Le Monde - 30.08.2019

(Barré) #1
0123
Vendredi 30 août 2019
Critiques| Essais|

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Dans le captivant « In girum », Laurent Jeanpierre tente de cerner


la « révolte des ronds­points » en se laissant ébranler par elle


Situer les « gilets jaunes »?


Des « gilets jaunes » au « rond point des Gaulois », à Saint­Beauzire (Puy­de­Dôme), le 15 décembre 2018. AFP

jean birnbaum

S


i l’essai de Laurent
Jeanpierre émeut d’em­
blée, c’est qu’il assume la
fragilité qui donne force à
ce genre : méditant le mouve­
ment des « gilets jaunes », l’auteur
« essaye » pour de bon, et pro­
clame la nécessité d’un humble
tâtonnement. Ici, la modestie re­
quise est à la fois scientifique et
politique. Laurent Jeanpierre dit
en substance : comme professeur
de science politique mais aussi
comme intellectuel de gauche, je
suis l’héritier de modèles qui me­
nacent d’écraser la nouveauté des
actions vécues sous le poids d’une
spéculation vétuste ; voilà pour­
quoi je ne prétends pas énoncer la
« vérité cachée » de la rébellion
jaune, je souhaiterais simplement
me « laisser ébranler » par elle.
De fait, l’ensemble de l’ouvrage,
rédigé d’une plume sensible, se
déplie au conditionnel. Son
auteur rappelle d’abord les traits
spécifiques de cette révolte : en
rupture avec les légitimités tradi­
tionnelles, apparemment privée
de cohérence idéologique et de
débouchés politiques, obtenant
par l’émeute ce que les défilés
syndicaux étaient impuissants à
conquérir, elle a ruiné les certitu­
des des docteurs en insurrection,
militants de gauche comme cher­
cheurs en sciences sociales.
Les uns et les autres vacillent de­
vant les ronds­points? Oui, parce
que leur culture commune de­
meure ancrée dans une certaine
période, celle du capitalisme for­
diste. A l’époque, le mouvement
ouvrier formait l’archétype de
tout combat émancipateur ;
l’usine se tenait au centre des
conflits ; les syndicats comp­
taient ; et même la sociologie.
Quiconque a lu Alain Touraine,
entre autres, sait que ce monde­là
est entré en crise depuis des lus­
tres. Mais Jeanpierre montre bien
que le « moment jaune » marque
son cruel enterrement.
Au point d’ouvrir un nouveau
cycle de luttes? Laurent
Jeanpierre se garde de toute ré­
ponse trop assurée. Mais il sug­
gère une hypothèse. Par­delà leur
diversité générationnelle et so­
ciale, avance­t­il, les « gilets jau­
nes » auraient en commun d’être
des « entravés », dont la mobilité
spatiale ne recoupe plus aucune
mobilité sociale ; sur les ronds­
points, ils et elles auraient voulu
rebâtir un lieu de vie, des espaces
de rencontre et de solidarité ; sans
rêver de révolution anticapita­

liste, les « gilets jaunes » appelle­
raient donc de leurs vœux « le
réencastrement de l’économie
dans les réseaux de solidarité effec­
tifs, plutôt que dans le marché, et
au service des individus ». Conclu­
sion : leur action viendrait essen­
tiellement conforter une « reloca­
lisation de la politique », à rebours
de l’élan internationaliste qui
avait animé, au tournant des an­
nées 2000, la galaxie « altermon­
dialiste ». Afin d’étayer cette hy­
pothèse, Laurent Jeanpierre situe
la révolte des ronds­points dans
une constellation planétaire
« d’utopies politiques locales »,

dont il décrit avec finesse les suc­
cès et les impasses : zadisme,
mouvement des « places » grec­
ques, kibboutzim israéliens, ré­
volte au Chiapas, « mairies rebel­
les » de Catalogne...
Cette façon de prendre recul et
hauteur produit des effets ambi­

valents. D’une part, elle permet à
Laurent Jeanpierre de signer les
pages les plus passionnantes de
son livre. Mais, d’autre part, elle
en exhibe la contradiction in­
time, celle qu’endure tout théori­
cien de l’émancipation confronté
à un mouvement social, et dési­
reux de dévoiler sa signification.
A l’origine de ce bref essai, on s’en
souvient, il y a le refus des juge­
ments surplombants. En cela,
Laurent Jeanpierre se place dans
le sillage d’une certaine pensée
anarchiste : pure dissidence des
âmes et des corps, la révolte se
passerait d’explication.
Mais on ne se refait pas. Le sa­
vant a la mémoire longue et l’es­
prit conquérant. Si bien qu’au fil
des pages Laurent Jeanpierre
prête aux révoltés des ronds­
points telle ambition « incons­
ciente », telle intention « qui leur
échappe ». Sous sa plume, on voit
alors resurgir ce maudit lexique
de la « vérité cachée » dont il pré­
tendait s’affranchir. Psychana­
lyste malgré lui, il évoque même
les « tendances conservatrices ou
néofascistes qui ont traversé le
mouvement ».
Ce point est mentionné à plu­
sieurs reprises, comme en pas­
sant. L’approfondir aurait permis

de « se laisser ébranler » jusqu’au
bout en posant les questions sui­
vantes : est­il possible de refuser,
comme Laurent Jeanpierre le fait,
la disqualification globale du
mouvement par ceux qui le rédui­
sent à ces « tendances néofascis­
tes », tout en interrogeant le sens
de ces pulsions? Alors que
d’autres mobilisations, au cours
des dernières décennies, avaient
aussi imposé un nouveau réper­
toire d’action collective (happe­
nings d’Act Up, occupations par
les sans­papiers, coordinations
infirmières, forums altermondia­
listes...), comment expliquer
qu’aucune d’entre elles n’ait ja­
mais été suspectée d’une quel­
conque « tendance néofasciste »?
S’il y a là une singularité, se pour­
rait­il que la mobilisation des « gi­
lets jaunes », loin de s’inscrire
dans l’histoire des gauches et des
luttes d’émancipation, ait eu pour
vocation de rompre avec la tradi­
tion du mouvement ouvrier,
voire d’en finir avec elle ?

in girum.
les leçons politiques
des ronds­points,
de Laurent Jeanpierre,
La Découverte, « Cahiers libres »,
192 p., 12 €.

Les reines de France ou l’exercice du pouvoir féminin


Dans « Le Corps de la reine », l’historien Stanis Perez raconte six siècles d’épouses royales entre rites, politique, culture et fantasmes


antoine de baecque

L’


historien Stanis Perez poursuit
son enquête sur l’incarnation
de la monarchie française.
Après Le Corps du roi (Perrin,
2018), voici Le Corps de la reine, volet
complémentaire, attendu et tout à fait
stimulant. Si le corps du roi, incarnation
de l’Etat, est la plus puissante expression
de la continuité du pouvoir, celui de la
reine est d’abord l’instrument d’une fé­
condité : il « produit » la descendance ; la
survie d’une dynastie passe avant tout
par cet engendrement multiple et légi­
time d’un couple dûment marié.

La loi salique imposait de concevoir un
maximum d’enfants pour être certain de
disposer d’un héritier mâle le jour de la
mort du roi, meilleur moyen d’éviter le
fractionnement du domaine. Sans
oublier un autre atout essentiel de ce
corps féminin procréateur : pouvoir dis­
poser également de filles en bonne santé
à marier aux quatre coins du continent
afin de négocier des alliances avec les
royaumes voisins, amis ou ennemis – ce
grand marchandage des princesses de
l’ancienne Europe.
Avec une constante ambition synthéti­
que, Stanis Perez montre bien la place de
l’organe de procréation dans toutes les
représentations de la reine et dans l’en­
semble des rites qui fondent son exis­
tence, qu’elle soit quotidienne ou rendue
publique par l’étiquette de cour.
Cependant, l’enquête souligne égale­

ment les évolutions du corps de la reine
de France, en fonction des contextes et
surtout des personnalités de ces princes­
ses, pour la plupart d’origine étrangère,
d’Isabeau de Bavière, à la fin du XIVe siè­
cle, à Marie­Antoinette, en passant
par Marie de
Médicis, Anne
d’Autriche ou
Marie Leszc­
zynska de Polo­
gne. Et il appa­
raît vite qu’une
reine de France
ne se réduit pas
à un organe re­
producteur.
Car le féminin s’invente un pouvoir
monarchique, parfois politique dans le
cas de ruptures historiques (régence
en 1610 pour Marie de Médicis, ou Révo­

lution de 1789 pour Marie­Antoinette), le
plus souvent courtisan – la Maison de la
reine emploie des dizaines de « demoisel­
les aristocratiques », véritable Etat fémi­
nin dans l’Etat masculin –, ou encore ar­
tistique et culturel. La reine peut légiti­
mement revendiquer la haute main sur
l’art, par ses images, ses goûts et les
moyens dont elle dispose. Elle devient
en quelque sorte le « ministre de la
beauté », ce qui est essentiel dans une
monarchie française d’apparat et de
prestige culturel.
Le livre s’achève sur le dérèglement de
cette incarnation, ce que Stanis Perez
nomme le « corps saccagé » de la reine,
notamment celui de Marie­Antoinette, à
la fin de l’Ancien Régime. Pourtant, l’inti­
mité sexuelle du couple royal, dès le ma­
riage, en 1770, du futur Louis XVI et de la
princesse viennoise, avait été retirée du

domaine des « choses publiques ». Atti­
tude de repli sur la sphère privée qui se
révèle paradoxalement lourde de mena­
ces : la logique de l’attaque devient celle
du regard dérobé.
Selon l’étiquette, l’intimité corporelle du
couple monarchique, que ce fût l’acte pro­
créateur, le coucher, la toilette ou le sou­
per, était offerte à travers un cérémonial
codifié dont les courtisans étaient à la fois
les témoins et les propagateurs. L’écriture
du scandale de la fin du XVIIIe siècle va en
décrire publiquement les secrets et l’obs­
cénité. Le corps de la reine devient le lieu
de tous les fantasmes.
Une porte s’est refermée sur la vie pri­
vée, mais à travers cette porte, on veut
regarder, puisque c’est interdit. C’est ce
point de vue, celui du « trou de la ser­
rure », qui met à bas le corps de la reine
de France.

le corps
de la reine.
engendrer le
prince, d’isabelle
de hainaut à
marie­amélie
de bourbon­sicile,
de Stanis Perez,
Perrin, 472 p., 25 €.

Une autoanalyse


Connu pour ses travaux sur la bande
dessinée et les pathologies familia­
les, Serge Tisseron relate ici avec hu­
mour son enfance provinciale au
sein d’une famille modeste. Hugue­
not et rigide, son père, figé dans le
silence, était incapable du moindre
affect. Quant à sa mère, catholique
irascible, elle suscitait la terreur et la
honte chez son fils, tandis que son
grand­père maternel passait son
temps à lui poser des questions obs­
cènes. Ses études de médecine le
mènent à une brillante carrière de
psychiatre et de psychanalyste. Dans
ce récit, construit comme une auto­
analyse, Tisseron n’hésite pas extir­
per de son inconscient le secret qui
le taraudait depuis tant d’années, à
travers ses propres dessins : sa mère,
victime elle­même d’attouchements
dans son enfance, l’avait initié à des
séances de « câlins », en se servant de
sa main enfantine pour se mastur­
ber. Voilà un livre fort bien écrit qui
montre que les psychanalystes sont
souvent atteints des
mêmes traumatis­
mes infantiles que
les patients dont ils
s’occupent.
élisabeth
roudinesco
Mort de honte,
de Serge Tisseron, Albin
Michel, 210 p., 18 € (en
librairie le 4 septembre).

Paris sur Bosphore
Istanbul a aussi eu sa rive gauche. Le
quartier de Pera – aujourd’hui Beyo­
glu –, qui se dressait, le long de la
Corne d’or et du Bosphore, face aux
palais et aux mosquées impériales,
était la « ville franque ». Un petit Pa­
ris, avec ses passages couverts, ses
cafés, ses restaurants où, du milieu
du XIXe siècle aux années 1980,
bouillonna la vie intellectuelle de
l’Empire ottoman finissant puis, à
partir de 1923, de la République. A
l’époque, « toute une série de “petits
Paris” [ont] bourgeonné autour de la
mer Egée et de la Méditerranée de
l’Est, terme générique de nouveauté,
de modernisme, d’idées avancées,
mais seul Beyoglu, par sa taille et le
brassage social et intellectuel qu’il
permet, peut pleinement prétendre à
cette appellation », écrit Timur
Muhidine, professeur de langue et
de littérature turques à l’Inalco, tra­
ducteur et éditeur. Devenu le centre
de la branchitude stambouliote, ce
quartier a perdu son âme. Tout le
talent de Muhidine, l’un des grands
passeurs de la culture turque en
France, est de faire resurgir l’histoire
aujourd’hui oubliée de ce lieu qui fut
le creuset d’une bonne partie de la
culture turque du
XXe siècle.
marc semo
Istanbul
rive gauche.
Errances urbaines
et bohème turque
(1870­1980),
de Timour Muhidine,
CNRS Editions,
384 p., 26 €.

Les « gilets jaunes » auraient
en commun d’être des
« entravés », dont la mobilité
spatiale ne recoupe plus
aucune mobilité sociale
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