Le Monde - 30.08.2019

(Barré) #1
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Vendredi 30 août 2019
Dossier|

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Un camp à ciel ouvert de prisonniers de guerre soviétiques, en Ukraine, à l’été 1941. ARTHUR GRIMM/ULLSTEIN BILD VIA GETTY IMAGES

Jean Lopez : « Pour Budapest, Bratislava ou Bucarest,


le grand moment, ce sont les six mois de “Barbarossa” »


L’historien veut rapprocher les différences de perception de la guerre à l’ouest ou à l’est de l’Europe


J


ournaliste et historien, Jean Lopez
dirige le magazine bimestriel Guer­
res & Histoire, qu’il a fondé en 2011.
Il est l’auteur d’une douzaine de
livres, dont, avant Barbarossa, deux
coécrits avec l’historien Lasha Otkh­
mezuri, Grandeur et misère de l’Armée
rouge (Seuil, 2011) et Joukov. L’homme qui
a vaincu Hitler (Perrin, 2013).

Comment ce projet est­il né?
Après Joukov, mon camarade et moi
avions envie de continuer à travailler en­
semble. J’avais déjà écrit sur les grandes
opérations de la période 1942­1945. Il res­
tait le gros morceau : l’opération « Barba­
rossa ». Nous avions le sentiment d’avoir,
à nous deux, les bons outils pour cela. Je
ne me débrouille pas mal avec le monde
germanique, Lasha avec l’Europe de l’Est.
Nous pouvons surveiller, d’un côté, les
vagues de divulgation des archives rus­
ses, et de l’autre tout ce que publient les
historiens allemands. Depuis une ving­
taine d’années, ils font un effort colossal
sur les campagnes contre l’URSS, en pra­
tiquant une histoire militaire très fine,
qui intègre de l’économie, de la sociolo­
gie, de l’anthropologie... Lasha a égale­
ment sillonné l’est de l’Europe pour faire

une centaine d’entretiens avec des an­
ciens combattants, jusqu’à ce que cela
devienne difficile pour lui de travailler
en Russie, et même un peu dangereux.
C’est un Géorgien, il n’est pas le bien­
venu dans la Russie de Poutine, surtout
pour revenir sur ce passé.

Une grande part de vos sources
étaient jusque­là inaccessibles en
français...
Traduire ces archives ou ces travaux
d’historiens est hors de prix, et les Fran­
çais manquent d’appétit pour l’histoire
de la guerre à l’Est. Il me semble pour­
tant que tout bon Européen devrait se
poser la question de la fracture qui, sur
le sujet, coupe le continent en deux. Il
suffit de se promener à Budapest, Bra­
tislava ou Bucarest pour voir que nous
ne parlons pas de la même chose. Pour
eux, le grand moment, ce n’est pas 1940
et la campagne à l’Ouest, ni 1944 et la
libération par les Anglo­Saxons : ce sont
les six mois de « Barbarossa », en 1941,
et, en 1944, l’opération « Bagration »
[22 juin­19 août], soit la libération­occu­
pation par l’Armée rouge. Nous sommes
en Europe ensemble. Il est dommage de
ne pas tenter de rapprocher nos visions.

Les erreurs dues aux biais
idéologiques, dans les deux camps,
sont un des axes du livre. Staline,
par exemple, ne croyait pas à la
réalité de la menace...

Il s’est laissé surprendre le 22 juin 1941,
malgré une quantité industrielle d’indi­
ces. Il a été égaré par l’importance de la
coopération économique avec le Reich,
entre 1939 et 1941, par les profits que les
Allemands en tiraient. En bon bolchevi­
que, il croyait que le patronat allemand
était un acteur de premier ordre, et
qu’Hitler était sa marionnette. C’est
d’ailleurs une idée que certains remet­
tent au goût du jour en ce moment. On
ressort toujours les mêmes textes sur les
réunions entre Hitler et les patrons, bien
que jusqu’en 1939 le patronat n’ait pas
joué le jeu de l’investissement que lui de­
mandait Hitler. C’était un des problèmes
de l’outil de guerre allemand, qui s’est ré­
vélé sous­dimensionné. Ce sera un fac­
teur de l’échec de « Barbarossa », et donc
de la défaite finale.

C’est l’antisémitisme qui apparaît,
chez les Allemands, comme le biais
principal...
Au cours de nos recherches, nous som­
mes sans cesse tombés sur le mythe du
« judéo­bolchevisme », le fantasme selon
lequel l’URSS était une créature des juifs.
Il crée une déformation constante du réel
au long de l’opération. On le voit dans les
rapports des officiers. Si la résistance est
acharnée, cherchez les juifs. Paradoxale­
ment, les juifs, décrits dans Mein Kampf
comme un peuple incapable de rien faire,
sont censés tenir l’URSS, et faire courir
un danger militaire au Reich. Quand il a

été question d’attaquer Kiev, le principal
argument invoqué par Hitler pour refu­
ser était qu’un tiers de la population était
juive : la bataille serait terrible. Alors
qu’avoir Kiev permettait de prendre à re­
vers la défense soviétique. Ce mythe sera
moins fort en 1942­1943, mais, en 1941, il
est au centre de tout. Il est déterminant
dans le début de la Shoah.
Ce qui me frappe, en particulier, c’est le
basculement de la fin juillet 1941. Jus­
que­là, les troupes allemandes tuaient
essentiellement des hommes juifs en
âge de combattre ; il y avait, si l’on veut,
quelque chose de « rationnel ». Après, les
femmes et les enfants sont systémati­
quement exécutés. En fouillant les rap­
ports, on voit que cela correspond à des
demandes répétées de la Wehrmacht,
concernant la sécurisation des arrières.
Un général, Max von Schenckendorff,
parle par exemple des marais du Pripiat,
aux confins de la Biélorussie et de
l’Ukraine, en disant qu’une base juive s’y
constitue. Il faut « nettoyer » ça : massa­
crer la population. C’est le moment où
les effectifs de police, de SS et de supplé­
tifs venus de pays de l’Est passent de
3 000 à 27 000 hommes. L’outil extermi­
nateur est constitué. On quitte le do­
maine militaire, et c’est aux spécialistes
de la Shoah de dire à quoi tout cela ré­
pond. Nous avons plutôt regardé la ma­
nière dont fonctionnent les rouages de la
machine qui se met alors en place.
propos recueillis par t. br. et fl. go

Un collabo,


du front de l’Est


à la traque


des résistants


« A TOUJOURS MILITÉ ACTIVE­
MENT CONTRE LA MAÇONNERIE,
la juiverie internationale et tous les
gouvernements français qui en ont
été les émanations. » 1 er décembre


  1. Joseph Laporte est aux por­
    tes de Moscou, sous l’uniforme de
    la Wehrmacht. Et il remplit un
    questionnaire, comme si tout de­
    vait toujours s’accompagner de
    papiers administratifs, même la
    descente d’un homme dans les
    derniers cercles de l’infamie.
    Lui qui a rejoint le front de l’Est
    début septembre avec un contin­
    gent de la Légion des volontaires
    français contre le bolchevisme



  • créée en juillet pour soutenir
    l’opération « Barbarossa » – doit
    rendre à son commandement,
    trois mois après, une fiche d’ins­
    cription, à la fin de laquelle il ajoute
    ce bref curriculum, qui dit bien ce
    qu’a été sa vie et ce qu’elle s’apprête
    à être, jusqu’à son exécution à
    l’aube du 4 octobre 1944, dans la
    cour d’une caserne d’Albi (Tarn).


Questionnement perplexe
Philippe Secondy a trouvé ce
document, parmi des centaines
d’autres, aux Archives départe­
mentales de l’Hérault, source
bientôt jaillissante d’informations
sur ce (quasi) parfait inconnu,
dont procède Fabrication d’un
collabo. Né en 1892 à Montpellier,
très tôt orphelin, Laporte devien­
dra cultivateur avant de se décou­
vrir, pendant la Grande Guerre, un
indéniable talent pour le combat,
qui le mènera dans les rangs de
l’armée coloniale dont, en 1933, il
sortira capitaine – et, comme on
l’a vu, féroce antimaçon, anti­
sémite et antirépublicain.
Pour l’historien, cette découverte
est une aubaine, celle, écrit­il,
« d’entrevoir le cheminement
sinueux d’un second couteau qui
opte pour l’adhésion à l’Allemagne
nazie dès les années 1930 » ; de le
reconstituer avec minutie, sans
lâcher le fil d’Ariane que ce laby­
rinthe lui paraît imposer : un
questionnement perplexe sur ce
qui fait qu’un homme devienne
Joseph Laporte.
De sorte que le livre tient à la fois
de l’étude micro­historique d’un
exemple plus ou moins représen­
tatif de collaborateur, et de la
réflexion sur ce qui vous entraîne
parmi les troupes allemandes de
« Barbarossa » – et, ensuite, car
notre homme en reviendra vite,
dans l’organisation des forces col­
laborationnistes du Tarn et de
l’Aveyron, puis dans la traque, la
torture et l’assassinat du maxi­
mum de résistants locaux.

Malaise fécond
La première dimension du livre,
il faut bien le dire, est plus réussie
que la seconde. La richesse des do­
cuments retrouvés, et la précision
de l’analyse qu’en mène Secondy,
malgré quelques approximations,
permettent de créer une forme
d’intimité avec Laporte, et par là
un malaise fécond devant ce qu’il
demeure, comme toujours, d’hu­
manité dans cette canaille.
Mais expliquer? Comprendre?
Repérer les bifurcations? Les ten­
tatives en ce sens finissent par se
perdre dans le flou, ou l’arbitraire,
que Philippe Secondy redoute as­
sez pour ne pas insister, quitte à y
revenir, parce que telle était la pro­
messe initiale, à buter de nouveau
sur l’énigme Laporte, et à se per­
dre dans ce vide en titubant un
peu. Signe que l’expérience, au
bout du compte, a été menée aussi
loin qu’il était possible.
florent georgesco

E N T R E T I E N

fabrication d’un collabo.
le cas joseph laporte (1892­1944),
de Philippe Secondy,
CNRS Editions, « Seconde guerre
mondiale », 276 p., 23 €
(en librairie le 5 septembre).
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