Le Monde - 30.08.2019

(Barré) #1
12
| Rencontre

Vendredi 30 août 2019

0123


Laurent Binet


Laurent Binet, en 2018. BASSO CANNARSA/OPALE/LEEMAGE

jean birnbaum

E


n 2010, Laurent Binet
faisait une entrée
éclatante sur la scène
littéraire avec HHhH,
qui retraçait l’exé­
cution du chef nazi
Reinhard Heydrich par deux résis­
tants. Le jeune auteur y exposait
ses scrupules et revendiquait une
éthique du roman, impliquant
notamment le refus de transfor­
mer l’histoire et ses personnages
en matériau fictionnel. « Tout le
monde trouve ça normal, bi­
douiller la réalité pour faire mous­
ser un scénario », déplorait­il.
Neuf ans plus tard, voilà pour­
tant Binet qui s’empare de l’his­
toire pour lui imposer un autre
cours. Son nouveau roman, Civili­
zations, imagine ce que serait le
monde si Christophe Colomb
n’avait pas découvert l’Amérique,
et si les Incas avaient envahi l’Eu­
rope. Procédant ainsi, ne retom­
be­t­il pas dans le « bidouillage »
que dénonçait HHhH? Assis dans
son appartement parisien du
20 e arrondissement, l’ancien pro­
fesseur de français se récrie vi­
goureusement : « Non non non,
renverser l’histoire, ce n’est pas la
bidouiller! Ce qui me gênait avec
Les Bienveillantes, de Jonathan
Littell [Gallimard, 2006], c’est que
la fiction devenait falsification.
Moi je ne prétends pas convaincre
qui que ce soit que Colomb n’est
jamais revenu des Caraïbes... Pas
plus que, dans mon précédent ro­
man, La Septième Fonction du
langage [2015], je ne prétendais
faire croire que Roland Barthes
avait été assassiné! Ce que je de­
mande à la fiction, c’est de s’exhi­
ber comme telle. Dans Inglorious
Basterds [2009], Tarentino casse
le lien avec le réel, il invente l’as­
sassinat d’Hitler, et le plaisir vient
de là, de cet écart explicite entre la
vérité de l’histoire et ce qu’en fait
la fiction. »
Binet sait entretenir ce plaisir
de l’écart, briser la crédulité des
lecteurs. Sa méthode? Conjuguer
écriture ironique et euphorie du
pastiche. Avec Civilizations, l’es­
prit ludique est d’emblée présent,
puisque le « z » du titre fait réfé­
rence à l’univers d’un jeu vidéo,
charriant à la fois un délire de

toute­puissance (reprendre l’his­
toire à zéro) et un déferlement de
second degré : « Par définition, le
genre de l’uchronie est traversé
par l’ironie, tout le texte se trouve
déjà à un deuxième niveau par
rapport à la réalité historique »,
observe Binet, qui aime parsemer
son roman de décrochages fé­
conds, d’anachronismes tantôt
discrets (une citation de Musset
bizarrement déplacée), tantôt
loufoques (une pyramide aztè­
que dans la cour du Louvre),
autant de procédés qui permet­
tent de maintenir le lecteur
joyeusement aux aguets.
C’est d’autant plus nécessaire
que l’esprit ironique, chez Lau­
rent Binet, est indissociable
d’une virtuosité mimétique, sus­
ceptible de méduser. Dans Civili­
zations, il s’amuse avec les codes
de la saga viking, réécrit le jour­
nal de Colomb, se prend pour

Voltaire et même, à la fin, pour
Cervantès. Multipliant collages et
réminiscences, reprenant parfois
des passages entiers de telle
chronique du XVIe siècle (celle du
conquistador Bernal Diaz del Cas­
tillo), Binet colonise de vastes
territoires littéraires : « Quand
j’étais petit, confie­t­il, mon mo­
dèle était Indiana Jones, je me
voyais davantage dans l’action
que dans la contemplation. Mais
aujourd’hui, j’ai passé l’âge, j’ai les
genoux qui grincent. Et puis, j’ai
compris que l’écriture n’est pas
une chose si passive que cela... »
Au contraire, rien de plus
conquérant que la littérature.
Pour avoir lu Barthes, Laurent Bi­
net sait que tout empire digne de
ce nom est aussi un empire de si­
gnes. Civilizations en témoigne,
qui fait de la langue l’un des en­
jeux les plus décisifs de son intri­
gue, et d’une traductrice, la prin­
cesse Higuénamota, l’un de ses

personnages les plus attachants.
Si le roman mobilise les ressour­
ces de l’humour, c’est donc au
service d’une méditation mélan­
colique sur l’histoire. De même
que La Septième Fonction du lan­
gage tentait de ranimer un âge
d’or révolu, ce temps où Barthes,
Foucault et Derrida faisaient
rayonner la « french theory » à
travers les continents, Civiliza­
tions rêve d’un devenir enfoui :
« J’essaie de donner forme à une
alternative, précise Binet. Que se
serait­il passé si la mondialisation
avait été réalisée par les Incas?
Eux n’avaient pas attendu Marx
pour poser la question de la ré­
forme agraire! Leur économie
était fondée sur une planification
proto­socialiste. En même temps,
je sais bien que ce n’étaient pas des
rigolos, plutôt des staliniens avant
l’heure, qui auraient peut­être so­
viétisé l’Europe... N’empêche que
j’aurais été curieux de voir
ce que cela aurait donné.
De toute façon, je suis
convaincu que le capita­
lisme finira par avoir no­
tre peau, alors le geste de
mon roman est catharti­
que. Il réécrit l’histoire de
l’Europe à l’envers, avec un
effet miroir... »
Or un reflet inversé
demeure un reflet. Usant
du procédé des auteurs du
XVIIIe siècle qui essayaient de
mettre à nu l’Europe en posant
sur elle un regard neuf, celui de
voyageurs sardoniques venus du
bout du monde, Laurent Binet
bute sur la même difficulté. Son
héros inca, l’empereur Atahualpa,
débarque dans une Europe mi­
née par l’injustice et l’intolérance
religieuse. Il y découvre des ob­
jets inconnus, notamment des
« cannes à feu, nécessitant une
certaine poudre pour cracher le
tonnerre ». Il rencontre aussi des
hommes vêtus de robes et rasés
au sommet du crâne, qui s’entre­
tuent au nom d’« un certain Jé­
sus ». Effrayé, il leur explique
« qu’un dieu qui exige qu’on brûle
des hommes vivants, quel que
puisse être leur crime, est un dieu
mauvais ». Précurseur de Marx et
Thomas Münzer, lecteur de Ma­
chiavel et de Rabelais, Atahualpa
rejoint bientôt l’Ingénu de Vol­
taire ou le Persan de Montes­
quieu dans la galerie des person­
nages qui sont censés incarner
l’Autre, mais qui n’offrent en réa­
lité qu’une image déformée du
même, de soi. Tant et si bien que
Civilizations, qui prétend saper la
domination de l’Europe, finit par
reconduire son hégémonie.
Elevé par des parents commu­
nistes, Laurent Binet se montre
ainsi fidèle à Marx, dont l’inter­
nationalisme était structuré par
un solide eurocentrisme. Du
reste, plus on avance dans ce
livre, plus son auteur s’efforce de
montrer qu’il aurait suffi de pas
grand­chose (le cheval, le fer, les
anticorps, bref trois fois rien)

pour que les Incas prennent le
dessus, et plus s’impose le senti­
ment solide que l’histoire, telle
qu’on la connaît, relevait d’une
impérieuse nécessité. Quand on
l’interroge là­dessus, Binet mar­
tèle que, à ses yeux, « l’Europe ne
veut rien dire », qu’il ne croit ni à
la « spécificité » ni au « génie » de
ce continent, que bien d’autres
espaces auraient pu connaître le
même destin. On l’écoute, et on

songe à la boutade du philosophe
Cornelius Castoriadis, qui disait :
« La question “Est­ce que vous
n’êtes pas européocentriste ?” est
une question européocentriste.
C’est une question qui est possible
en Europe, mais je ne vois pas
quelqu’un à Téhéran demander
à l’ayatollah Khomeyni s’il est
iranocentriste ou islamocentriste.
Parce que cela va de soi. » Si la
vocation de l’Europe, c’est la

dissidence à soi ; si son identité,
c’est le refus d’une identité close
sur elle­même ; si sa dynamique,
c’est de répugner à sa propre
centralité, alors Civilizations est le
roman paradoxal de l’Europe, un
chatoyant traité de ses faiblesses
et de sa force.

Le roman mobilise
les ressources de
l’humour, au service
d’une méditation
mélancolique sur
l’histoire

« La fiction

doit s’exhiber

comme telle »

L’esprit ironique et la virtuosité mimétique de l’écrivain éclatent


dans ce renversement de l’histoire que propose « Civilizations »


EXTRAIT


« Les tondus, tout craintifs
qu’ils étaient, ne laissaient
pas d’être intrigués. Qui
étaient ces visiteurs? Ils
admiraient nos vêtements,
touchaient nos oreilles, et
se perdaient en conjec­
tures. La présence des fem­
mes les plongeait dans
une agitation extrême, et
tout particulièrement
Higuénamota, dont la
seule vue semblait les
aveugler comme le soleil,
car ils se cachaient les

yeux avec leurs mains et
détournaient la tête sur
son passage. (...) Cepen­
dant, le tondu à l’anneau,
qui était leur chef et qui
semblait plus raisonnable,
voyant qu’elle comprenait
un peu son langage, la
conduisit dans une salle
où d’autres tondus s’affai­
raient à gratter des carrés
d’étoffe noircis de petits
traits. (...) »

civilizations, p. 101­102

civilizations,
de Laurent Binet,
Grasset, 384 p., 22 €.

«On reste en apnée jusqu’au dernier
mot sans pouvoir lâcher ce roman.»
Librairie Au brouillon de culture, Caen

«Sans aucune concession.
Seule la littérature offre cette liberté.»
Librairie Le Livre en fête, Figeac

«Quelle audace pour réinventer
un bonheur qui a été confisqué.»
Librairie Martin Delbert, Agen

«Puissant, déchirant, émotions
dégoupillées, Isabelle Desesquelles
déploie ici tout son talent.»
Librairie Calligrammes, La Rochelle

© Francesca Mantovani/Opale

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