Le Monde - 30.08.2019

(Barré) #1
0123
Vendredi 30 août 2019
Mélange des genres|

11


Bambou pensant
La question du premier contact avec une entité
extraterrestre est souvent abordée en science­fiction.
Dans Semiosis, son premier roman, l’Américaine Sue
Burke imagine cette prime rencontre avec des plantes
intelligentes. Ayant quitté une planète Terre ravagée,
à la fin du XXIe siècle, car « plutôt que de réparer
les dégâts, il valait mieux essayer de reconstruire
ailleurs », une petite expédition débarque sur la loin­
taine Pax avec la ferme intention de tout reprendre à
zéro dans ce monde vierge et d’inventer une société à
des années­lumière des maux qui ont dévasté son
monde d’origine. Sur Terre, les humains ont eu des
siècles pour plier la nature à leurs besoins. Semiosis
postule que les plantes de Pax ont développé des
capacités analogues à adapter leur environnement à
leurs besoins. Et l’une d’elles, un bambou à l’intelli­
gence hors pair, perçoit les colons comme une espèce
animale potentiellement domesticable. Egrenant les
générations, chapitre après chapitre, pour couvrir un
siècle d’implantation des humains sur
ce nouveau monde où, avant de créer
une société utopique, il leur faudra
survivre, Sue Burke égare parfois. Mais
son exploration de la cohabitation et de
la coopération dans cet écosystème
unique dépayse.
clément martel
Semiosis, de Sue Burke, traduit de l’anglais
(Etats­Unis) par Florence Bury, Albin Michel,
450 p., 24,90 € (en librairie le 4 septembre).

Transe macabre


B A N D E D E S S I N É E

L’Américaine Tess Sharpe donne cœur et tripes à Harley,


héritière d’un empire criminel. « Mon territoire », bec et ongles


La Patronne n’a pas froid aux yeux


macha séry

D


isons que, pour le moins, elle
n’a pas le CV d’une jeune
fille rangée. A 8 ans, Harley
McKenna a vu sa mère périr
dans un incendie criminel et son père
tuer un homme. A 11 ans, elle a été enle­
vée en pleine nuit et enfermée dans le
coffre d’une voiture : un test destiné à
éprouver ses capacités à s’en sortir. A
12 ans, elle a tiré sur quelqu’un. A 16 ans,
elle a intégré l’entreprise familiale de
fabrication et de distribution de stupé­
fiants dans le nord de la Californie. A
17 ans, elle s’est, pour la première fois, dé­
barrassée d’un corps. Tous ces épisodes
ayant façonné sa jeunesse alternent,
dans Mon territoire, avec le récit discon­
tinu de ce qui l’attend à 22 ans : mettre
fin au cycle éternel de la violence, alors
que son père se meurt et qu’elle est en
passe d’hériter de son empire mêlant ac­
tivités légales et trafics illicites.
Ce premier roman « adulte » de Tess
Sharpe, s’il se passe de nos jours, relève
de la pure tradition du western, avec
fusillades, guerres de clans et forces de
l’ordre corrompues. Sous la plume de
l’Américaine, la Californie demeure un
Far West où les trafiquants de drogue ont
remplacé les contrebandiers et où, à la
ruée vers l’or, a succédé la conquête des
places de deal. Toujours, en somme, une
question de pouvoir et de territoire.

Une femme dans le « country noir »
En 1996, Daniel Woodrell, l’auteur du
magnifique Un hiver de glace (Rivages,
2011), a forgé l’expression « country
noir » pour définir ce genre déjà ancien
mais toujours vivace, inactuel par ses ré­
férences expurgées de toute modernité
et son décor de champs et de collines.
Ces romans ruraux campent le plus sou­
vent des rednecks qui préfèrent manier
le fusil que jouer du piano. Contraire­
ment au polar et au thriller, deux formes
dont les femmes se sont largement

emparées, le « country noir », s’il a été
inventé en 1682 par Mary Rowlandson et
adopté au XXe siècle par la géniale Flan­
nery O’Connor, reste largement dominé
par des romanciers. Qu’importe, pour­
rait­on dire, pourvu que les récits im­
pressionnent. Sauf que les héroïnes y
sont plus rares que les trèfles à
quatre feuilles, comme effacées
du paysage.
Fille d’un couple de punks, Tess
Sharpe était, jusqu’à présent,
l’auteure de quatre romans pour
adolescents, dont Si loin de toi
(Robert Laffont, 2014), déjà centré
sur une survivante à l’énergie
combative. Tess Sharpe ne s’en
cache pas : avec Mon territoire,
elle a écrit un roman féministe, narré à la
première personne par son personnage
de tireuse d’élite qui sait concevoir des
traquenards et remporter la victoire

dans les rixes. Son père « au cœur trou­
ble » – qui l’a aimée, l’a terrorisée – l’a, de
fait, préparée à se défendre. « J’ai eu le
dessus sur lui parce qu’il n’y a pas un mec
qui va me menacer de me violer, moi ou
une autre femme, et s’en sortir indemne »,
fanfaronne­t­elle à juste titre.
Au reste, elle défend bec et ongles son
sanctuaire pour femmes en détresse,
un ensemble de quarante cottages ac­
cueillant des filles­mères, des toxicoma­
nes en sevrage, des femmes battues ainsi
que leurs enfants. Tel un vaste ranch in­
terdit aux agresseurs, dans une région
où pullulent des brutes néonazies cuisi­
nant de la métamphétamine dans des
mobile homes et des fondamentalistes
considérant leurs épouses comme de
simples « pondeuses ». Lointain mais fa­
milier, irradiant d’une rage brute, Mon
territoire devient, au fil des pages, le
nôtre, une contrée indétrônable.

mon territoire
(Barbed Wire
Heart),
de Tess Sharpe,
traduit de l’anglais
(Etats­Unis)
par Héloïse Esquié,
Sonatine,
564 p., 23 €.

abel mestre

A


près de 70 ans, Clovis
Martinez et André
Milke sont devenus ce
qu’ils ont toujours re­
douté : des vieux cons. Le premier
est un ancien de l’OAS, né à Oran,
un pied­noir rapatrié qui fut
kiosquier. Le second, un ex de la
Gauche prolétarienne, journa­
liste à ses heures perdues. Ces
deux­là ont un passé commun
que l’on devine lourd. Ils se détes­
tent depuis leurs jeunes années.
Une affaire sulfureuse va réunir
les retraités : Emma est retrouvée
morte sur une plage échangiste
du Cap d’Agde (Hérault). André la
connaissait. Il décide d’enquêter
sur cette mort plus que suspecte
et d’appeler à l’aide Clovis, qui lui
sera utile pour ses talents d’inter­
rogateur perfectionnés lors de la
guerre d’Algérie. Les deux vieux
militants seront secondés par
Alexe, une jeune libertine. Cet
attelage improbable va plonger
dans l’univers amoral et sans pitié
des spéculateurs immobiliers,
prêts à tout pour engranger le
maximum.

Le facho, le bolcho


et la libertine


Front commun contre le bétonnage de la Grande Bleue?
Truculent « Coups de vieux », de Dominique Forma

Avec ce roman, Dominique
Forma, auteur entre autres de
Skeud (Fayard, 2008) et d’Albu­
querque (La Manufacture des li­
vres, 2017), livre une enquête
pleine d’humour et de dérision.
L’intrigue n’a que peu d’impor­
tance tant est truculent le duo
formé par « le facho » et « le
bolcho » et rappelle l’écriture des
films américains de type « buddy
movie », où deux héros que tout
oppose doivent coopérer. Forma a
d’ailleurs réalisé un film policier
en 2001 avec Jeff Bridges, La Loi
des armes.
Dans ce couple mal assorti, le
plus attachant reste Clovis. Eter­
nel vaincu, il est un réprouvé,
conscient de la haine et du rejet
qu’il suscite. Solitaire, il appar­
tient à un monde disparu, où
les « natios » et les « cocos » se
haïssaient. Ce qui leur donnait
une raison d’exister. Désormais,
les ennemis d’hier se rassurent
en se retrouvant côte à côte puis­
que, comme l’écrit l’auteur : « En­
tre vieux chats, ils aiment leurs
manies, car leurs manies les
rassurent. »

coups de vieux,
de Dominique Forma,
Robert Laffont,
« La bête noire »,
384 p., 20 €.

P O L A R

KYLE THOMPSON/AGENCE VU

W E S T E R N

AUTEUR D’UNE MÉMORABLE ADAPTATION de Charly 9
(Delcourt, 2013), Richard Guérineau poursuit sa transposition
en bande dessinée de l’œuvre de Jean Teulé. Dans Entrez dans
la danse (Julliard, 2018), l’écrivain relate avec humour un fait
divers historique ayant eu lieu à Strasbourg en 1518 sous la
forme d’une « épidémie de danse ». En pleine famine, une inex­
plicable sarabande avait saisi une partie de la population, au
grand dam des autorités politiques et religieuses de la ville.
On est une nouvelle fois épaté par l’aisance avec laquelle
Guérineau s’empare du texte original sans jamais le trahir.
Chez lui, tout sert la narration, pourvu qu’elle soit fluide : la
sélection des scènes retenues, l’alternance des séquences de
silence et des pages plus bavardes, le soin apporté à la reconsti­
tution historique. A l’instar du romancier, adepte d’un langage
moderne pour parler de faits anciens, le dessinateur s’amuse à
glisser des clins d’œil à l’époque actuelle, convoquant ainsi la
danse contemporaine au chevet de cette transe démoniaque,
symptôme de grande détresse. Jean Teulé, dont la carrière
littéraire a commencé dans la bande dessinée, doit savourer
l’exercice.frédéric potet
Entrez dans la danse, de Richard Guérineau,
Delcourt, 96 p., 16,50 €.

DELCOURT

Tendresse de Bukowski
Un poème sur les verrues de sa grand­mère, un autre
sur les « chiottes pour hommes », le récit en vers libres
du quotidien dans un « pavillon pour miséreux », une
ode juteuse au cunnilingus, des souvenirs de courses
hippiques ou de mémorables beuveries... Encore une
fois, rendons grâce à l’Américain Abel Debritto, le
même qui avait rassemblé les textes de Charles
Bukowski (1920­1994) portant « sur l’écriture » (Au
diable vauvert, 2017), d’avoir exhumé ces poèmes pu­
bliés initialement dans des revues confidentielles. Il
en résulte une formidable anthologie : Tempête pour
les morts et les vivants. Pas de la petite bière, des frag­
ments autobiographiques aux accents de vérité, où
résonne la verve libertaire du poète à grande gueule,
lui qui placerait « les vieux poètes ébranlés qui sirotent
du lait/ et soulèvent de la fonte/ dans les cellules de
dégrisement de l’Iowa » (Corrections d’ego, principale­
ment d’après Whitman). La vulgarité de Bukowski? A
débattre. Sa grossièreté? Incertaine. Son amour des
femmes? Infini. Son génie esthétique? Total, encensé
par Jean Genet et Henry Miller. Et la tendresse du
Vieux Dégueulasse? Trop négligée. « Les animaux
m’aiment comme si j’étais un gamin
crayonnant les bords du monde,/
les moineaux sautillent à mes côtés,/
les mouches rampent sur mes paupières/
il m’est impossible de blesser qui que ce soit
en dehors de moi (...) » m. s.
Tempête pour les morts et les vivants
(Storm for the Living and the Dead),
de Charles Bukowski, traduit de l’anglais
(Etats­Unis) par Romain Monnery,
Au diable vauvert, 352 p., 20 €.

POÉSIE


L’amour ou la raison?
Pierre quitte sa cambrousse pour la capitale.
« Admis ». La voie royale est ouverte. La prépa, le
grand lycée, la bourse... La République lui offre une
rampe de lancement. Le frère lui glisse 200 euros
comme un pari sur l’avenir, la mère a préparé les
sandwichs au pâté, le père l’imagine tutoyer les puis­
sants. Quand Olympe s’installe à côté de lui dans le
train, le déraillement approche. Dreadlocks, pieds
nus, liberté, insolence... Ses parents sont médecins.
Elle le sera un jour mais, aujourd’hui, elle a décidé de
faire une pause. Pierre la suivra­t­elle? Jo Witek aime
explorer les classes sociales (Le Domaine, Y a pas de
héros dans ma famille !, Actes Sud, 2016 et 2017). Les
références sont nombreuses (Bourdieu, Proudhon...)
mais le texte est bien davantage qu’une « étude de
cas » : ses personnages existent. Pour lutter contre la
fatalité de la
reproduction
sociale, il faut
d’abord en com­
prendre les per­
verses facettes...
Pourquoi pas en
se plongeant
dans un roman
d’amour ?
raphaële botte
Premier arrêt
avant l’avenir,
de Jo Witek, Actes
Sud junior, 224 p.,
15 €. Dès 13 ans.

JEUNESSE


SCIENCE-FICTION


L’ÉCRITUREPREND VIE
Free download pdf