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force de se fondre dans le décor, penché sur un bu-
reau en métal plus spartiate encore que celui de ses
sténographes, Robert Noyce avait fini par devenir in-
visible. Mais le propre de n’être nulle part, c’est d’être par-
tout. Entre deux places de parking, au 844 East Charleston
Road, à Palo Alto, à quelques kilomètres de l’université de
Stanford, une plaque installée par le département des
parcs et loisirs de Californie vient rappeler l’importance
capitale du scientifique dans le développement — ou plutôt
l’explosion — de la Silicon Valley. Mort en 1990, Robert
Noyce continue de charger l’air de celle-ci, où des cohortes
d’inventeurs obsessionnels et pas toujours rassurants
conçoivent le monde de demain depuis plus d’un demi-
siècle. Leur point commun? Tous, ou presque, sont ses dis-
ciples. Selon une étude du think tank Endeavor réalisée
en 2014, 70 % des entreprises de la région sont liées à sa
propre aventure. Deux mille sociétés. Huit cent mille per-
sonnes. Une grande famille recomposée dont Bob Noyce
est le patriarche. « Le maire de la Silicon Valley », comme on
le surnommait, aura régné aussi longtemps qu’un Edouard
Herriot ou un Jacques Chaban-Delmas.
Né en 1927 à Burlington, dans le talon de l’Iowa, à quatre
heures de route de Chicago, Noyce est un enfant du Midwest.
Troisième d’une fratrie de quatre garçons, il est le fils et le pe-
tit-fils de clercs congrégationalistes, ces protestants qui ont
quitté la Nouvelle-Angleterre pour gagner le cœur des Etats-
Unis au milieu du xixe siècle et y construire des villes en
même temps qu’un modèle de société. Elève au Grinnell Col-
lege (comme un certain Gary Cooper), une faculté de renom
qui n’a pas grand-chose à envier aux prestigieux campus de
la côte est, il s’y distingue par des prédispositions naturelles
pour la physique et la natation. Brillant étudiant, athlète ac-
compli, il souffre aussi d’un syndrome classique chez les ado-
lescents qui se sentent à l’étroit : un goût immodéré pour les
conneries. En 1948, afin de satisfaire une envie de luau, ce
festin hawaïen composé notamment de cochon rôti, popu-
laire dans l’Amérique de l’après-guerre, il s’introduit sur les
terres d’un paysan du coin pour lui soustraire un porc.
Le lendemain, il retourne s’excuser auprès du fermier, mais
celui-ci avertit le shérif et saisit la justice. Il faut toute la diplo-
matie d’un de ses professeurs pour lui éviter les poursuites.
L’avenir de l’informatique tient-il à une sombre histoire
de barbecue sauvage? A son retour au Grinnell College,
après six mois d’exclusion et un stage à New York, Noyce se
prend de passion pour une toute nouvelle invention : le tran-
sistor, cet interrupteur qui permet de moduler les oscilla-
tions électriques. Grant Gale, le prof de physique qui l’a sor-
ti du pétrin, en a obtenu deux exemplaires grâce à ses bonnes
relations avec un ancien camarade de classe, John Bardeen,
futur double Prix Nobel de physique et co-inventeur dudit
transistor. A l’époque, cet assemblage d’électrodes est en-
core très loin d’être le composant essentiel de n’importe quel
appareil électronique. Au milieu des années 1950, le seul dé-
bouché qui s’offre à cette trouvaille se niche dans les radios,
qu’on en vient à appeler transistors par métonymie. Quand ☞
spécial récits
TECHNICIEN VISIoNNAIRE, CHAMPIoN
D’UN ESPRIT D ’ENTREPRISE « CooL »
MAIS DéVoRANT... MARk ZUCkERBERG?
STEVE JoBS? NoN, RoBERT NoYCE,
L’INGéNIEUR QUI A fAIT DE LA SILICoN
VALLEY LE CENTRE DU MoNDE.
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