Le Monde - 30.08.2019

(Barré) #1

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| Chroniques


Vendredi 30 août 2019

0123


« C’EST BIEN LA PREMIÈRE FOIS QUE JE
VOIS QUELQU’UN LIRE UNE BIOGRAPHIE
D’HITLER À LA PLAGE », souffle mon voisin.
Je lève la tête. L’homme doit avoir mon âge,
il est assis comme moi sur une serviette
bariolée. Je ne suis pas sûr d’être très attiré
par cette conversation, surtout pas en
maillot de bain : deux hommes blancs à de­
mi­nus en train de discuter seconde guerre
mondiale pendant que leurs enfants pê­
chent à l’épuisette dans l’estran. Qu’est­ce
que vous lisez, vous? « Un roman de
plage. » Et voilà. Il y a donc un genre précis,
« livre de plage ». Pourtant Dieu sait que sur
l’Atlantique à 10 heures du matin, on n’est
pas à ce point accablé par la chaleur que
seul Oui­Oui au pays des
crabes verts convienne à
nos esprits ramollis.
Ce qui est terrifiant
lorsqu’on lit Hitler, de
Peter Longerich, c’est
qu’on se pose à chaque
page cette question :
mais où se trouve­t­il
aujourd’hui? Qui est,
qui sera, l’Adolf de de­
main, d’après­demain?
Je me rappelle cette réflexion de Klaus
Mann (1906­1949), qui croisa Hitler dans
une pâtisserie de Munich, alors que le futur
dictateur était encore presque un inconnu :
« Hitler était à portée de fourchette à des­
sert. » Si, nous dit Klaus Mann en subs­
tance, si je m’étais alors saisi de la pelle à
gâteau, si j’avais sauté sur le râble du type
patibulaire à moustache et l’avais frappé
jusqu’à ce que mort s’ensuive, j’aurais
épargné bien des souffrances à l’humanité.
Mais Klaus Mann s’est contenté, à l’époque,
de se moquer de l’air idiot et bêtement mé­
chant de l’Autrichien. Bien sûr, il lui était
impossible de l’assassiner sauvagement : le
Mal a toujours un coup d’avance.

IL ÉTAIT IMPOSSIBLE DE DEVINER, de la
même façon, ce que les responsables de
l’Aktion T4 allaient mettre en place dès
1940 à l’hôpital psychiatrique d’Hadamar,
près de Francfort, la répétition générale
de l’extermination. Trahis
par leurs médecins, les
plus faibles de la société
n’avaient plus personne
pour les défendre. On
pouvait donc s’en débar­
rasser – « euthanasier »,
dans les premières cham­
bres à gaz qu’on expéri­
mente à ce moment­là,
« malades mentaux », « in­
curables » ou « dégéné­
rés », 15 000 morts pour ce seul centre hos­
pitalier, que nous dévoile Oriane Jeancourt
Galignani dans son roman Hadamar. Il
faut un grand courage pour s’attaquer à ce
sujet en littérature, celui de la faiblesse, de
l’assassinat programmé des faibles. Est­ce
que le roman, la fiction, est réellement le
genre qui convient? Faut­il inventer, rajou­
ter des personnages à la catastrophe, des
tragédies dans la tragédie?

JUSQU’AU PLUS INSONDABLE, COMME
Klaus Mann lorsqu’il imagine, dans le récit
Ludwig (1937), les dernières paroles de
Louis II de Bavière, qui meurt en noyant
son psychiatre dans le lac du parc de son
château : « Oh, descendre,
descendre... Destruction
éternelle... Oh, descen­
dre. » Cette noyade du
médecin par le souve­
rain, cette chute
conjointe, cet échec con­
tigu du savoir et du pou­
voir, tous deux précipi­
tés dans l’abîme, est une
grandiose métaphore de
la catastrophe nazie. « La
marée monte, on pourra bientôt se bai­
gner », devrais­je répondre à mon voisin.
Mais non. Il ne m’en laisse pas le temps. « Il
y a des bunkers sur cette plage, c’est vous
qui avez raison », me dit­il d’un air de
conspirateur. Je me demande s’il n’est pas
temps de s’inquiéter.

Hitler, de Peter Longerich,
traduit de l’allemand sous la direction
de Raymond Clarinard,
Tempus, 1 464 p., 17 €.
Hadamar, d’Oriane Jeancourt Galignani,
Livre de poche, 288 p., 7,70 €.
Alexandre, suivi de Ludwig (Alexander.
Roman der Utopie), de Klaus Mann,
traduit de l’allemand par Pierre­François Kaempf,
Libretto, 304 p., 10 €.

L’époque du


divertissement intégral


LA PRINCESSE NAUSICAA, chez
Homère, joue à la balle sur la
plage. Autour de Pénélope, à
Ithaque, les prétendants se dis­
traient avec de la musique et des
jeux. Le divertissement n’est évi­
demment pas une invention mo­
derne. Il n’a pas attendu, pour
exister, l’opposition du travail et
du temps libre, l’alternance con­
trainte­loisir forgée par la société
industrielle. Cela n’empêche pas
l’émergence d’un statut très nou­
veau du divertissement. Désor­
mais, il se retrouve partout, infil­
tré dans l’éducation, l’informa­
tion, la culture, métamorphosant
en silence toutes les dimensions
de l’existence, de la politique à la
sexualité, de l’art à l’amour, redé­


finissant insidieusement la réa­
lité et nos relations au monde.
Ce changement profond, sou­
vent mal discerné ou mal com­
pris, est exploré par le nouvel
essai du philosophe allemand
Byung­Chul Han. Pour mettre
en lumière la mutation, il
montre comment ont évolué
les représentations du « sé­
rieux » et du « divertissant ».
Classiquement, du côté du
sérieux se trouvait ce qui était
considéré comme le plus réel.
Se rassemblaient là, entre
autres, la vérité, la beauté, la
justice... Cette face divine et
spirituelle du monde s’attei­
gnait au prix d’un labeur, d’une
ascèse, d’une souffrance. Le sé­

rieux avait donc la gravité de la
« passion », à tous les sens du
terme : passivité, douleur, puis­
sance créatrice. Le divertissement
constituait son contraire : com­
posé de plaisirs, de futilités, de
jouissances, il se tenait du côté du
corps, et du diable. En éloignant
du sérieux, il troublait de ma­
nière artificielle la grave dureté
du monde.
C’est avec Jean­Sébastien Bach,
selon Byung­Chul Han, que
l’opposition commence à se
brouiller. Sa Passion selon saint
Matthieu (1727) évoque en effet le
plus sérieux des thèmes chré­
tiens, mais sur un registre musi­
cal où la séduction l’emporte sur
le tragique. Suivant ce fil d’Ariane,
le philosophe montre comment
la reprise et le remaniement de
cette œuvre par Félix Mendels­
sohn, au XIXe siècle, signale que le
divertissement passe avant le sé­
rieux, le plaisir avant la passion.
Les débats autour de la musi­
que, la « divertissante » contre la
« sérieuse », mobilisent bientôt
les plus grands penseurs, de
Hegel à Nietzsche, en passant par
Schopenhauer. Wagner le grave
et Rossini le futile sont au centre
des débats. Dans ce dossier,

minutieusement scruté, on re­
trouve le style caractéristique de
Byung­Chul Han : sens aigu du
détail significatif, élégance des
analyses, souci d’élucider notre
temps. Ces traits ont fait son suc­
cès. L’ancien étudiant en métal­
lurgie, venu de Séoul à Fribourg
il y a quelques décennies parce
qu’il voulait « penser », est aujour­
d’hui, trente ans et une vingtaine
de livres plus tard, un des essayis­
tes « tendance » en Europe. Ses
livres sur le désir, le numérique, la
fatigue et le burn­out... – courts,
denses, volontiers elliptiques –
sont en passe de devenir, aux
yeux de certains, des classiques.
C’est un projet fort ambitieux
d’établir une généalogie du diver­
tissement, de montrer comment
et pourquoi il a peu à peu tout
submergé, d’expliquer comment
il a transmué en simples terrains
de jeu les morales, les connaissan­
ces et finalement les existences.
Programme trop vaste, certaine­
ment, pour la taille et le style de ce
bref essai. Bien qu’intéressant à
lire, et même passionnant par en­
droits, il déçoit, non par lui­même
mais au regard des questions
considérables qu’il soulève – sans
les approfondir véritablement.

ÊTES­VOUS DÉJÀ TOMBÉ AMOUREUX
D’UNE COULEUR? Si oui, laquelle? Savez­
vous pourquoi? Vos souvenirs en sont­
ils teintés? Suscite­t­elle des obsessions,
des superstitions? Délivre­t­elle le code
secret de l’univers?
Si c’est le bleu, vous n’êtes pas très origi­
nal, mais tant pis : « Il ne nous est pas
donné de choisir qui l’on aime, ai­je envie
de dire. Nous n’avons pas le choix, voilà
tout. » Dans Bleuets, dont les éditions du
Sous­sol publient la traduction dix ans
après sa parution aux Etats­Unis, Maggie
Nelson lui consacre deux cent quarante
fragments numérotés qui explorent toute
la palette des « bleus d’antan » aux « bleus
à venir », de l’indigo à l’outremer,
du bleu de Van Gogh aux « lam­
beaux bleus des sacs­poubelles pris
dans les branchages ».
Sous son air bien rangé, ce petit
livre bleu échappe à toute classifi­
cation, et le serpent de mer qui
chaque année déroule ses an­
neaux chez les libraires et les ju­
rés des prix d’automne – à quel
genre ressortit tel ou tel ouvrage? Ro­
man, autobiographie, essai? Littérature
ou bien histoire, philosophie, sociolo­
gie? – s’y cassera les dents. Car pour cette
écrivaine féministe née en 1973, spécia­
liste des études queer, auteure déjà culte
des Argonautes (Le Sous­sol, 2018), dans
lequel elle racontait la transition de son

mari, un artiste né fille, ce n’est pas seu­
lement le genre des individus qui de­
mande à être repensé mais aussi celui de
la littérature. Pour les livres hybrides
qu’elle écrit, mélanges de narration in­
time, de réflexion philosophique et criti­
que, elle a inventé un mot : « auto­
théorie ». Mais cette froide étiquette al­
lant à l’encontre de la liberté défendue
par l’auteure et laissant de côté la poésie
qu’elle porte haut, il semble plus juste de
voir avant tout dans son œuvre une
sorte de modèle de littérature trans­
genre : ce n’est pas le moindre charme de
Bleuets que d’être aussi délicieusement
gender fluid.
Son flux de conscience nous fait en ef­
fet dériver d’un bord à l’autre de ce que
Virginia Woolf appelait des « instants de
vie », hétéroclites mais pas aléatoires
puisqu’ils sont tous imprégnés de bleu,
telle la tunique des Touareg qui déteint
sur la peau. Le tissu du texte peut sem­
bler lâche, cependant la trame tient à
trois fils. Le premier rembobine la dou­
leur d’une rupture amoureuse qui a
laissé la narratrice en proie à la dépres­
sion, au « bleu cafard », bref au blues. Elle
écoute Billie Holliday, se rappelle qu’au
moment de son suicide Werther portait
un manteau bleu, note que le bleu est
aussi la marque d’un coup, vibre au sou­
venir érotique d’un tatouage, s’interroge
sur « les couleurs à l’intérieur de la baise ».

D’autres paragraphes évoquent une
amie paralysée à la suite d’un accident,
ses pieds cyanosés qui l’obligent à re­
composer son existence et nous à
reconsidérer la nôtre.
Enfin, quand « le prince du bleu » et son
« chagrin de compagnie » menacent de
s’imposer, la pensée la plus ciselée vient
servir de contrefort à la tristesse. Ses
« fournisseurs » sont alors Wittgenstein,
philosophe lui­même auteur de ré­
flexions sur les couleurs et la douleur, à
qui elle emprunte comme à Barthes la
forme fragmentaire, Goethe et son Traité
des couleurs (1810) ou encore l’historien
Michel Pastoureau. L’esprit se déploie
dans des analyses très documentées, des
éclats de génie poétique ou des observa­
tions plus quotidiennes. Maggie Nelson
souligne par exemple le rapport entre
l’indigo et l’esclavage ou bien la poly­
sémie du bleu, couleur de l’Antéchrist et
des vitraux, à la fois diabolique et sacrée.
Puis, sans craindre les ruptures de ton,
cette admiratrice de Catherine Millet
abandonne soudain sa méditation sa­
vante et glisse : « Ce qui m’intéresse, c’est
d’avoir les trois orifices comblés par une
grosse queue veinée » (de bleu, s’entend).
De la transcendance à l’immanence la
plus prosaïque, de Merleau­Ponty à
Mickey Mouse, il y a à peine un quart de
teinte, un quart de tour. L’auteure ne ca­
che ni la trivialité de ses fantasmes cou­
leur Viagra ni sa sentimentalité la plus
fleur bleue ; elle cherche seulement à
rester au plus près d’elle­même, sujet
traversé d’émotions et de pensées
contradictoires que ces fragments ras­
semblent comme pour recomposer le
puzzle d’un ciel changeant.
La beauté de ces deux cent quarante
nuances de bleu tient à la puissance de la
subjectivité qui s’y manifeste en toute
liberté. Vulnérable et ferme, lyrique et
drôle, la voix de Maggie Nelson nous
amène, d’un paragraphe l’autre, à accep­
ter la solitude de nos perceptions – « La
couleur du jacaranda en fleurs, tu me l’as
décrite un jour comme “un genre de

bleu”? Moi, je les ai vus violets » – et à re­
garder avec acuité tout ce qui n’est pas
nous, « le bleu des autres ». Si le propos de
la philosophie comme de la poésie est la
quête de la vérité, l’écrivaine n’oublie pas
que celle­ci n’a pas de forme solide ni sta­
ble. « Je rédige ceci à l’encre bleue, de ma­
nière à me souvenir que tous les mots, et
non pas juste certains, sont écrits sur
l’eau. » A chacun de trouver les nuances
de sa vie – tissu, texte. Mais bleues ou
non, il est nécessaire, nous dit­elle, d’en
colorer les mots et les choses pour ren­
dre visible un instant leur mystérieuse et
fugace vérité – un genre de vérité.

ILLUSTRATION STEFANIA INFANTE

Maggie Nelson
souligne le rapport
entre l’indigo et
l’esclavage ou bien la
polysémie du bleu,
couleur de l’Antéchrist
et des vitraux, à la fois
diabolique et sacrée
bleuets
(Bluets),
de Maggie Nelson,
traduit de l’anglais
(Etats­Unis)
par Céline Leroy,
Le Sous­sol,
112 p., 14,50 €.

amusez­vous
bien!
du bon
divertissement
(Gute
Unterhaltung),
de Byung­Chul
Han,
traduit
de l’allemand
par Olivier
Mannoni,
PUF, 190 p., 13 €.

Ecrits sur l’eau


FIGURES LIBRES


ROGER-POL
DROIT

LE FEUILLETON


CAMILLE LAURENS DES POCHES
SOUS LES YEUX

MATHIAS ÉNARD


PHOTOS PHILIPPE MATSAS, PIERRE MARQUÈS, BRUNO LEVY
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