Télérama Magazine N°3632 Du 24 Août 2019

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force de se fondre dans le décor, penché sur un bu-


reau en métal plus spartiate encore que celui de ses


sténographes, Robert Noyce avait fini par devenir in-


visible. Mais le propre de n’être nulle part, c’est d’être par-


tout. Entre deux places de parking, au 844 East Charleston


Road, à Palo Alto, à quelques kilomètres de l’université de


Stanford, une plaque installée par le département des


parcs et loisirs de Californie vient rappeler l’importance


capitale du scientifique dans le développement — ou plutôt


l’explosion — de la Silicon Valley. Mort en 1990, Robert


Noyce continue de charger l’air de celle-ci, où des cohortes


d’inventeurs obsessionnels et pas toujours rassurants


conçoivent le monde de demain depuis plus d’un demi-


siècle. Leur point commun? Tous, ou presque, sont ses dis-


ciples. Selon une étude du think tank Endeavor réalisée


en 2014, 70 % des entreprises de la région sont liées à sa


propre aventure. Deux mille sociétés. Huit cent mille per-


sonnes. Une grande famille recomposée dont Bob Noyce


est le patriarche. « Le maire de la Silicon Valley », comme on


le surnommait, aura régné aussi longtemps qu’un Edouard


Herriot ou un Jacques Chaban-Delmas.


Né en 1927 à Burlington, dans le talon de l’Iowa, à quatre


heures de route de Chicago, Noyce est un enfant du Midwest.


Troisième d’une fratrie de quatre garçons, il est le fils et le pe-


tit-fils de clercs congrégationalistes, ces protestants qui ont


quitté la Nouvelle-Angleterre pour gagner le cœur des Etats-


Unis au milieu du xixe siècle et y construire des villes en


même temps qu’un modèle de société. Elève au Grinnell Col-


lege (comme un certain Gary Cooper), une faculté de renom


qui n’a pas grand-chose à envier aux prestigieux campus de


la côte est, il s’y distingue par des prédispositions naturelles


pour la physique et la natation. Brillant étudiant, athlète ac-


compli, il souffre aussi d’un syndrome classique chez les ado-


lescents qui se sentent à l’étroit : un goût immodéré pour les


conneries. En 1948, afin de satisfaire une envie de luau, ce


festin hawaïen composé notamment de cochon rôti, popu-


laire dans l’Amérique de l’après-guerre, il s’introduit sur les


terres d’un paysan du coin pour lui soustraire un porc.


Le lendemain, il retourne s’excuser auprès du fermier, mais


celui-ci avertit le shérif et saisit la justice. Il faut toute la diplo-


matie d’un de ses professeurs pour lui éviter les poursuites.


L’avenir de l’informatique tient-il à une sombre histoire


de barbecue sauvage? A son retour au Grinnell College,


après six mois d’exclusion et un stage à New York, Noyce se


prend de passion pour une toute nouvelle invention : le tran-


sistor, cet interrupteur qui permet de moduler les oscilla-


tions électriques. Grant Gale, le prof de physique qui l’a sor-


ti du pétrin, en a obtenu deux exemplaires grâce à ses bonnes


relations avec un ancien camarade de classe, John Bardeen,


futur double Prix Nobel de physique et co-inventeur dudit


transistor. A l’époque, cet assemblage d’électrodes est en-


core très loin d’être le composant essentiel de n’importe quel


appareil électronique. Au milieu des années 1950, le seul dé-


bouché qui s’offre à cette trouvaille se niche dans les radios,


qu’on en vient à appeler transistors par métonymie. Quand ☞


spécial récits


TECHNICIEN VISIoNNAIRE, CHAMPIoN


D’UN ESPRIT D ’ENTREPRISE « CooL »


MAIS DéVoRANT... MARk ZUCkERBERG?


STEVE JoBS? NoN, RoBERT NoYCE,


L’INGéNIEUR QUI A fAIT DE LA SILICoN


VALLEY LE CENTRE DU MoNDE.


Télérama 3632 21 / 08 / 19
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