Télérama Magazine N°3632 Du 24 Août 2019

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et Hewlett-Packard, ces deux derniers travaillant sur ce que


Wolfe nomme « un nouvel appareil hautement ésotérique et co-


lossalement coûteux » : l’ordinateur. Comme elle le fera plus


tard avec Google et bien d’autres, l’université voisine de Stan-


ford incite ses étudiants à se lancer dans le grand bain de l’en-


trepreneuriat. Si l’industrie des semi-conducteurs est alors


la plus perfectionnée du monde, elle est aussi incroyable-


ment artisanale. Tout est assemblé à la main. Tom Wolfe en


fait une description éclatante de pénibilité : « Les postes de tra-


vail, où les transistors sont produits, ressemblent à des versions


ensoleillées des ateliers de confection de Chinatown à San Fran-


cisco. Ici se tiennent des rangées de femmes penchées sur leur


bureau, plissant les yeux sur leur microscope, accomplissant la


plus fastidieuse et la plus frustrante des tâches manuelles, cou-


pant des couches de silicium, prélevant de petits rectangles à


l’aide de pinces à épiler, essayant d’y attacher des fils, les faisant


tomber, fouillant le sol pour les ramasser, jurant, marmonnant,


remontant sur leur chaise, frottant leurs yeux, leurs yeux plis-


sés sur leur microscope, jusqu’à en devenir dingues. »


Mais les ingénieurs de Fairchild ont pour eux le sens du ti-


ming. Comme l’écrit le journaliste Fabien Benoit dans son


Histoire politique de la Silicon Valley 3 , « ils sont les bonnes per-


sonnes au bon endroit. Nous sommes en 1957. Les Etats-Unis


entrent dans la guerre froide. La demande de transistors s’en-


vole et, trois jours seulement avant la création de Fairchild, les


Soviétiques réussissent le lancement du satellite Spoutnik. La


course est lancée. Les programmes spatiaux et militaires récla-


ment des ordinateurs et des transistors. [...] Le “triangle de fer”


est en place. Université, entreprises, Etat. » Avec Noyce à la ma-


nœuvre, évidemment. Dans l’affrontement entre blocs, la


miniaturisation devient un enjeu national. Le premier ordi-


nateur entièrement électronique, l’Eniac, construit au sortir


de la Seconde Guerre mondiale, est un monstre de 30 mètres


de long sur 2,5 de haut et 0,9 de large, qui génère tellement


de chaleur qu’il fait 120 degrés dans la pièce où il turbine. Il


faut le rétrécir, et vite. En 1959, une nouvelle invention déci-


sive précipite le virage vers l’infiniment petit. A six mois


d’écart, deux ingénieurs inventent le circuit intégré, ce qu’on


appelle plus communément la puce électronique : plusieurs


composants rassemblés sur une petite plaque « de la taille


d’une carte à jouer », selon les mots de Wolfe. Le premier, Jack


Kilby, travaille chez Texas Instruments à Dallas, et met au


point sa trouvaille avec du germanium, un élément chimique


déjà utilisé dans l’industrie ; le second s’appelle bien sûr Ro-


bert Noyce. Son circuit en silicium est plus efficace, moins


coûteux. Une fois encore, l’homme du Midwest n’est pas le


premier, mais celui qui remporte la mise. Finis, les câbles vo-


lages et les fils rebelles, le futur s’écrit sur des puces. Fairchild


enchaîne les contrats, équipe les missiles Minuteman de l’ar-


mée. Pour les ordinateurs de bord du programme Gemini, le


premier programme spatial informatisé (entre 1961 et 1966),


la Nasa se sert des puces de Noyce.


Récit RobeRt Noyce, l’homme qui iNveNta la SilicoN v alley


il part pour le Massachusetts Institute of Technology (MIT),


le jeune Noyce se heurte à un mur d’incompréhension. Il est


trop en avance. Après avoir obtenu son doctorat de physique


en 1953, il est embauché par Philco, l’un des leaders de la pro-


duction de batteries, basé à Philadelphie. Et voilà le jeune di-


plômé engoncé dans un costume d’ingénieur électricien, lui


qui rêve d’expérimentations et de recherches alambiquées.


Après trois ans, il reçoit un appel qui va changer sa vie.


A l’autre bout du fil, William Shockley. Co-inventeur du tran-


sistor, lui aussi récompensé par le Nobel, il vient de monter


son propre laboratoire à Mountain View (qui jouxte Palo Al-


to) et propose à Noyce de le rejoindre. Le physicien de 28 ans


n’hésite pas longtemps et saute sur l’occasion de s’asseoir à


la droite de Dieu. Là-bas, une armée de doctorants en blouse


blanche fait chauffer du silicium à haute température. Ce se-


mi-conducteur, c’est-à-dire un matériau qui n’est ni complè-


tement conducteur d’électricité, ni tout à fait isolant, va pré-


cipiter le changement de nom de la vallée de Santa Clara. « La


vallée du silicium », la Silicon Valley, est officiellement née 1.


Aujourd’hui, dans un monde d’horizons logiciels sans


cesse dépassés, à l’heure de l’intelligence artificielle, il est dif-


ficile d’imaginer que l’avenir, le monde dans lequel on vit, ait


pu s’écrire en tripotant des éléments chimiques. Bien malgré


lui, c’est Shockley qui va donner l’impulsion décisive.


L’homme est un génie à l’aura magnétique, mais c’est aussi


un manager tyrannique et paranoïaque. La start-up est un


véritable panoptique, à l’intérieur duquel les employés, dont


le salaire est indiqué sur un tableau, sont invités à s’évaluer


entre eux. Un jour, convaincu qu’un de ses disciples œuvre


au sabotage de son grand projet, Shockley impose... un dé-


tecteur de mensonges. Avant qu’il ne vire complètement ra-


ciste et eugéniste (puisque tel sera son triste destin), sept de


ses ouailles décident de se mutiner dès 1957, et montent un


cabinet new-yorkais pour lever des fonds afin de financer


une nouvelle aventure. Les renégats y parviennent, mais l’ar-


gentier providentiel impose une condition : il réclame un


nouveau capitaine, un leader charismatique, ce qui devien-


dra une condition pour exister dans l’univers ultra concur-


rentiel de la Silicon Valley. Robert Noyce, qui n’avait pas en-


core quitté le navire de Shockley, se laisse convaincre.


Trente-six ans plus tard, dans son dernier article pour Es-


quire, Tom Wolfe, le pape du nouveau journalisme narratif


américain, verra toute l’importance de cette trahison origi-


nelle, qui allait nourrir l’« esprit start-up » : « Ce jour-là est né


le concept qui ferait de l’industrie des semi-conducteurs un mi-


lieu aussi sauvage que le show business : la défection. » 2


Les « huit traîtres », tels que les nomme Shockley, s’asso-


cient à une entreprise new-yorkaise, Fairchild Camera and


Instrument, pour créer une filiale californienne, Fairchild


Semiconductor. A l’époque, la Silicon Valley est plus connue


pour ses vergers que pour ses laboratoires, et on ne recense


qu’une poignée de pionniers : General Electric, IBM



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