Télérama Magazine N°3632 Du 24 Août 2019

(coco) #1

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plainpicture/MillenniuM/Garrod KirKwood

le rendez-vous


Je reste roi de mes chagrins


Roman


PhiliPPe Forest


Philippe Forest
(portrait page
précédente),


un auteur hanté
par une absence,
un « trou au ventre »,
qui occupe le centre


de tous ses livres.


t on aime un peu... y ... beaucoup u ... passionnément r ... pas du tout

gique à lui tout seul. Une voix qui


s’élève lors des changements de décor,


tout ensemble anonyme et incarnée.


Une voix « venue des coulisses. Descen-


dant des cintres. Montant du trou où se


dissimule le souffleur. A moins qu’elle


n’appartienne au pauvre petit figurant


qu’on a placé sur un coin de la scène. Dé-


pourvu de nom, privé de rôle... » A peine


un personnage, mais un « homme qui


parle pour tous les autres », et déchiffre


sa propre histoire au miroir du face-à-


face qui se joue sur la scène. Un écri-


vain aussi, convaincu depuis long-


temps « qu’un roman ne saurait être


complet s’il ne s’interroge sur le geste


même qui le rend possible et dont il naît »,


et qui ici réfléchit à haute voix sur les


confluences entre la réalité et le monde


des ombres, sur le chagrin et le temps,


la mémoire et l’oubli, sur l’universalité


des destins et des histoires — et l’im-


puissance de celles-ci à consoler.


Successivement dans le salon et le


jardin de Chartwell, la résidence pri-


vée de Churchill, puis dans le hall


d’honneur de Westminster et dans la


bibliothèque de Chequers Court, à la


faveur des longues séances de pose et


de la cérémonie qui s’ensuit, l’homme


d’Etat vieillissant et l’artiste circons-


pect parlent. De la guerre, de l’histoire,


de l’Empire déliquescent, de la gloire


u


Les biographes de Winston Churchill


(1874-1965) racontent qu’un jour il


s’empara d’un pinceau pour retoucher


le tableau qui ornait la bibliothèque de


Chequers Court, la résidence d’été des


Premiers ministres britanniques. La


toile en question, Le Lion et la Souris,


était signée Rubens, quoique sans


doute réalisée à quatre mains avec le


peintre animalier Frans Snyders. Les


deux artistes flamands en avaient tiré


le motif d’un conte d’Esope, le fabu-


liste de la Grèce classique, ultérieure-


ment repris notamment par Clément


Marot et Jean de La Fontaine. Churchill


intervint sur le tableau pour souligner


la silhouette du rongeur, qu’il jugeait


trop discrète, trop seconde. Son geste,


a priori présomptueux et sacrilège,


n’était-il pas au fond, plus simplement,


une façon de s’emparer à son tour du


conte millénaire, pour en livrer sa


propre vision, sa variante? Car, après


tout, « toutes les histoires du monde


traînent à terre. Elles ne sont la proprié-


té de personne. N’importe qui s’en em-


pare comme il le souhaite. Il en fait ce


qu’il veut. Sans qu’il ait de comptes à


rendre à quiconque. Sinon à lui-même.


Insoucieux de leur sens, il leur donne le


tour, indigne ou glorieux, qui lui plaît. Il


les transforme en un conte curieux dont


il croit qu’il lui appartient. Ne réalisant


pas que chacune est le bien de tous. Au-


cune n’échappe à la règle. Car il n’est pas


d’histoire qui soit celle d’un seul. Pas


même la sienne », écrit Philippe Forest


au seuil de Je reste roi de mes chagrins.


Churchill en est l’un des deux ac-


teurs principaux. Celui qui lui donne la


réplique est un peintre, Graham Su-


therland (1903-1980), officiellement


chargé en 1954 de réaliser le portrait du


Premier ministre désormais affaibli et


malade — le tableau doit lui être remis


à l’automne, en grande pompe, lors


d’une cérémonie organisée pour ses


80 ans. Inspiré peut-être par Rubens 1


et le baroque, assurément par Shake-


speare, ses spectres et ses sortilèges,


Philippe Forest donne au dialogue des


deux hommes la forme d’une repré-


sentation théâtrale. Une tragédie en


quatre actes entre lesquels il intervient,


Prologue ou Intermède, chœur tra-


Télérama 3632 21 / 08 / 19
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