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Hommage
L’affranchie
Beloved, Paradis, Home... Au fil de ses romans
sur la condition des Noirs américains, Toni
Morrison, Prix Nobel de littérature, a bâti une
œuvre puissante, aussi intime qu’universelle.
Par Nathalie Crom
HENRY LEUTWYLER POUR TÉLÉRAMA
D
e l’histoire de la communauté noire améri-
caine, Toni Morrison (1931-2019) avait fait
son territoire romanesque. Son sujet, lui,
était plus vaste : l’humain. Car la race, esti-
mait-elle, est « une information tout à la fois
importante et insignifiante ». Que voulez-
vous dire par là, lui avions-nous un jour demandé, rencon-
trant pour la première fois, à New York, il y a une quinzaine
d’années, cette femme intimidante, au physique impérieux
et à l’intelligence profonde, morte le 5 août dernier, à l’âge
de 88 ans. La réponse fut réfléchie, précise et limpide : « La
race, c’est essentiel pour définir un individu d’un point de vue
politique et social. Mais, en même temps, c’est un critère vide,
qui n’a pas davantage de sens que le sexe ou la couleur des yeux :
la race ne dit rien de la personne que vous avez en face de vous
[...]. Certes, j’écris sur la communauté noire américaine, mais
je me sens très exactement comme un écrivain russe qui écrit
sur les Russes : ses personnages sont particuliers, puisqu’ils
sont russes, mais ce qui compte vraiment, au fond, c’est qu’ils
sont des êtres humains, et que, partageant la même expérience
humaine, le lecteur se sente lié à eux, intime avec eux. »
A la fin des années 1960, alors qu’elle approchait la qua-
rantaine et menait avec brio une double carrière d’univer-
sitaire et d’éditrice, Toni Morrison avait donc pris la plume
pour écrire son premier roman, L’Œil le plus bleu 1. Y racon-
tant le destin tragique de Pecola, une fillette noire qui rêve
d’avoir la peau blanche et les yeux clairs. « J’avais le senti-
ment d’un acte de résistance à l’histoire telle que les historiens
l’écrivaient, nous expliquait-elle à propos de cette fiction
inaugurale d’une œuvre qui en compte onze. Je me disais :
il y a des choses que la science historique oublie et sur les-
quelles on n’écrira jamais, des gens dont on ne dira jamais
l’histoire. Ainsi cette petite fille noire [...]. Même si la majorité
des gens pensent sincèrement que le racisme, la pauvreté sont
des réalités épouvantables, ils ne peuvent savoir ce que c’est
de vivre ces réalités, de les ressentir dans sa chair et son âme.
C’est là que l’artiste a un rôle à jouer. Cette enfant qui n’inté-
resse personne, je veux que le lecteur la connaisse intimement,
quelles que soient les barrières qui existent entre elle et lui,
quelles que soient les différences. »
Après L’Œil le plus bleu, il y eut notamment Sula (1973),
Le Chant de Salomon (1977), puis le déchirant Beloved
(1987), couronné par le prix Pulitzer et dont le succès in-
ternational propulsa Toni Morrison au rang d’écrivain à la
renommée planétaire. Une reconnaissance définitive-
ment entérinée par le prix Nobel de littérature, qu’elle re-
çut en 1993 — première Afro-Américaine à inscrire son
nom sur la liste des lauréats — et qui donna tant de poids
et d’aura à la parole de cette artiste et intellectuelle enga-
gée. Vinrent ensuite Paradis (1997), son plus beau livre
sans doute, puis Love (2002), Un don (2008), Home (2012),
enfin Délivrances (2015) qui demeurera donc son ultime ro-
man. Une fable sans happy end, lucide et implacable, mais
emplie de cette empathie qui faisait le ciment de toute
l’œuvre de Morrison : « L’amour, non pas au sens roman-
tique, mais ce sentiment qui consiste à se soucier de l’autre,
d’un étranger qui n’est pas vous et auquel rien ne vous lie, si
ce n’est qu’il est un être humain lui aussi, le fait de ressentir
sa souffrance et de la refuser. » •
1 Les livres de Toni Morrison sont tous parus aux éditions
Christian Bourgois, qui publieront le 3 octobre le recueil d’essais
La Source de l’amour-propre.
Télérama 3632 21 / 08 / 19