Le Monde - 30.08.2019

(Barré) #1

8 |planète VENDREDI 30 AOÛT 2019


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« Australopithecus anamensis » montre son visage


Un crâne vieux de 3,8 millions d’années permet de décrire cet homininé et interroge ses relations avec Lucy


E


n paléontologie hu­
maine, pour qu’une es­
pèce sorte vraiment de
l’anonymat, un crâne
fossile est un bonus évident. Il y a
certes de brillantes exceptions,
comme la célèbre Lucy. Mais ses
52 fragments osseux, son ancien­
neté record à l’époque de sa dé­
couverte en 1974 (plus de 3 mil­
lions d’années) et le coup de génie
d’un surnom bien plus évocateur
que l’abscons Australopithecus
afarensis ne pouvaient laisser
personne indifférent.
A l’inverse, Australopithecus
anamensis vous dit­il quelque
chose? Cette espèce a été propo­
sée en 1995 par la paléoanthropo­
logue Meave Leakey après la dé­
couverte de 21 fragments de fossi­
les sur deux sites kényans – mâ­
choire, dents, morceaux de
crâne... – datés entre 3,9 et
4,2 millions d’années. Mais rien
dans ces restes, ni dans ceux trou­
vés depuis, ne permettait de don­
ner un visage à cet homininé.
C’est désormais chose faite,
avec la publication, dans la revue
Nature, de deux études décrivant
un crâne découvert en 2016 en
Ethiopie sur le site de Woranso­
Mille par une équipe internatio­
nale dirigée par Yohannes Haile­
Selassie (Muséum d’histoire na­
turelle de Cleveland, université
d’Etat de Pennsylvanie). « Nous
travaillons depuis des années sur
ce terrain, a raconté le chef de
mission lors d’une conférence de
presse téléphonique, mardi
27 août. Le 10 février 2016, nous
avons trouvé ce crâne d’abord en
deux grands morceaux, affleu­
rant dans un terrain sédimentaire
daté de 3,8 millions d’années. »

« Face plus massive »
Des pièces supplémentaires ont
été exhumées dans la zone alen­
tour, couverte de crottes de chè­
vres sur une trentaine de centi­
mètres d’épaisseur. De l’ordure
jaillit une pépite : « C’est le pre­
mier spécimen qui nous donne un
aperçu de ce à quoi A. anamensis
ressemblait », se réjouit Yohan­
nes Haile­Selassie.
L’équipe en propose une re­
constitution éloquente : la face
aplatie, allongée, donne à MRD
(le nom de code du spécimen)
une « apparence simiesque », re­
marque le chercheur. Au fil de
l’évolution, la lignée humaine a
vu son visage perdre ce progna­
thisme – probablement à la fa­
veur de changements de régime
alimentaire, devenu plus carné,

modifiant les forces de mastica­
tion s’exerçant sur la structure
osseuse, avance­t­il.
Stephanie Melillo (Institut
Max­Planck d’anthropologie
évolutive, Leipzig), cosignataire
des travaux publiés dans Nature,
souligne aussi que « MRD se trou­
vait juste au début du processus
qui a vu la face des australopithè­
ques devenir plus massive ».
Comme toujours, le crâne pré­
sente une mosaïque de caractè­
res évoquant des espèces plus an­
ciennes et d’autres d’aspect plus
moderne. Il est doté d’une crête

sagittale, sa constitution est « ro­
buste », précisent les chercheurs.
Ses canines sont parmi les plus
grosses connues chez les pre­
miers homininés. Mais ces que­
nottes restent de taille inférieure
à celles trouvées chez les prima­
tes non humains, ce qui exclut
pour les auteurs qu’il se soit agi
d’un singe disparu.
« Ces caractéristiques suggèrent
que MRD était un mâle, en dépit de
la petite taille générale du spéci­
men », écrivent­ils, soulignant
qu’elles en font aussi un homi­
niné plus primitif qu’A. afarensis,
espèce à laquelle appartient Lucy.
La découverte de ce crâne
change en outre les relations sup­
posées entre les deux espèces : on
a longtemps supposé qu’afaren­
sis (daté entre 3,8 et 3 millions
d’années) « descendait » d’ana­
mensis (4,2 à 3,8 millions d’an­
nées), de façon linéaire. Mais la
comparaison de MRD avec un
fragment de crâne vieux de
3,9 millions d’années, BEL­
VEP­1/1, précédemment trouvé
dans l’Afar éthiopien, vient ques­

tionner cette interprétation : les
deux ossements ne correspon­
dent pas, si bien que BEL­VEP­1/
peut désormais plus sûrement
être attribué à un afarensis.
Problème : dans la mesure où il
date de 3,9 millions d’années et
que MRD a « seulement » 3,8 mil­
lions d’années, on se retrouve
avec un recouvrement de
100 000 ans entre les deux espè­
ces. L’ancêtre putatif et ses des­
cendants auraient­ils cohabité?
Cette aporie pourrait n’être
qu’apparente. Ce recouvrement
de 100 000 ans invite, selon Yves
Coppens, le codécouvreur de
Lucy, à revisiter des schémas évo­
lutifs parfois trop linéaires : « Je
ne suis pas sûr que certains ana­
mensis n’aient pas donné afaren­
sis, tandis que d’autres anamen­
sis continuaient leur route de leur
côté jusqu’à l’extinction. » L’isole­
ment des populations aurait
ainsi pu faciliter ces évolutions
déconnectées.
Ce qui ne fait désormais plus de
doute, souligne Yves Coppens,
« c’est que cela confirme l’exis­

tence d’anamensis » en tant
qu’espèce distincte : « Il s’agit
d’une pièce superbe. Ce crâne pré­
sente à la fois des caractères de
Toumaï [un fossile de 7 millions
d’années trouvé au Tchad],
comme la longueur du crâne.
Mais on trouve sur MRD aussi des
traits qui rappellent Paranthro­
pus aethiopicus, qui vient plus
tard », il y a 2,5 millions d’années.
Que cela annonce des filiations
ou pas, des convergences ou des
parallélismes dans l’évolution
reste une question ouverte, note
le paléontologue.

« Lucy marchait, mais mal »
La découverte de MRD repose
aussi la question de la place évo­
lutive de Lucy et de ses pareils
dans l’apparition du genre
Homo, dont nous sommes direc­
tement issus. Longtemps, la frêle
Ethiopienne a été présentée
comme la grand­mère de l’hu­
manité, notamment dans le
monde anglo­saxon. La contem­
poranéité partielle avec anamen­
sis et d’autres australopithèques

concurrents va affaiblir cette hy­
pothèse, déjà fragile pour nom­
bre de paléontologues.
« Lucy marchait, mais mal, alors
qu’Homo n’est plus guère grim­
peur et peut courir », rappelle
Yves Coppens. Deux espèces ont
plus sa faveur en tant qu’ancêtres
du genre Homo : « J’aime bien Ke­
nyanthropus platyops [3,5 mil­
lions d’années] et au Tchad Aus­
tralopithecus bahrelghazali
[même époque]. » « Cela donne
plus de candidats comme ancê­
tres du genre Homo », estime lui
aussi Yohannes Haile­Selassie,
qui se garde de trancher.
Mais revenons à MRD. Dans
quel environnement évoluait­il,
et comment vivait­il? L’analyse
des dents, pour préciser son ré­
gime alimentaire, n’a pas encore
été conduite. Celle des sédiments
dans lesquels il a été trouvé indi­
que la présence d’un lac, d’une ri­
vière et d’un delta.
« Le lac était légèrement salé »,
précise Florence Sylvestre (labo­
ratoire Cerege, Aix­en­Provence),
qui en a analysé les diatomées,
des algues dotées d’un squelette
de silice – et a eu la surprise d’y
trouver des espèces marines, une
présence encore inexpliquée.
L’étude des pollens révèle de son
côté la présence d’acacias et
d’autres arbres bordant ce lac et
les cours d’eau, qui l’alimentaient
de façon pérenne.
« La région était déjà aride de­
puis 12 millions d’années. Les aus­
tralopithèques étaient arborico­
les dans une région où il n’y avait
quasiment pas d’arbres, note Do­
ris Barboni, elle aussi du Cerege,
qui a conduit ces analyses paly­
nologiques. Les seuls endroits où
ils pouvaient survivre étaient ces
bords de lacs et de rivières. Ce
genre d’environnement a disparu
il y a 3 millions d’années, quand
l’aridité s’est encore accrue. Et les
australopithèques ont disparu. »
Homo prenait alors le relais, mais
c’est une autre histoire.
hervé morin

L’Europe touchée par une flambée de rougeole


Royaume­Uni, Grèce, Albanie et République tchèque ne sont plus jugées débarrassés de cette infection


« Si l’on n’arrive pas
à une couverture
vaccinale élevée
et durable, tant
les enfants que
les adultes
en pâtiront »
GÜNTER PFAFF
Commission régionale de
vérification de l’élimination
de la rougeole et de la rubéole

Reconstitution du visage de MRD, un spécimen d’« Australopithecus anamensis ». MATT CROW/CLEVELAND MUSEUM OF NATIONAL HISTORY/AFP

Où vivait le
spécimen MRD?
L’étude des
sédiments dans
lesquels on l’a
trouvé indique la
présence d’un lac,
légèrement salé

L’évolution a
fait perdre son
prognathisme au
visage de la lignée
humaine, sans
doute à la faveur
de changements
d’alimentation

C L I M AT
A New York, l’appel de
Greta Thunberg à « cesser
de détruire la nature »
Mercredi 28 août, à peine
arrivée à New York après
deux semaines de traversée
de l’Atlantique à la voile, la
jeune égérie pour le climat
Greta Thunberg a appelé
le président américain
Donald Trump à « écouter
la science » et l’humanité à
« cesser de détruire la na­
ture ». La militante suédoise
âgée de 16 ans, à l’origine de
la mobilisation d’une partie
de la jeunesse mondiale
contre le dérèglement
climatique, doit participer au
sommet spécial sur le climat
organisé par les Nations
unies le 23 septembre. Une
centaine de chefs d’Etat et de
gouvernement devraient y
assister dans le but d’accroî­
tre leurs efforts afin de
réduire leurs émissions.
L’activiste entend aussi
se rendre à la prochaine
Conférence sur le change­
ment climatique (COP25),
qui se tiendra en décembre
au Chili, sans utiliser les
transports aériens. – (AFP.)

A


u cours des six premiers
mois de 2019, 89 994 cas
de rougeole ont été re­
censés en Europe, soit plus qu’au
cours de 2018, où l’on dénom­
brait 84 462 cas. L’Organisation
mondiale de la santé (OMS) a mis
en garde, jeudi 29 août, en indi­
quant que la région Europe – qui
compte 53 Etats dans la défini­
tion de l’OMS – perd du terrain
dans les efforts visant à éliminer
cette maladie très contagieuse.
Le nombre de pays ayant éliminé
de manière durable la rougeole a
en effet régressé.
Quatre pays européens –
Royaume­Uni, Grèce, Albanie et
République tchèque – ne sont dé­
sormais plus considérés comme
débarrassés de cette infection
pour la prévention de laquelle
existe un vaccin efficace et peu
onéreux.
« La reprise de la transmission
de la rougeole est préoccupante.
Si l’on ne parvient pas à une cou­

verture vaccinale élevée et dura­
ble dans chaque communauté,
tant les enfants que les adultes en
pâtiront inutilement et pour cer­
tains auront une mort tragique »,
a averti Günter Pfaff, président
de la Commission régionale de
vérification de l’élimination de la
rougeole et de la rubéole.

« Défis »
Au cours du premier semestre,
37 décès dus à la rougeole ont été
comptabilisés dans la région Eu­
rope. En 2018, ce nombre s’élevait
à 74. L’élimination est définie
comme l’absence de transmis­
sion continue pendant douze
mois. Trente­cinq des 53 Etats de
la région Europe ont réussi à at­
teindre cet objectif. Entre le
1 er janvier 2018 et le 30 juin 2019,
49 pays des 53 de la région ont
notifié 174 000 cas et plus de
1 090 décès.
Sans surprise, les pays où la rou­
geole est éliminée possèdent une

couverture vaccinale élevée, à
l’inverse de ceux qui sont les plus
atteints. Au niveau mondial, le
taux de 95 % de vaccination de la
population est recommandé. Ce
taux devrait remonter, en dépit
de l’action de mouvements anti­
vaccins, notamment avec l’inclu­
sion du vaccin contre la rougeole
dans la liste des vaccinations
obligatoires pour les enfants,
comme c’est le cas depuis le
1 er janvier 2018 en France.
Mais le cas du Royaume­Uni,
comme les poussées de la mala­
die ailleurs dans le monde,
comme aux Etats­Unis, mon­
trent que les pays pâtissant de
systèmes de santé faibles ne sont
pas les seuls concernés. L’Europe
fait partie des régions où l’aug­
mentation du nombre de cas est
la plus importante. La maladie
est d’ailleurs considérée comme
endémique en France et dans
onze autres pays européens,
dont l’Allemagne.

Au 21 août, la France comptait
pas moins de 2 381 cas depuis le
début de l’année (contre 2 671 sur
la même période de 2018), selon
Santé publique France, qui pré­
cise que le pic épidémique est
passé et que le nombre de cas di­
minue. L’élimination est confir­
mée pour l’Autriche, le Dane­
mark, la Hongrie ou la Suisse.

Quatre foyers de contagion pré­
dominaient en Europe ces six
premiers mois de 2019 et concen­
trent 78 % des cas recensés en Eu­
rope : l’Ukraine, le Kazakhstan
(10 %), la Géorgie (4 %) et la Russie
(3 %). « Les gros efforts afin de con­
trôler cette maladie hautement
contagieuse nous ont fait faire de
grands pas vers son élimination
régionale, souligne Zsuzsanna Ja­
kab, directrice régionale de la ré­
gion Europe de l’OMS. C’est le mo­
ment et une occasion de s’attaquer
aux défis en matière de système de
santé, de déterminants sociaux et
sociétaux qui ont permis à ce virus
de persister dans cette région. »
« Je pense que c’est un signal
d’alarme pour le monde entier : il
ne suffit pas de parvenir à une cou­
verture vaccinale élevée, il faut le
faire dans chaque communauté et
dans chaque foyer », estime Kate
O’Brien, directrice du départe­
ment vaccination à l’OMS.
paul benkimoun
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