent une aide plus que
symbolique à l’URSS.
L’ouvrage, dense, parfois complexe en
raison de l’enchevêtrement des structu
res, des administrations et des acteurs,
multiplie les éclairages tout en remet
tant en question nombre d’idées reçues.
La Wehrmacht était mal adaptée et nu
mériquement insuffisante, tandis que
l’Armée rouge disposait d’un équipe
ment moderne, mais avait un encadre
ment déficient, non pas uniquement à
cause des purges, mais pour tout un en
semble de raisons liées à l’organisation
de la société soviétique et aux choix
stratégiques.
De même, la violence allemande fut
loin d’être circonscrite aux seuls nazis,
mais fut largement partagée par l’armée,
à l’instar du général Halder, l’un des
concepteurs de « Barbarossa », qui af
firma la « nécessité d’utiliser la violence la
plus brutale ». Quant au fait d’imputer
l’échec devant Moscou à l’hiver russe,
dont excipe en premier lieu Hitler, ex
cuse reprise par ses généraux, alors que
les raisons sont à trouver tant dans les
limites de l’armée allemande que dans la
résistance et dans la valeur des combat
tants soviétiques.
L’ensemble constitue un ouvrage es
sentiel qui s’appuie sur une historio
graphie largement inconnue en France,
venant ainsi combler une lacune et per
mettant de comprendre, au plus près du
terrain, l’un des tournants majeurs de la
seconde guerre mondiale.
Les raisons de l’échec de
l’offensive sont à trouver tant
dans les limites de l’armée
allemande que dans la
résistance et la valeur des
combattants soviétiques
Repères
FIN JUILLET 1940 L’Alle
magne nazie, malgré le
pacte de nonagression
signé entre les deux
puissances le 23 août 1939,
commence à élaborer
un plan secret d’invasion
de l’URSS.
30 MARS 1941 Hitler réunit
une centaine d’officiers
généraux à la chancellerie,
à Berlin. Il leur présente la
future opération comme
« un combat d’extermina
tion », qui devra utiliser « la
violence la plus brutale ».
22 JUIN 1941 Début de
l’opération « Barbarossa ».
Les massacres de civils juifs
se multiplient.
DÉCEMBRE 1941 L’avancée
allemande est stoppée
devant Moscou (au centre),
Rostov (au sud), et à
hauteur de Leningrad (au
nord). L’opération
« Barbarossa » s’achève.
PRINTEMPS 1942 Les
Allemands reprennent
l’offensive. Ils sont devant
Stalingrad en juillet.
2 FÉVRIER 1943 L’armée
allemande capitule
à Stalingrad.
barbarossa.
- la guerre absolue,
de Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri,
Passés composés, 958 p., 31 €.
EXTRAIT
« Wehrmacht et Armée rouge sont, de loin, les deux plus gros instruments
militaires de l’époque. Dix millions d’hommes, 30 000 avions, 25 000
chars s’affrontent durant les six mois que dure l’opération Barbarossa sur
un territoire grand comme deux fois la France, ce qui donne lieu à des
figures militaires hyperboliques : les plus gros encerclements, les percées
les plus spectaculaires, les affrontements les plus brutaux. (...) Le résultat
de cette moisson de superlatifs est la création d’un brasier de proportions
monstrueuses. Combats, exécutions, exactions, famines délibérées tuent
en 200 jours plus de 5 millions d’hommes, femmes et enfants, soldats et
civils. Mille morts à chaque heure, nuit et jour. C’est, sur un seul front, le
semestre le plus létal de la seconde guerre mondiale et, sans doute, de
toute l’histoire humaine. »
barbarossa, pages 10 et 11