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Ci-dessus, Robert
Noyce en 1966,
deux ans avant
qu’il ne crée
la société Intel.
Page précédente,
les « huit traîtres »
fondateurs
de Fairchild
Semiconductor,
en 1960 (au centre,
Robert Noyce).
boire et dormir Fairchild. De son édu-
cation du Midwest, Noyce a gardé une
intime conviction : afin d’accomplir sa
mission, il ne peut tolérer la présence
de syndicats. Pour s’en prémunir, il
faut transformer l’entreprise en fa-
mille, le lieu de travail en maison. Au-
jourd’hui encore, ce modèle est la
norme inscrite au frontispice de la
culture start-up, avec bras de chemise
et tutoiement facile, le burn-out en em-
buscade.
Noyce poussera le curseur encore
un peu plus loin chez Intel, qu’il co-
fonde avec Gordon Moore et Andrew
Grove en 1968. Là-bas, il invente la
carte mémoire et l’open space. L’un de
ses disciples, Ted Hoff, met au point le
premier microprocesseur, qui va per-
mettre de créer des ordinateurs por-
tables. Le « cool » californien s’accom-
pagne de séminaires d’entreprise
destinés à affermir la culture maison,
celle de l’initiative et de l’auto-disci-
pline. Noyce n’est pas seulement la fi-
gure centrale d’une révolution indus-
trielle, c’est aussi l’âme — parfois
damnée — de la Silicon Valley à venir,
diaboliquement messianique. En 2019,
les nabis de la technologie continuent
de psalmodier les mêmes homélies fu-
turistes, comme si leurs entreprises
étaient surtout des horizons spirituels.
C’est toute l’ironie de la trajectoire de
Noyce. Dans sa biographie de l’inven-
teur récidiviste 4 , l’historienne Leslie
Berlin rappelle qu’en avançant dans sa
vie il a abjuré sa foi. « Ce qui le tracassait
le plus avec les organisations religieuses,
c’est que les gens ne pensent pas, dans les
églises », écrit-elle. A de nombreux égards, il a pourtant re-
construit la congrégation de son enfance sous les abrico-
tiers du comté de Santa Clara. Et si c’était ça, finalement, la
Silicon Valley selon Robert Noyce : un culte dont les adeptes
pensent trop vite? •
1 Silicium se dit silicon en anglais.
2 « The Tinkerings of Robert Noyce », Tom Wolfe, Esquire,
décembre 1983.
3 The Valley. Une histoire politique de la Silicon Valley,
éd. Les Arènes, 2019.
4 The Man Behind the Microchip. Robert Noyce and the Invention
of Silicon Valley, éd. Oxford University Press, 2005.
En l’espace de dix ans, Fairchild devient une entreprise de
douze mille salariés, et Noyce doit apprendre à faire mieux
que son ex-mentor Shockley. Il a une obsession : ne pas re-
produire la culture d’entreprise quasi féodale de la côte Est,
sa hiérarchie sociale, ses comités exécutifs et ses codes ves-
timentaires rigides. Chez lui, le premier arrivé est le pre-
mier servi, du parking au rayon des idées. L’autonomie est
presque totale. Les salariés sont embauchés dès leur sortie
de l’université et tous sont tournés vers un seul objectif :
une transcendance commune. Plus que des hippies d’en-
treprise, ce sont des bourreaux de travail qui sortent peu et
divorcent beaucoup. Ils sont programmés pour manger,
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